Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/v12revuedeparis1840brux
REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS,
EDITION AUGMENTEE
DES PRINCIPAUX ARTICLES
DE LA REVUE PARISIENNE.
TOME DOUZIEME.
DECEMBRE 1840.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
AD. WAHI.E3 ET COMPAGNIE.
1840
Uff[
LA CEINTURE
DE LA MARIÉE.
(i)
Vnc circonslance assez puérile me fil croire un instant que
j'en avais fini avec mon amour. Plus las, plus désespéré que de
coutume , j'étais assis dans le jardin à ma place favorite, déplo-
rant amèrement la témérité qui m'avait engagé dans l'impasse
où je me trouvais acculé, et me reprochant la faiblesse qui
m'empêchait de retourner sur mes pas. Dans la préoccupation
de mes pensées , j'avais saisi et je roulais entre mes doigts la
feuille de papier blanc avec laquelle Golhie tapissait l'intérieur
de chacune des corbeilles où elle disposait les pâtisseries qui
lui étaient demandées par les visiteurs. Je ne sais depuis com-
bien de temps j'amusais mes doigts autour de ce papier , lors-
qu'une ligne d'écriture vint frapper mes yeux ; je déroulai la
feuille, et je découvris une phrase datée et signée du nom de
Golhie. C'était une de ces phrases comme il nous est arrivée à
tous d'en écrire par oisiveté sur nos livres du collège, sans au-
tre but que de consigner le souvenir de la disposition d'esprit
où nous nous trouvions en les écrivant : aujourd'hui, tel jour,
à telle heure, je ennuie fort; ou bien aussi : ;' ends telle
chose avec impatience , etc. , etc. Golhie , dans i.n de ces mo-
(l) Voyez (oir.c XI, page 292.
12 1
6 REVUE DE PARIS.
monts d'enfantillage, en avait écrit une semblable, puis, par
inadvertance sans doute , un jour où la même feuille de papier
lui était revenue sous la main , elle l'avait fait servir à la déco-
ration d'une de ses corbeilles.
Quand Dieu créa la beauté, dans le nombre des caractères
de perfection qu'il voulut lui donner . il en omit un que le raf-
finement de nos mœurs civilisées y a ajouté. Aux yeux de Dieu
son auteur, et aux yeux de l'homme qui ne l'apprécie que par
comparaison avec le type idéal qu'il porte dans son imagination
et dans son cœur, la beauté d'une femme est accomplie et son
ascendant irrésistible, quand il ne lui manque rien de ce qui
constitue essentiellement ce type intérieur plus ou moins poé-
tique , selon les gens , mais naturel. Aux yeux de l'homme bien
élevé, qui la juge par surcroît en vertu des convenances socia-
les et des idées qu'il doit à l'éducation , il manque encore à la
femme la plus belle . si elle n'a que sa beauté, une chose capi-
tale, que ni Dieu ni la nature ne peuvent donner, et que je ne
vais pas nommer sans quelque embarras : c'est l'orthographe.
J'en demande pardon pour Gothie , mais il y avait cette tache
déplorable dans le prisme de sa beauté. Il ne lui eût rien man-
qué pour être la reine des anges ; parmi les hommes , elle des-
cendait par ce côté au niveau d'une femme de chambre. Cette
seule idée avait de quoi dissiper bien des enchantements. De
ces hauteurs poétiques, où l'objet aimé se transfigure et rayonne
d'un éclat surhumain , j'étais précipité dans la plus plate des
réalités introduites par les classifications sociales. Du septième
ciel je retombais à cet étage inférieur de notre monde où se
trouve relégué tout ce que nous nommons commun, vulgaire et
bas. 0 sacrilège ! je me réjouissais d'avoir trouvé cette repous-
sante et factice imperfection créée parles usages des hommes,
dans ce parfait ouvrage créé par Dieu. Je crus mon amour
extirpé. J'emportai avec moi la précieuse faute d'orthographe
comme un lalisma'n fait pour me garantir des séductions qui
m'avaient jusque-là trouvé sans défense. Chemin faisant, je
relisais la bienheureuse phrase ; j'y constatais le signe délateur
d'une ignorance choquante et d'une éducation plus que négligée.
Je renouvelais à chaque instant l'épreuve , comme si j'avais eu
peur que, dans l'intervalle d'une lecture à l'autre, le bienfait
en fût dissipé j mais , quoique troublé et distrait par les passants,
REVUE DE PARIS. 7
à chaque renouvellement je retrouvais dans mon cœur la même
satisfaction. Ma bonne joie m'était fidèle. Rentré chez moi , j'en
voulus jouir encore à loisir avec le bien-être et la sécurité que
donne la solitude. Je déroulai la magique feuille de papier;
mais cette fois . en la dépliant . mes doigts appesantis hésitaient
comme si j'allais commettre une profanation ou provoquer un
malheur. Je persistais néanmoins à me féliciter de la victoire
que je venais de remporter sur moi-même. Mais à peine l'in-
strument et le trophée de celte victoire, étalé sur ma table ,
en eut-il , pour la centième fois, présenté à mes yeux le gage
irrécusable, qu'un retour brusque et plus fort que moi em-
porta toute cette ivresse du triomphe, et je ne sus que fondre
en larmes. « Malheureux ! de quoi vais-je ainsi me réjouir, et
quai-je g;}gné à cette belle victoire ? J'ai empoisonné dans sa
racine la plus sainte des adorations que de nobles enthousias-
mes aient pu Caire naître dans mon cœur ; j'ai pollué une image
resplendissante de pureté, de beauté, flétri une fleur qui parfu-
mait mon ân/e, brisé un ressort qui relevait. J'ai jeté sur le
plus parfait ensemble de ehoses que Dieu ail faites pour remuer
les entrailles de l'homme la bave d'un sot préjugé social , et ,
d'un objet de culte, j'ai fait , en le couvrant des souillures tirées
de ma propre imagination, un objet de dégoût. Oh ! le grand
sujet de joie et le glorieux ouvrage ! le rare bonheur pour moi
d'avoir appris à rougir d'un amour qui était l'honneur et l'or-
gueil de ma vie ! le noble succès d'avoir fait honte à mon cœur
de ses plus sublimes entraînements 1 Et pourquoi donc me suis-
je ainsi abaissé moi-même ? à qm-l intérêt jaioux et si respecta-
ble ai-je fait le sacrifice de mes plus chères affections et de
mes plus précieuses facultés ? ô mon Dieu , pardonnez-moi ! à
la religion de l'orthographe ! »
Ainsi voilà une jeune tille à laquelle je ne connais pas d'é-
gale , une âme d'élite dans un corps éblouissant de grâces,
quelque chose d'accompli que ma raison admirerait encore si
le Ciel ne m'avait pas mis là de quoi lui rendre le seul hom-
mage qu'il lui ail destiné, et parce qu'elle n'a pas comme moi
ce rare mérite qu'elle peut acheter comme moi du dernier sot à
férule qui règne sur les bancs, d'une école, je me sens humilié
du tribut que mon cœur, t'ait pour aimer, paye à l'assemblage de
tant de dons exquis . faits poui être aimés. O misérable vanité !
8 REVUE DE PARIS.
ô stupide vénération des préventions de caste et des idées re-
çues ! ô brutal assujettissement d'une âme basse et servile !
«on , certes, je n'aurai pas cette lâcheté.
Ce qui m'humiliait désormais, c'était l'injure dont je venais
de me rendre coupable envers Gothie. Quoique celle-ci n'en eût
pas connaissance, il n'était pas d'effort héroïque que je n'eusse
tenté pour l'expier et pour témoigner de la confusion que j'en
ressentais. Chaque jour je montais auprès d'elle, poursuivi par
l'idée de mon indignité, et, ne trouvant aucun moyen de m'y
soustraire , j'errais de place en place , recherchant les coins les
plus solitaires, étendant les bras comme un homme qui sup-
plie, et m'agenouillant souvent devant l'ombre de Gothie, que
je voyais sans cesse à côté de moi , pour implorer mon pardon.
Quand elle se présentait elle-même en réalité, mes regards
élevés vers elle lui demandaient grâce, et les siens , à travers
un léger trouble causé par l'élonnement, laissaient arriver
jusqu'à moi une ineffable expression de mansuétude et d'intérêt.
Parfois c'était pour moi un chagrin et une irritation de plus ,
car je me persuadais qu'elle devait me croire fou , et que c'était
â celle idée que j'étais redevable des marques de bienveillance
compatissante qu'elle m'accordait, sans que je pusse autrement
m'expliquer comment je l'avais méritée.
Un soir , l'imagination frappée outre mesure de ces rêveries
tristes, et travaillé par d'inexprimables angoisses, j'étais en
proie à de vagues terreurs sans objet distinct, ou plutôt qui
trouvaient leur objet dans toutes mes pensées. Mon corps ne
pouvait se fixer à aucune place, mon esprit sur aucune idée j
car à chaque idée contre laquelle j'allais me heurter, il me
semblait que je mettais le pied sur le buisson d'épines qui m'a-
vait déjà tout meurtri. Par surcroît, Gothie me paraissait plus
attendrie sur moi ce jour-là que les autres , et l'homme aux
baisers , que je n'avais pas vu depuis la scène du jardin , venait
de se remontrer. Je ne savais où fuir; je ne le pouvais pas. Et
d'ailleurs , à quoi bon fuir ? mon ennemi n'était-il pas en moi ?
Las d'errer de roche en roche et de massif en massif, je m'étais
assis à l'extrémité d'une pointe que forme le rocher en s'avan-
çant, comme l'arceau dépareillé d'une ogive en ruines, au-
dessus du chemin qui serpentait en bas. Je ne saurais dire si
j'étais venu là par choix ou par hasard, mais à coup sûr je
REVUE DE PARIS. 9
n'aurais su (rouver mieuK pour nie garantir de la vue impor-
tune des curieux , car jamais peut-être aucun autre pied que le
mien n'avait osé s'aventurer en cet endroit. J'étais donc seul,
bien seul, invisible, introuvable, assis sur une lame du roc,
les coudes appuyés sur les genoux , ma tête reposant dans mes
mains , et le vide au-desscus de moi. La nuit me couvrait d'om-
bres et de rosée, et les tildes vapeurs qu'exhalait la rivière
montaient jusqu'à moi toutes chargées d'arômes marécageux.
Mon œil plongeait dans cet abîme qui s'ouvrait sous moi, et
dont l'obscurité me cachait le fond ; ma pensée , dans cet autre
abîme de mon cœur, plus sombre et plus profond , où tourbil-
lonnaient tant de visions prises de vertige. J'aurais pu rester là
longtemps: ce précipice à côté de moi, le danger, la nuit , le
frais, l'impression douce et pénétrante en même temps des
senteurs marines, tout cela me faisait du bien. Et puis celle
solitude et ce silence ! Un rideau de nuages qui achevait de se
replier vers l'horizon laissait traîner encore ses derniers lés
dans le haut du ciel. Bientôt ils eurent disparu avec le reste, et
je vis l'image de la lune sortir tout à coup du fond des eaux.
Pendant quelque temps mon œil se laissa machinalement en-
chaîner par cet objet; mais je ne lardai pas à voir dans celle
face impassible, qui demeurait imperturbablement fixée sur
moi, un témoin importun donl la sérénité , qui semblait insulter
à mes propres agitations, me rendit bien vite la présence in-
supportable. C'était un véritable malaise , et , bien que j'en sen-
tisse le ridicule , je me violentais en vain pour en triompher.
Cette aversion alla si loin que, n'en pouvant écarter l'objet , je
dus lui abandonner la place; mais au préalable, cédant à un
mouvement de dépit puéril, je me donnai le plaisir de ramasser
un caillou et de le lancer sur ce masque insolent; il vola en
éclats avec les éclaboussures de l'eau qui rejaillit sur elle-même;
puis je tournai le dos promptement , et m'enfuis bien loin, afin
de ne pas le voir se refaire peu à peu, et reprendre son calme
outrageux comme pour narguer ma solte et impuissante vi-
vacité.
Cette bourrasque décolère tomba bien vite, et fut corrigée
aussitôt par un sentiment de dégoût pour moi-même. Je n'avais
pas besoin de ce surcroit. Toutes les puissances de la nature
étaient-elles donc désormais conjurées contre moi ? Je ne me
1.
10 REVUE DE PARIS.
sentais pas la force de soutenir la lutte contre tant d'ennemis à
la fois, et ces chimères superstitieuses qui me traversaient
l'esprit achevèrent de m'accahler. De guerre lasse, l'instinct de
la défense et delà conservation m'avait abandonné. Réduit an
seul courage d'une résignation passive , je me laissai tomber la
face contre terre, sans force et sans mouvement; mes deux
bras traînaient à mes côtés, ma tête reposait sur le sol nu,
mais mon corps et mon esprit avaient également perdu le sen-
timent de la réalité : le passé , le présent , l'avenir, j'avais tout
oublié. Dans cette espèce d'anéantissement total , une seule
chose survivait , obscure, indéfinie, lointaine, mais vivace , et
me donnait encore conscience de moi-même, sans toutefois me
rattacher à rien de déterminé en dehors de moi : j'aimais !
Il y avait peut-être une heure, ou deux, ou trois que j'étais
enseveli dans cette slupeur, et sans doute la sensibilité nerveuse
commençait à me revenir, lorsqu'une légère et rapide , mais
distincte sensation de chaleur, éveillée sur un point de la peau,
dans le creux de ma main glacée par le froid de la nuit et par
le contact de la terre humide, y produisit un petit tressaille-
ment involontaire. Je remuai la tète comme u;i homme qui s'é-
veille , et , dans ce changement d'altitude, j'aperçus une femme
agenouillé^ auprès de moi , les mains jointes et retombant sur
les genoux, la tête affaissée sur la poitrine. Était-ce encore une
vision? Nous étions plongés dans l'ombre; mais à quelques pas
de là, la clarté de la lune emplissait librement l'espace, et les
plus beaux contours que puissent dessiner les formes du corps
humain fléchissant avec piété sous le poids de la douleur et de
l'abattement , se détachaient avec un admirable effet sur ce fond
lumineux. Il n'y avait pas à s'y méprendre.
— Gothie! vous ici! m'écriai-je en me relevant en sursaut
pour me trouver moi-même à genoux devant elle.
Elle ne me répondit point ; elle ne tressaillit point à celte
brusque interpellation ; elle ne décela par aucun mouvement
l'effet du saisissement, de la surprise ou même de la joie. Elle
passa ses deux bras autour de mon cou , sa tète tomba sur mon
épaule , et elle se laissa couler sur moi de tout son poids. Je la
retins en l'embrassant étroitement.
Cette tête ravissante qui fléchissait là , tout contre la mienne,
et qu'il ne tenait qu'à moi d'amener plus près encore , ce souffle
REVUE DE PARIS. 11
qui se mêlait au mien comme une flamme dévorante et le rendajt
tout haletant, ce saug dont la chaleur pénétrait mes chairs
qu'elle faisait frissonner , celte poitrine virginale que je croyais
sentir entrer dans la mienne, les formes exquises de ce buste
qui se moulaient dans mes mains, toutes ces impressions si nou-
velles pour moi, si inouïes, si incroyables, si imprévues, m'eussent
rendu r'ou , si , dans un pareil moment, j'avais pu être occupé
dautre chose que de ce corps défaillant qui se mourait entre
mes bras. J'assis doucement Goihie sur la mousse, je mis un
genou eu terre, je fis de l'autre un appui pour ses épaules, et
mon bras passé autour de son cou soutenait amoureusement sa
tête renversée vers le ciel. Un rayon de la lune tamisé par le
feuillage tombait à plomb sur ce beau visage, que mes regards
couvaient avec une inquiétude passionnée. A l'angle de ses
paupières fermées je voyais scintiller deux perles humides ar-
rêtées dans les cils. Elles réveillaient dans ma main brûlante
l'impression de celle qui y était tombée. Je commençai alors à
entrevoir, mais à entrevoir seulement ce qui venait de se passer,
et encore repoussais-je de toutes les forces de ma raison les con-
jectures qui venaient flotter à l'horizon de mes pensées. J'aurais
donné ma vie pour les boire avec un baiser, ces larmes dont
j'étais la cause peut-être 5 mais , au prix de cette même vie, je
n'eusse pas voulu attenter, par l'acte le plus inoffensif, sur le
saint abandon que me faisait d'elle-même une chasteté qui se
livrait à ma merci sans autre sauve-garde que le peu de pré-
cautions qu'elle avait prises contre moi et i'impuissance où elle
était de se défendre.
Goihie ne tarda pas à reprendre ses sens; son évanouisse-
ment n'était pas complet. C'était une courte faiblesse, occa-
sionnée par le brusque passage d'une angoisse mortelle à un
bonheur suprême et inespéré. Dans cet état , elle conservait sans
doute le seuliment de ce que j'étais , de ce que je faisais , de ce
que j'éprouvais pour elle, car une de ses mains, ayant par
hasard touché la mienne , la retint par une douce pression ,
comme pour ro'exprimer sa reconnaissance. Quand elle eut re-
pris la parole :
— Je vous avais cru mort , DM dit-elle. 0 mon Dieu ! vous
souffrez donc bien ?
— Ne pailons pas de nies souffrances; je suis un insensé.
12 REVUE DE PARIS.
j'ai mérité mon sort. Parlons des vôtres , Golhie , car qui mieux
que vous méritait d'ignorer ce que c'est que souffrir.
— Je ne souffre pas , reprit-elle avec une ingénuité adorable ;
je suis heureuse.
C'étaient les premières paroles que nous échangions ensemble.
Gothie , depuis qu'elle me voyait , n'avait pas encore entendu
le son de ma voix. Quant à moi , que ce fût illusion ou réalité ,
je lui trouvais en ce moment une voix nouvelle et que je n'avais
pas encore entendue. J'entrais , par les dernières péripéties de
cette soirée, par cet entretien si imprévu qui prenait un tour
de confiance et d'effusion bien plus imprévu encore, j'entrais
dans une sphère inconnue de relations et de sentiments où je
n'avais plus la mesure d'aucune chose , à commencer par moi-
même.
— Heureuse ! ra'écriai-je en répétant le dernier mot qu'elle
avait prononcé. Mais ces larmes ! mais cette défaillance ! 0 Go-
thie ! si vous avez quelque pitié, ménagez ma raison. Elle a, de-
puis peu de temps , été ébranlée par tant de secousses , elle a
reçu tant de démentis sur les choses les plus contradictoires,
que toutes ses notions en sont confondues. Entre le réel et le
fantastique, je ne suis plus sûr de démêler la réalité. Ne com-
pliquez pas le chaos autour de moi , redressez les voies de mon
esprit ; ramenez-moi dans le chemin de la vérité et de la lu-
mière. Je croirai tout ce que vous m'aurez affirmé ; j'aimerai
tout ce que vous me direz d'aimer. Vous devez être la bonté
et la sagesse, puisque vous êtes la beauté.
L'exaltation et le découragement qui se partageaient mon
âme se peignaient également dans ces paroles. Gothie me con-
sidéra un instant, comme pour s'assurer s'il n'y avait pas réel-
lement dans mes idées plus de dérangement encore que je n'en
avais accusé. Ne trouvant dans mes yeux que l'expression d'une
tendresse profonde et attristée , elle me répéta à demi-voix , avec
un accent particulier qui sortait du fond de son cœur, et en
l'appuyant de son plus doux sourire :
— Oui, je suis heureuse. Mais vous! mais vous! Répondez-
moi , car il y a une éternité que je vous vois souffrant et que je
souffre de vous voir ainsi. Ne voudrez-vous pas en retour être
heureux après moi , pour moi , avec moi ?
— Ne me parlez pas encore de bonheur, Golhie, vous me feriez
REVUE DE PARIS. -13
croire que je rêve toujours. S'il est vrai que vous daigniez vous
intéresser à moi , mon bonheur est si grand que je n'ose y croire.
Non, décidément non , je n'y crois pas ; je ne crois qu'à votre
bonté. Quant à mon bonheur, il tournerait en chimère encore.
Cessez de me tenter ; votre bonté ne saurait que me faire du
mal.
— Vous ne sentez donc pas combien vous-même vous me
faites de mal à vous voir en cet élat , sombre , farouche , agité ,
concentré? Qu'avez-vous? Dites-le-moi, je veux le savoir; j'en
ai peut-être le droit, maintenant que Croyez-vous que je
sois tout à fait sans blâme de me trouver ici? Mais Dieu a vu
dans le fond de mon cœur. Combien de fois déjà j'ai été sur le
point de hâter le moment de vous interroger? Le besoin m'en
venait rien qu'à vous voir ; mais , rien qu'à vous voir aussi , qui
l'eût osé?
— 0 Gothie ! combien de fois moi-même j'ai été sur le point
de jeter à vos pieds l'aveu de mes tortures.
— Que ne le faisiez-vous? répondit-elle héroïquement.
— Gothie , il y a à cela bien des raisons. Les unes, vous ne
sauriez les comprendre; je ne puis les comprendre moi-même ,
encore moins les rendre intelligibles pour une âme saine,
calme , limpide comme la vôtre , abritée par une vie simple et
unie comme celle que le Ciel et votre innocence vous ont faite ;
les autres , il ne m'est pas permis de vous les dire.
— Vous êtes bien obstiné et bien affligeant. Il a fallu que je
vous trouvasse mourant pour «blenir de vous une parole. Que
faudra-t-il pour que j'obtienne que vous consentiez à ne plus
vous torturer vous-même?
— Gothie, c'est l'orgueil qui m'a perdu. J'ai beaucoup à ex-
pier envers vous; j'ai besoin de m'humilier devant vous. Mon
bonheur autrefois était de me croire grand, plus grand qu'il
n'est permis ; mon bonheur à présent est de sentir auprès de
vous combien je suis petit, misérable, indigne. Laissez-moi
m'épurer , me régénérer dans ce sentiment, et, tant que ma
conscience satisfaite ne m'aura pas absous , n'espérez rien de
moi.
— Combien faut-il que vous soyez égaré pour parler ainsi ?
N'est-ce pas moi, au contraire , qui suis petite et misérable au-
près de vous? Aucun de ces jeunes gens que vous avez vus ici
14 REVUE DE PARIS;
n'avait su me le faire comprendre. Je me croyais et je me crois
encore leur égale. Jamais leur vue n'a rien ajouté à ce que je
savais déjà tfu monde et de moi. Mais vous, i! m'a suffi de lire
une fois dans vos yeux pour que toute mon ignorance ;ne fût
révélée. Vous ressembliez si peu à tout ce que je connaissais!
votre seule vue m'apprit combien de choses me manquaient!
Elle me donna honte de moi-même et de L'insouciance où
j'avais vécu jusqu'alors; mais elle ne m'apprit pas par où je
péchais , ni par où je devais commencer à me réformer, ni pur
quel moyen...
— Pauvre Golhie ! quelle angélique simplicité! Gardez vous
bien de vouloir rien changer en vous ; gardez- voua bien surtout
de me rien demander à moi , car ce n'est pas moi qui ai quelque
chose à vous apprendre. Voyez ce que je suis.
— Vous êtes désolant en effet.
— Dites désolé. Vous l'avez vu ce soir. Mais quelle protection
de la Providence a pu vous amener près de moi?
— Vous le demandez ! je vous avais vu entrer plus agité que
de coutume, puis vous vous étiez enfoncé dans le clos, où je
m'aperçus bientôt que vous aviez disparu. J'avais pourtant ia
certitude que vous n'en éliez pas sorti. A la nuit close, com-
mençant à redouter quelque malheur, je me tins aux aguets
pour m'assurer que vous ne sortiriez pas à mon insu. Il fallait
bien, d'ailleurs . que quelqu'un fût là pour vous ouvrir la porte
de sortie si vous tardiez encore. Notre monde s'écoula. Ma mère ,
à son heure accoutumée , monta dans sa chambre à coucher en
medemandant pourquoi je prolongeais aujourd'hui celte veillée.
J'élouffai sa question avec un baiser, et je ne lui répondis pas.
Cela fut plus prompt que ma volonté , car j'aurais pu et dû lui
dire la vérité. Mais , quand il me revint que je n'avais rien à lui
cacher, il était trop lard. Je m'assis sur le banc de pierre qui
garde la porte, comme pour jouir de la beauté de la soirée,
écoutant, regardant, ne voyant et n'entendant rien. Enfin, ne
sachant comment expliquer cette disparition si prolongée , as-
siégée de terreurs irrésistibles, et n y tenant plus, je me misa par-
courir le jardin. J'en connais tous les recoins, tous les aspects de
jour et de nuit m'en sont familiers , je n'ai point de faiblesses
pusillanimes, et pourtant ce soir, à chaque détour , à chaque
arbre, à chaque ombre qui se projetait devant moi. j'avais peur.
RENTE DE PARIS. 15
J'avançai:- cependant; les autres craintes que j'avais me tenaient
lieu de courage contre celle-là. Enfin je vous découvre; mais
dans que! état, mon Dieu ! Je voulu courir pour chercher du se-
cours, je ne pouvais marcher; je voulus appeler, je ne trouvai
plus de voix ; je ne pus que tourner à genoux en nous recom-
mandant à Dieu , en priant...
— Et en pleurant, Gothie , car vous pleuriez, lui dis je en
me jetant à ses genoux et en baisant le bout de ses pieds.
J'eusse mieux fait, oui , j'eusse mieux fait de prendre un
baiser coupable sur sa bouche quand je pouvais le faire sans
qu'elle le sentît; car ce mouvement , qui partait du cœur, se
communiqua au sien , et en fit déborder toute la tendresse qui
s'y était amassée depuis longtemps , et que le récit de ce qu'elle
venait de faire pour moi avait dangereusement remuée.
— Eh bien ! oui , je pleurais , et ce n'était pas la première
fois. Voi!à donc à quoi vous réduisez ceux qui vous aiment!
me dit-elle en amenant sur ses genoux ma tèle, qu'elle avait
prise entre ses deux mains, et en l'enveloppant d'un regard où
le sourire du bonheur présent nageait dans deux grosses larmes.
— Ceux qui m'aiment ! Et qui donc peut m'aimer ici? m'é-
criai-je en me relevant en sursaut comme un homme sur qui on
viendrait a l'improvisle de jeter du feu.
— Ne le voyez -vous pas ? et n'en ai-je pas fait assez?
— Vous m'aimez ! vous ! toi !
— Moi ! dit-elle en se levant aussi , les yeux baissés et avec
une candeur qui donnait de l'assurance à sa voix et une rare
noblesse à son maintien.
— Elle m'aime !... Mais non , vous vous trompez ! non , cela
n'est pas possible!... Vous m'aimer !... Moi, moi, être aimé de
Gothie! Ah! vraiment non , vous n'y pensez pas! Rentrez en vous-
même , ne craignez pas de m'affliger en me retirant un bonheur
qui n'est pas fait pour moi , et sur lequel ma pensée n'a jamais
eu la témérité de se poser un instant. N'est-ce pas que cela n'est
pas vrai?
Pour toute réponse , elle se mit à verser un torrent de larmes.
Peul-êlre était ce un retour quesa pudeur souffrante faisait sur
l'aveu qui venait de lui échapper, peut-être était-ce sa dignité
ou son amour froissé par l'accueil que cet aveu avait reçu.
Quant à moi . rien ne peut rendre l'étal où je me trouvais. Les
16 REVUE DE PARIS.
ardeurs volcaniques de la puberlé s'attisaient alors clu* moi de
toutes les ignorances fécondes en rêveries féeriques , et de toutes
les curiosités avides et timides en même temps de la virginité.
Aucune de mes sensations n'était encore déflorée , et je ne con-
naissais des choses que ce que m'en montrait l'imagination. Être
aimé me semblait un bonheur de l'autre monde. Je ne le re-
gardais pas comme possible, ni comme supportable dans celui-ci.
Loin de le désirer, de le poursuivre, je me contentais de le
goûter en esprit ; et , à vrai dire , il me paraissait tellement sur-
passer les forces humaines , que je m'en accommodais mieux à
distance et comme point de perspective transmondaine que
comme d'une éventualité toujours pendante sur moi. Pris au dé-
pourvu par la brusque irruption que l'objet de ce rêve lointain
venait de faire dans la réalité , j'étais demeuré étourdi sous le
coup. La terre vacillait sous mes pieds, les arbres tournaient au-
tour de moi ; une sueur froide baignait mon front et mes reinsj
ma langue aride cherchait en vain à s'humecter contre mon pa-
lais aussi aride qu'elle ; mon sang bourdonnait dans mes oreilles
qui tintaient; je me sentais tout pâle et près de défaillir. Je me
rattrapai, pour ainsi dire, auxlarmes deGothie, qui me parurent
être une rétractation du mot qu'elle avait prononcé, et rendu à
la vie par cette pensée que je me hâtai de saisir , j'oubliai mes
peines pour courir aux siennes.
— Non , Gothie , non, vous n'avez rien dit; reprenez-le,
ce mol; je l'ai déjù oublié , je ne l'ai pas entendu. Je savais
bien que cela n'était pas, je n'y croyais pas, je n'en veux
pas!
Elle s'obstinait à ne me point répondre et à ensevelir dans ses
deux mains son visage inondé de larmes. Ce silence me tenait
suspendu entre deux espoirs qui étaient aussi deux craintes,
car, si je ne me sentais pas la force de supporter le bonheur
d'être aimé , je ne me sentais pas non plus le courage d'y re-
noncer, maintenant surtout que, remis de mon premier émoi,
j'en avais supporté le plus rude assaut. J'étais comme le soldat
novice après son premier feu , lorsqu'il en est sorti vainqueur
et sain et sauf, tout étonné de me retrouver sur mes pieds, et
pris d'un goût soudain pour les émotions du péril qui m'avaient
paru si formidables. Cependant les larmes de Gothie et son refus
de parler me laissaient de vives inquiétudes.
REVUE DE PARIS. 17
— Ma présence vous serait-elle devenue odieuse, Golhie?
vous ne me répondez pas?
— Ce que j'ai dit est dit, répliqua-t-elle avec un singulier mé-
lange de tendresse, d'orgueil souffrant, de résignation triste,
et même aussi d'admiration pour le sentiment qui venait d'être
chez moi le principe d'une méprise qui l'avait offensée.
— Eh bien donc ! que le sort en soit jeté! je dirai tout aussi !
Oui, Gothie, et moi aussi, je vous aime ! Oui, et c'est là une de
ces raisons qui m'ont cent fois fermé la bouche, parce que je
ne me sentais pas la force de parler, sinon pour vous dire que
je vous aime.
— Vous vous trouviez donc bien coupable, de m'aimer?
— Je vous aime trop, Gothie, pour me trouver digne d'être
aimé; et puis, m'eussiez-vous aimé, je n'avais le droit de rien
prétendre, puisque je n'avais le pouvoir de vous rien donner.
Mon nom même ne m'appartient pas encore ; songez 5 mon
âge, Golhie, et à la dépendance paternelle dans laquelle il me
tient lié.
— Eh ! qui donc vous a demandé votre nom, monsieur ? en
vérité, vous pensez de plus loin que moi.
L'amour était soulagé, rassuré, satisfait par l'aveu que je
venais de faire ; la fierté trouvait jour à reprendre ses droits.
— Je ne vous admirais pas encore assez, Gothie. Vous avez
l'âme grande ; vous voulez, quand vous aimez, ne penser
qu'avec votre cœur, et dans l'abandon que vous faites de votre
amour, vous dédaignez de rien prévoir au-delà du bonheur
présent. C'est être trop magnanime, si vous ne permettez pas à
l'homme que vous traitez si magnifiquement, de songer pour
vous à ce que vous oubliez ; mais brisons là-dessus. Vous le
voyez, Gothie, vous avez voulu que je vous fisse comprendre
quelques-unes de ces singularités inexplicables qui vous ont
affligée, et, dès le début, je n'ai su réussir qu'à vous offenser. Je
reprendrai sous votre influence une vie droite et simple, main-
tenant que vous avez abattu ce mur qui nous séparait, et con-
tre lequel je ne savais que me briser en m'y heurtant avec
désespoir et impuissance.
Aspirant longuement ce bonheur que les amants éprouvent à
se parler d'eux-mêmes, nous causâmes ainsi quelque temps, et
cet entretien me fit voir combien elle avait l'intelligence et le
12 2
18 REVUE DE PARIS.
sentiment élevés au-dessus de son éducation et de son entou-
rage. La passion avait fait naître chez elle les idées . et si son
esprit, qui ne faisait que de s'ouvrir , manquait encore de lu-
mières sur bien des points, du moins il ne manquait ni de
vigueur, ni d'audace, ni d'originalité; peut-être même, si
j'avais été moins prévenu, lui aurais-je trouvé trop de force
de tête pour une jeune fille chez qui la prédominance de ces
facultés n'était point justifiée par l'exercice et la culture. J'étais
dans l'enchantement ; au moment de nous séparer, je lui de-
mandai la permission de baiser sa main; elle me l'accorda, et
je partis comme un trait, dans la crainte de ne pouvoir m'ar-
racher de ce lieu, si je ne brusquais la faiblesse qui m'y retenait
enchaîné. Rendu à moi-même , je sentis alors seulement tout
l'effet des paroles que je venais d'entendre, et qui, en présence
de Gothie, ne m'avaient fait éprouver qu'une émotion compli-
quée d'un certain embarras, et d'une gêne assez marquée. Un
homme tout nouveau venait de naître en moi. Aimé! aimé!
m'écriais-je dans le délire du bonheur et de l'orgueil ; et il me
semblait que tous les échos de la terre et du firmament me
renvoyaient ce cri de victoire que mes passions poussaient au
dedans de moi : Aimé ! aimé !
Avec ce mot, je sentais entrer dans mon cœur une force
indomptable qui appelait la lutte et aspirait à s'exercer sur
quelque péril que ce fût. Je courais sans me détourner, à tra-
vers les roches, impatient, non d'arriver, mais d'aller. Je
laissais au sentier sinueux ses mille circuits. Pour moi, je mar-
chais droit devant moi, franchissant, renversant, ne tenant
compte d'aucun obstacle, ne voyant, ne sentant, n'entendant
que celte enivrante pensée : aimé! aimé ! Après quelques secon-
des de cette course à vol d'oiseau, il me sembla que j'éprouvais
à la tète, au bras et dans tout le corps, une violente commotion ;
c'était une chute de vingt pieds que je venais défaire. Mon
front était ouvert, mon visage couvert de sang ; mes mains, mon
coude, mon genou meurtris ; mais je ne vivais plus dans la
réalité, dans l'espace, dans la mesure ; je vivais dans mon
amour, dans mon bonheur, dans l'infini ; les ailes de mon àme
emportaient mon corps, et l'eussent fait passer à travers une
herse de fer. Je repris ma course avant d'avoir eu le temps de
regarder à ce qui venait de m'arriver ; aimé ! aimé ! c'était là
REVUE DE PARIS. 19
l'événement, c'était là la réalité, c'était là que se portait toute
la sensibilité qui frémissait dans ma chair, et délirait dans mon
esprit. Ma chute m'avait jeté sur le chemin d'en bas, qui cô-
toyait la rivière ; un pont était là, à quelques pas pins haut ; je
n'y songeai même pas, et quand j'y eusse songé, je ne me fusse
certainement pas détourné pour si peu ; ne fallait-il pas d'ail-
leurs un exercice à cette force nouvelle, dont je me sentais
animé? Du lieu et du moment de ma chute sur le chemin au
moment où je plongeai dans la rivière, il n'y eut que l'intervalle
d'un bond. En cet endroit, >e voisinage du moulin où le passage
était établi, rendait l'eau rapide et profonde, au moins dans la
moitié de sa largeur 5 je pouvais donc nager, et c'était avec une
triomphante volupté que je sentais sous moi, dompté et réduit
à me porter, le gouffre qui ne demandait qu'à m'engloutir. Le
frisson qu'excitait la fraîcheur de l'eau me procurait aussi une
émotion qui n'était pas sans plaisir 5 aimé ! aimé ! c'était là la
force qui me soutenait sur les eaux, qui empêchait mon corps
de se briser dans les chocs les plus rudes, et qui m'eût servi au
besoin à transporter des montagnes.
Le démon qui me poussait en avant ne me lâcha pas quand
j'eus repris terre, et je recommençai à travers les haies, les vi-
gnes, les chemins creux, les côtes à pic, cette espèce de course
au clocher au moyen de laquelle j'étais descendu sur l'autre
bord, toujours poursuivi par cette voix qui me criait : Aimé ! el
qui me poussait, à mon insu, vers un monde idéal dont je
croyais sans doute approcher à chaque pas, en dévorant dans
celui-ci l'espace qui s'enfuyait sous mes pieds. Au bout de
quelques minutes, je me trouvai dans la ville sans m'y être at-
tendu. Arrivé devant une porte connue , je frappai sans mieux
savoir ce que je faisais; une grosse fille, qui avait veillé pour
m'atlendre, vint m'ouvrir ; c'était celle qui m'avait si souvent
rappelé la scène d'Alain etGeorgetle. Je me fusse volontiers jeté
à son cou pour l'embrasser. Peu habituée à recevoir de pareils
hommages, el surtout à les recevoir de moi, effrayée par mon
air égaré, par mes cheveux en désordre, par ma face ensan-
glantée, par mes vêlements déchirés et ruisselants, elle recula
frappée de stupeur, et laissa tomber son flambeau. Sans aucun
doute, elle me crut fou.
— Aimé! aimé ! lui criai-je, entends-tu bien ? aimé !
20 REVUE DE PARIS.
La pauvre fille, voyant qu'à tout prendre je n'étais pas un
fou méchant, et complant d'ailleurs sur la force peu féminine
dont le Ciel l'avait douée, s'était remise de son premier trouble.
Nous avions gagné tous les deux la cuisine, au bout du couloir
d'entrée ; son flambeau était rallumé, et après m'avoir considéré
de nouveau d'un air où perçait son incurable envie de rire,
tempérée par l'inquiétude que lui inspirait l'état où elle me
voyait :
— Je vais vous allumer du feu, monsieur, dit-elle en dépe-
çant lestement un fagot.
— Du feu ? du feu, à moi ? ah bien oui ! eh ! que veux-tu que
j'en fasse, de ton feu? ne vois-tu pas déjà que j'étouffe , entre
tes quatre murailles? Tiens, tiens, lui dis-je en lui faisant tou-
cher ma maiu brûlante, et en portant la sienne à mon front;
tiens, crois-tu maintenant que j'ai besoin de feu ?
La pauvre servante, ne comprenant rien à cette affabilité de
manières, à ce tutoiement familier si étrange pour elle dans
ma bouche, demeurait tout interdite. J'étais tombé assis sur
un grand fauteuil de paille qui se trouvait là.
— De l'air ! donne-moi de l'air, si tu veux. C'est de l'air qu'il
me faut. Ole-moi ces murs, ôte moi cette maison, ce plafond
qui pèsent sur ma poitrine et me suffoquent !
Au même moment, je me levai brusquement, je courus à la
porte, je l'ouvris et m'élançai dans la rue avant qu'elle eût eu
le temps de pousser un cri pour me retenir. Je l'entendis m'ap-
peler à plusieurs reprises, mais j'étais déjà bien loin.
Cependant le plus fort de la crise était passé. L'impression re-
nouvelée du grand air, le calme silencieux de la nuit, l'éclat
serein du clair de lune, de cette même lune dont l'éclat et la sé-
rénité m'avaient mis hors de moi quelques heures auparavant ,
et poussé à une exaspération dont les autres événements de
celte soirée avaient été la suite et l'effet, tout cela exerçait sur
moi une action bienfaisante. Mon âme, remise de son premier
mouvement d'ébullition, se rasseyait en quelque sorte sur son
bonheur. L'accès de frénésie faisait place à l'attendrissement.
Je marchais encore, il est vrai, sans m'être dit où j'allais; mais
était-il besoin que je me le fusse dit? Y avait-il au monde un
autre chemin que celui où j'étais, un autre but que celui où
j'allais? Je suivais donc les chemins cette fois, marchant lente-
REVUE DE PARIS. 21
ment, me recueillant dans une situation d'esprit qui était en
tout l'opposé de celle qui avait signalé mon premier trajet.
L'exubérance fougueuse de la vie intérieure n'anéantissait plus
pour moi le monde qui m'entourait. Je reprenais au contraire
possession de la nature et de moi-même. L'amour dont mon
cœur était plein débordait, bien loin de me les voiler, sur tous
les objets qui se manifestaient à moi. J'aspirais doucement mon
bonheur, non plus en masse et dans sa substance en quelque
sorte, mais dans ses détails, dans ses parties, et tout ce que je
touchais , tout ce que je voyais, était une partie de mon bon-
heur. Tout rempli d'un ravissement tendre, j'eusse voulu ren-
dre à l'étoile du ciel qui me regardait en tremblottanl, à l'arbre
de la terre qui inclinait sur ma tête ses branches amies, au vent
qui m'envoyait des bouffées de parfums champêtres, à toute la
création , qui se faisait si douce et si caressante pour moi le
bien-être dont ils venaient grossir la source de délices qui
abondait en moi. Du fond de mon cœur je leur parlais avec une
effusion d'enfant ; un rien m'arrêtait, me passionnait. Parfois un
bruit rapide, qui se faisait à mes pieds dans les herbes, m'aver-
tissait des frayeurs d'un pauvre petit animal dont mon appro-
che avait troublé la quiétude, et qui se sauvait tout effarouché.
— Pauvre petit ! pourquoi te fais-je peur? Je n'ai que du bon-
heur à te communiquer! — Je souffrais de voir qu'il se défiât
de moi. Je l'eusse rappelé et rassuré si j'en avais su le moyen
et c'était une véritable affliction pour moi de reconnaître que,
dans cette grande harmonie au sein de laquelle je sentais se
marier et se confondre la vie universelle et ma vie, il y avait
une langue que je ne savais pas et des êtres que je ne pouvais
amènera moi.
C'est à travers ces petits épisodes que j'avançais sans trop
m'en apercevoir. Je venais de traverser la rivière sur le pont
du moulin, que j'avais dédaigné une heure ou deux aupara-
vant, et j'arrivais au lieu de ma chute, lorsque, sur ce lieu
même, je vis, à la clarté de la lune, une forme se mouvoir et se
tourner vers moi. Nous reconnaître, nous élancer, cela fut plus
prompt que l'éclair. Elle se jeta dans mes bras, me serra dans
les siens comme si elle eût repris possession d'un bien qu'on
voulût lui arracher. Ses deux lèvres se collèrent étroitement
aux miennes, et en ce moment il me sembla que je mourais. Ce
222 REVUE DE PARIS.
qui s'est passé depuis, je n'en ai jamais rien su. Seulement , le
lendemain , ou plutôt quelques heures après, au grand jour, je
me retrouvai couché au même endroit, seul; et quand des
images confuses, dans lesquelles je ne pouvais moi-même rien
démêler, traversaient mon souvenir comme une flèche, je sen-
tais un frisson brûlant courir le long de mes reins et remuer
mes entrailles. Mon cœur se mettait à battre avec une vitesse
qui, bien que mêlée à une sensation délicieuse, me faisait mal
et me glaçait d'épouvante. On eût dit que mon sang se souvînt
d'une émotion dont mon intelligence avait perdu le souvenir, et
qu'il fît parfois des appels à ma mémoire, mais sans pouvoir se
faire comprendre ni la remettre sur la voie. Je passai une jour-
née fort agitée.
J'avais hâte de revoir Golhie. Le soir, un peu avant l'heure,
je montai auprès d'elle. Elle me vit pâle et défait; je la trouvai
tendre, mais souffrante et pleurante. Pendant quelques instants
nous nous tînmes les mains serrées, tremblant l'un devant l'au-
tre, nous regardant et ne nous pariant pas. J'étais assis à l'angle
d'une table, elle debout, à côté de moi.
— Eh quoi ! lui dis-je enfin , vous pleurez ! qu'avez - vous
donc ?
— Non, non, répondit-elle en attirant ma tête sur son cœur
et en l'y pressant avec abandon; ce n'est rien, je ne regrette
rien , je suis heureuse !
— Vous ne regrettez rien ! Mais que s'est-il donc passé?
L'ange de la pudeur virginale n'avait point eu à s'enfuir au
milieu des derniers événements de la nuit, tant ils s'étaient ac-
complis dans le délire, sans volonté et sans connaissance. Ma
question marquait le véritable moment de sa défaite , en ame-
nant Gothie au point d'avouer cette défaite et de rougir pour la
première fois devant moi. Avant de s'envoler, il replia ses deux
ailes sur les yeux de la jeune fille, qui se voilèrent pour se dé-
rober à mes regards.
— Ah ! je comprends ! c'est-à-dire que je suis ce qu'ils ap-
pellent là-bas un amant heureux ! C'est donc là ce qui me faisait
tant souffrir ! 0 Gothie ! m'écriai-je amèrement en tombant à
ses genoux , auras-tu pitié de mon exécrable bonheur et me le
pardonneras-tu?
— Ne parlez pas si haut, dit-elle en jetant un regard furtif
REVUE DE PARIS. 23
hors de la tonnelle, on pourrait vous entendre. Je vous -ai
dit que je ne regrette rien. Ce que je t'ai donné est à toi,
bien à toi, ajouta- 1- elle en déposant un baiser sur mes
yeux.
— Et je jure de ne jamais m'en dessaisir. Gothie ! fille ado-
rable! tout ce que tu peux me donner de toi-même, tu me l'as
donné; et pourtant tu ne m'appartiens pas encore, puisque
d'autres peuvent disposer de loi, puisque je n'ai pas le droit de
me placer entre eux et toi pour te faire une égide de ma main
et de mon nom. Permets-moi de contribuer aussi pour ma part
à notre bonheur commun, et de le fixer entre nous par des liens
que rien ne puisse briser. S'il y a des obstacles, je les vaincrai;
je suis fort maintenant. Promets-moi seulement qu'il ne m'en
viendra pas de ta propre résistance, et que tu m'aideras à ré-
parer mes... non, à achever ce que tu as commencé.
— Jamais.
— Gothie , il le faut pourtant; tu me le dois. Me vois-tu re-
pousser tes dons? D'où te vient cette fierté de ne vouloir rien
accepter de moi ? Mais que dis-je , accepter? c'est toi , Gothie ,
qui dois donner encore. C'est le complément de notre bonheur
à tous deux, de mon bonheur à moi que je te demande. Puisque
lu veux m'accabler de ta générosité, sois donc généreuse jus-
qu'au bout; mets ta personne, ta vie tout entière dans mes
mains, et ne me refuse rien après m'avoir tant donné.
— Non, non, murmura-t-elle d'une voie étouffée, et sans
tourner vers moi ses yeux baissés, mais en faisant un signe de
tète qui annonçait une décision bien arrêtée. Et pour se déro-
ber à de nouveaux combats, elle s'enfuit en me laissant un ser-
rement de main comme confirmation du passé et gage de l'a-
venir.
Au bout de quelque temps, elle revint.
— 11 est donc bien vrai que lu es là, près de moi, dit-elle en
passant, comme elle aimait tant à le faire, ses deux mains ca-
ressantes sur mes tempes et dans mes cheveux. Deux fois hier
je l'ai cru irréparablement perdu pour moi. Je t'avais vu, quand
tu me quittas , bondir tout au travers de ces buissons et de ces
rampes impraticables. Je te suivais du regard avec des transes
mortelles; j'aurais voulu crier pour te retenir; mais, quand ce
cri put soulever le fardeau d'angoisses qui l'étouffait, il n'était
24 REVUE DE PARIS.
plus temps, j'avais vu ta chute. Je me précipitai sur tes traces;
j'arrivai à l'endroit... il n'y avait plus que des taches de sang.
Je les suivis par le travers du chemin jusqu'à la rivière, et mon
cœur se serra ; personne ! Je descendis le cours de l'eau, et je
courais depuis longtemps, lorsque je m'avisai de cette idée que
je devais avoir dépassé de bien loin le point où le courant pou-
vait t'avoir porté. Je remontai pas à pas, fouillant toutes les
brèches que la rivière a creusées dans ses rives, toutes les
touffes d'aulnes, de saules et d'arbustes qui pouvaient arrêter et
cacher un objet... Je regagnai ainsi mon point de départ. Arri-
vée lu, je sentis la mort me glacer le cœur. Je n'avais plus la
force de faire un pas. Je demeurai sur la place, debout, immo-
bile, l'œil fixé sur l'eau que je regardais sans la' voir. Dieu ne
voulut pas sans doute que j'y mourusse, puisque ce fut là qu'il
te ramena et te rendit à moi.
Ainsi elle parlait, et nous nous étouffions de caresses. Que
vous dirai-je encore? Le bonheur ne se raconte pas. Les jours
s'écoulaient, et chaque jour Gothie me devenait plus chère.
Une seule chose me faisait parfois de la peine : auprès de Gothie
j'oubliais tout ce qui n'était pas elle; elle, au contraire, depuis
que s'était élargie la sphère où son âme avait vécu enfermée
jusque-là, elle la trouvait trop étroite et s'efforçait d'en sortir.
Elle montrait une grande avidité d'apprendre et de se former
sur le modèle des femmes dont elle supposait que je cultivais
la société à Paris. Elle s'exagérait les avantages que donne à
ces dames l'éducation qui les a formées. J'avais bien de la peine
à lui faire entendre que le meilleur profit qu'on en pût tirer
était d'employer le peu de lumières qu'on avait acquises à la re-
faire soi-même tout entière, et que les femmes les mieux éle-
vées étaient celles qui avaient conservé ou acquis , si ce mot
n'est point absurde, le plus de simplicité et de naturel. Je la
voyais avec regret perdre de vue le charme natif attaché à tout
ce qui était l'expression vraie de sa propre nature pour courir
après un mérite plus coquet et emprunté. Il ne lui suffisait plus
d'être bien , il fallait qu'elle le fût d'une certaine façon. Elle se
regardait et se jugeait avec l'œil et les pensées d'autrui ; aussi
pouvait-on remarquer que sa tenue était plus étudiée. Elle s'ob-
servait en parlant; et cette petite ambition féminine avait été
jusqu'à lui faire prendre en dédain son ravissant costume, dont
REVUE DE PARIS. 25
elle réformait maint ajustement pour le rapprocher autant que
possible de celui de la ville.
— Reste ce que lu es, lui disais-je, puisque tu n'as pas be-
soin d'être autre chose pour plaire. Ce que tu es te distingue des
autres femmes naturellement, sans opposition affectée et dis-
gracieuse; ce que tu veux être te mettra au niveau de celles qui
ne t'égalent pas aujourd'hui. Pourquoi imiter ! Pourquoi t'oc-
cuper de ce que sont ou de ce que font les autres? Leurs mé-
rites, si tant est que ce soient des mérites que tu veuilles copier,
t'iront-ils mieux que les tiens? Et puis , quel mérite peut-on
avoir à soi quand on a cessé d'être soi ? Voudrais-tu me faire
croire que lu as l'esprit faux? Peu de femmes ont l'esprit juste,
précisément parce qu'elles ont pris celte habitude de régler
leur conduite et leur manière d'être en tout, non pas sur leurs
aptitudes ni sur les lumières de leur raison et de leur con-
science, mais sur des préceptes ou des exemples courants
qu'elles n'examinent pas , attendu qu'ils sont reçus , et qu'elles
seraient bien embarrassées de concilier entre eux. Quelle école
pour l'intelligence que ce pêle-mêle de leçons contradictoires,
toutes aussi impérieuses les unes que les autres , et sur les-
quelles il faut bon gré mal gré régler les moindres circonstances
de sa vie! Veux-tu disloquer ton bon sens, ton bon cœur, tout
ce qu'il y a de bon et de sain en toi, pour l'adapter à ce patron
décousu? Veux-tu abdiquer ta conscience et ton goût pour te
laisser gouverner par des conventions? Veux-tu faire disparaî-
tre sous ce plâtrage artificiel ma Gothie tant aimée, cette Go-
thie des premiers jours , qui est la seule que j'aime et que je
doive aimer toujours?
Elle ne voulait rien, la pauvre enfant ; elle allait irrésistible-
ment où va son sexe, à la vie factice , aux fausses apparences ,
aux dehors trompeurs. Elle se déformait et se gâtait à plaisir.
Le sentiment de la rivalité venait de naître en elle, et déjà
l'envie de plaire, née de l'amour, usurpait dans son âme une
grande place à côté de l'amour. Pour moi, tout au contraire,
j'oubliais de plus en plus à ccjlé d'elle tout ce qui n'était pas
elle. Mon père me rappelait par des lettres pressantes et réité-
rées. J'employais mille moyens pour gagner du temps; pour-
tant sa santé s'affaiblissait, et j'avais pour lui l'affection la plus
tendre» Mais comment quitter Gothie! Malgré les petites con-
26 REVUE DE PARIS.
trariétés dont je viens de parler, j'avais tant de plaisir à voir
son esprit, si hardi, d'ailleurs, et si vif, se développer devant
moi et en partie par mes soins! Elle s'y prêtait avec beaucoup
de zèle. Un jour qu'elle me faisait raconter toutes ces souffran-
ces du passé qui étaient si loin de moi, eu jouant avec un cor-
don qui pendait à mon cou , elle fit sortir de sa cachette le
médaillon qui y était suspendu :
— Tu l'as encore? dit-elle avec une surprise tendre, en me
montrant le petit fragment de ceinture que j'y avais en-
fermé.
— Je l'ai conservé en faveur du présage.
Il fallut alors lui dire l'histoire de ce chiffon depuis qu'il était
dans mes mains , et celte soirée mémorable où il avait arrèlé
mon départ. Tout en m'écoutant, elle ouvrait le médaillon , et
tirait de dessous le verre un morceau de papier soigneusement
plié qui partageait avec le fragment de ceinture les honneurs
de ce reliquaire. C'était la ligne d'écriture que j'avais détachée
de la feuille où je l'avais trouvée, et que je conservais là éga-
lement.
— Qu'est-ce que cela? dit-elle en reconnaissant son écriture,
et comment est-ce venu en tes mains.
Je recommençai cette autre histoire ; mais elle ne me laissa
pas le temps de finir.
— Tu vas m'apprendre l'orthographe, s'écria-t-elle; je veux
savoir l'orthographe.
Et elle alla toute glorieuse dire à sa mère : — Je vais savoir
l'orthographe!
Les choses furent disposées pour cela. Tous les soirs, à
l'heure où le monde s'en allait, et après la porte fermée, nous
nous mettions à l'étude. La mère, pendant quelques jours,
relarda son coucher, pour s'endormir à côté de nous. Mais celle
ombre de surveillance, qu'elle jugeait d'ailleurs superflue,
apportait un trop grand dérangement dans ses habitudes, et
bientôt elle prit celle de nous souhaiter le bonsoir au moment
où nous ouvrions nos livres. Nous nous asseyions alors sur cette
même banquette de velours jaune dont j'ai parlé , au coin de
cette même table sur laquelle j'avais un jour déposé si grossiè-
rement mon argent, et où maintenant je m'estimais heureux
de répandre mes livres et la science que j'y avais puisée.
REVUE DE PARIS. |f
Mais combien de temps voie à la table par la banquette !
Ce temps précieux que nous gaspillions si bien s'en vengeait
en s'enfuyant rapidement et en emportant avec lui nos beaux
jours. L'état de mon père s'aggravait à chaque instant; je ne
pouvais sans impiété prolonger mon absence. La malignité
commençait d'ailleurs à être éveillée sur mes assiduités , qui
succédaient à une vie si sauvage. La mère elle-même , malgré
les dispositions incrédules dont elle était prémunie à cet égard,
avait sans doute fait quelques découvertes ; elle nous regardait
souvent d'un air où la tristesse et le reproche se mêlaient à
l'expression d'une tendresse abusée. Il est probable qu'elle avait
fini par ouvrir l'oreille aux confidences que la banquette lui
envoyait dans sa chambre à coucher, qui. placée au-dessus de
notre tête, communiquait par l'escalier, comme par un tuyau
acoustique, avec la pièce où nous étions. Je n'en doutai pas
car un jour que je m'étais armé d'un marteau et de clous pour
fermer la bouche aux sylphes criards qui s'étaient logés dans
les ais disjoints et vermoulus du meuble coupable :
— C'est très-bien fait, dit-elle, mais vous vous y prenez un
peu lard.
Le remords prenant tantôt la figure de mon père mourant
sans moi, tantôt celle de cette mère affligée et n'osant se plain-
dre, tantôt enfin celle de cette jeune fille dont ma passion insen-
sée avait en quelques jours dévoré l'avenir, le remords m'assié-
geait de tous côtés, et entrait dans mon âme comme dans une
foileresse démantelée. Il était temps de partir, quitte à revenir
plus lard et à tout réparer s'il était possible de fléchir la réso-
lu'.ion de Golhie. Pour mon compte, quoique navré d'avance
par le sacrifice que j'allais faire , j'en avais pris mon parti.
Mais comment y préparer Gothie? Le coup fut rude. Elle le
supporta bien cependant. Seulement, la veille de mon départ ,
elle m'arracha la promesse que je viendrais lui faire un dernier
adieu le lendemain. Je n'eus pas la force de Ialui refuser. Comme
je lui avais donné le droit et l'habitude de compter sur ma pa-
role comme sur un fondement inébranlable, je ne sus pas non
plus prendre sur moi la salutaire déloyauté de la tromper celle
dernière fois.
J'arrivai à l'heure dite et j'allai me cacher dans une tonnelle
afin d'éviter l'éclat d'une scène de désolation s'il se pouvait.
28 REVUE DE PARIS.
Précaution inutile ! Elle vint me trouver les yeux rouges et
gonflés , s'assit à côté de moi en s'efforçant de sourire, prit ma
main, voulut me parler, et ne laissa échapper que des larmes.
Elle se faisait violence néanmoins pour les contenir, et je l'ex-
hortais au courage en la couvrant de baisers. Elle fît de son
mieux , mais ses larmes ne pouvaient pas rentrer et lui fai-
saient autant de mal que si elle les eût retenues. Je finis par
l'engager à les laisser couler une bonne fois j la pauvre enfant
ne pouvait ni pleurer ni se contenir. Sa poitrine haletait con-
vulsivement, et sa respiration brisée sortait à intervalles rapi-
des avec un bruit sifflant et saccadé. Après lui avoir laissé le
temps de se remettre, je lui donnai pour la quatrième fois au
moins un baiser qui devait être le dernier.
— Sois raisonnable, lui dis-je. Tu me reverras avant peu,
je te le promets. Essuie les yeux et précède-moi de quelques
minutes. Si l'on voit que tu as pleuré, il ne faut pas du moins
que l'on voie que c'est avec moi.
Elle se jeta à mon cou , me donna un baiser qui ne voulait
pas finir, et quand elle retomba épuisée sur mes genoux, elle
reprit une force soudaine , partit brusquement et s'enfuit tout
droit sans regarder derrière elle. Cet effort violent était con-
forme à ce que je connaissais de son caractère décidé. Un peu
après je la suivis , et j'entrai dans la maison pour dire , en
passant , adieu à sa mère.
— Allez voir, me dit l'excellente femme en me montrant,
toute consternée, la pièce voisine. Allez voir.
Mon cœur se serait fendu à ce spectacle qu'elle me donnait
elle-même, si l'homme du jardin et du char-à-bancs n'eût élé
là qui me regardait d'un air soupçonneux et haineux. La vue
d'un homme presque menaçant me rendit toute mon énergie.
J'entrai avec assurance dans la salle qu'on m'indiquait. Gothie,
la face noyée dans ses larmes , les joues enflammées , les che-
veux en désordre, éclatait en sanglots et se roulait sur le pavé.
Comme je lui avais pris la main avec tendresse et lui balbutiais
quelques mots d'encouragement :
— Qu'on me laisse pleurer, disait-elle à mots entrecoupés
et du même ton que si elle eût demandé la vie. Qu'on me laisse
pleurer! laissez-moi tous !
Et elle nous repoussait , moi, sa mère et l'homme qui m'avaient
REVUE L)K PARIS. M
suivi. Je ne pouvais la quitter ainsi. Je iui prodiguai les con-
solations en lui parlant comme si je m'étais mépris sur la cause
de ses transports ou si je ne Pavais que vaguement soupçonnée,
je n'espérais guère, avec ce faux-fuyant, faire prendre le
change à ceux qui m'écoutaient , à la mère surtout. Mais, aux
yeux de l'homme du moins, il fallait bien que celte cause ne
pût passer pour avouée, et que, si l'amour de Golhie parais-
sait, sa faule demeurât un mystère. Enfin, après une heure de
ce rôle pénible où j'épuisai tout ce que j'avais de sang-froid et
d'adresse, Golhie elle-même paraissant un peu calmée, je serrai
sa main une dernière fois , et je partis. Quand je fus en bas des
rochers , je me retournai pour jeter un coup d'œil sur ces lieux
où je laissais toute mon âme. Golhie était à la fenêtre de sa
chambre, où elle était montée pour me suivre des yeux. Je la
vis tout éplorée en m'envoyant des signes avec la main, comme
si elle eût voulu me jeter son cœur. Je portai mes deux mains
sur le mien, j'ouvris les bras, et je disparus au tournant du
chemin.
Je trouvai mon père presque mourant, et ma présence ne
put adoucir que le dernier mois qu'il eut à passer sur cette
terre. Pendant six aulres mois, je donnai cours à l'affliction que
ine causait celle irréparable perle. Ma santé à moi-même s'en
trouvait sensiblement altérée, et si l'activité d'une passion que
l'absence n'amortissait pas n'eût fait quelque diversion à cette
tlouleur, peut-être eussé-je fini par inspirer aussi des inquiétu-
des. Dans cet intervalle, Golhie m'écrivait ; elle cherchait à me
consoler. Ses premières lettres me pressaient vivement de re-
venir la trouver. Je lui fis comprendre que ma douleur n'était
point un jeu , et que dans un pareil moment je ne me trouvais
apte à goûter aucun plaisir, même celui de la voir ; qu'alors
même que celle marque de respect envers la mémoire de mon
père n'eût pas été un devoir, elle serait restée un besoin pour
mon cœur filial. Cependant , au bout de six mois, les médecins
eux-mêmes m'ordonnèrent de me distraire el de voyager si je
le pouvais. J'écrivis à Golhie pour lui annoncer qu'elle allait
me revoir el pour lui faire connaître le jour de mon arrivée.
Nous étions dans la même saison qui m'avait vu arriver à
Bellac un an auparavant. Je traversais ces mêmes campagnes
désertes , sombres et mornes en dépit du printemps , mais dans
12 5
30 REVUE DE PARIS.
une disposition d'esprit bien différente. Mon cœur oppressé,
étouffé dans son deuil , se dilatait au souvenir de ces émotions
dont la source obstruée depuis si longtemps allait se rouvrir
pour moi. 11 n'était pas jusqu'à la tristesse des paysages que je
voyais se dérouler sur mon passage qui n'apportât quelque
soulagement à la mienne. Au débarqué, on me remit un billet
qui m'attendait depuis le matin. C'était un mot de Gotbie; l'or-
thographe y était parfaite.
* Ne venez pas me voir, écrivait-elle, plus tard vous com-
prendrez pourquoi. Je dois faire une course demain à quelque
dislance d'ici; nous nous verrons au retour, si vous voulez
venir m'allendre, vers huit heures du soir, à... « (Elle me dési-
gnait une de ces huttes de vignerons qui sont assez nombreuses
dans les champs du Limousin , et qui servent à abriter les in-
struments de culture et le cultivateur lui-même, lorsqu'il est
surpris par le mauvais temps.)
Tout intrigué par cet air de mystère . je devançai l'heure de
longtemps au rendez-vous. 11 faisait déjà presque nuit lorsque
j'y arrivai, et bientôt je ne pus rien voir à vingt pas de dis-
tance. Cette obscurité , qui m'empêchait de découvrir Gothie de
loin, ajoutait à mon impatience. A défaut des yeux je tendais
mon ouïe vers l'horizon ; mais le vent, qui soufflait vers moi,
ne m'apportait d'autre bruit que le sien propre. Mon sang bouil-
lonnait , mes yeux étincelaient. Enfin, je crus discerner le mou-
vement mesuré d'un pas léger et furtif. Je m'élançai, puis
m'arrêtai pour écouter encore. Le bruit approchait. Bientôt je
pus distinguer le frôlement de la robe. Je courus moi-même
dans celte direction.
— Gothie !...
C'était bien elle! Je l'avais saisie dans mes bras et je la pres-
sais sur mon cœur. Elle reçut mon baiser, mais elle ne me le
rendit pas. J'attribuai cette apparence de froideur à l'excès de
l'émotion.
— Entrons ici , dit-elle en m'entraînant vers la hutte.
La voyant si maîtresse d'elle-même et de moi :
— Qu'y a-t-il ? m'écriai-je en l'attirant à moi avec tendresse :
mais au lieu de céder elle recula.
— J'ai reçu votre dernier baiser , me dit-elle en cherchant à
affermir sa voix.
RFATK DE PARl^ fH
— Mon dernier baiser ! Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que ceux que vous voudriez bien m'accorder
encore ne m'appartiennent plus, et qu'ils seraient coupables.
— Gothie, lu uses là d'une plaisanterie cruelle. M'aurait-on
calomnié auprès de loi , et ma loi éprouvée ne l'est-elle pas un
plus sûr garant que des paroles malveillantes ? Mes baisers ne
l'appartiennent plus ! ils seraient coupables ! Et quand donc
t'ont-ils mieux appartenu et ont-ils été moins coupables qu'au-
jourd'hui ? 0 ma Goihie ! j'ai là encore ce médaillon où toi-même
as déposé un oracle moins menteur que lu ne le croyais. J'ai
payé de six mois de douleurs et de larmes qui ne sont pas
encore taries le pouvoir de faire qu'il ait dit vrai. Sera-ce loi
maintenant qui voudras me faire perdre le bénéfice de celte irré-
parable affliction ?
— On ne vous a pas calomnié , et je n'ai pas cessé de croire à
vous plus qu'à moi-même. Moi seule ai fait tout le mal j je me
marie.
— Vous vous... mariez ! m'écriai-je en reculant de stupéfaction.
Tu es folle ! tu mens ! Cela n'est pas , cela ne sera pas ; tu sais
aussi bien que moi que cela n'est pas possible.
— Cela sera pourtant, dit-elle tristement, mais avec fermeté.
\olre liaison n'était pas un avenir pour moi , et cependant il me
faut bien songer à m'assurer un avenir. Ah ! vous ne savez pas
ce que j'ai eu à supporter pendant votre absence, el combien
j'ai durement expié !
— Mais ne suis-je pas ici pour tout réparer, pour assurer cet
avenir? Pourquoi le confier à un autre que moi ? Que dans un
premier enthousiasme vous me l'ayez refusé l'année dernière,
si je ne l'ai pas trop compris , du moins je l'ai excusé ; mais au-
jourd'hui , Goihie ! aujourd'hui !
— Je veux être jusqu'au bout sincère avec vous comme vous
m'avez appris à l'être. Pour comprendre, l'année dernière ,
quelle distance semée d'invincibles obstacles nous séparait, je
n'avais pas attendu que l'aveu vous en échappât. J'étais très-
convaincue que rien ne vous serait impossible pour aplanir ces
obstacles. Mais ce que j'avais fait pour le plaisir de vous voir
heureux par moi, je ne voulais pas en faire pour vous une
source de tourments et de luîtes pénibles; c'eût été vous faire
acheter trop cher le peu que j'avais trouvé à vous donner, il
32 Kl. VU. !jF PARIS.
était juste d'ailleurs que, puisque j'avais accepté une position
qui n'avait des périls que pour moi, je ne compromisse de repos
que le mien. Enfin, comme je n'avais fait que céder aux entraî-
nements de mon cœur, je ne me sentais pas le droit de recueillir
de ma faute un autre fruit que le bonheur même qui y était
attaché , et j'écartais tout ce qui eût pu, devant ma conscience,
déjà assez troublée, lui donner, même après coup et à tort,
l'apparence d'un calcul Ne m'interrompez pas. Aujourd'hui
peut-être aurez-vous le droit de dire que je cède à des calculs ;
j'ai mérité le reproche et je l'accepte. Mais , s'il est une chose
sur laquelle je compte encore pour espérer que je ne serai pas
entièrement déchue à vos yeux , c'est cette sincérité que je vous
ai promise et sur laquelle je vais m'exécuter. Depuis six mois
la malignité publique n'a cessé de sévir eontre moi, et je n'ai
pas, comme vous tout à l'heure, le bonheur de pouvoir dire
qu'on m'a calomniée. Je n'ai rien répondu à celte malveillance
trop fondée , je n'ai rien à lui répondre , mais j'ai à la confon-
dre, si je le puis. Accepter vos offres généreuses, ce ne serait
la museler qu'imparfaitement pour l'avenir, et ce serait accep-
ter ses flétrissures pour le passé. Ce serait d'ailleurs , sans par-
ler des trop nombreux et trop légitimes motifs que je pourrais
vous fournir pour justifier tôt ou lard les regrets que vous
inspirerait une union disproportionnée , ce serait vous exposer
peut-être à quelques légères atteintes d'un ridicule qui, pour
venir des sols, n'en est pas moins cruel. Je ne veux pas vous
faire faire un mariage qui passerait pour une dernière folie
destinée à effacer les autres. Vous voyez donc que, si vous
pouvez beaucoup contre vous . vous ne pouvez rien pour moi.
Ce que vous m'offrez, vous ne l'avez pas en votre pouvoir. Pour
ramener l'opinion ou pour lui imposer silence , j'ai beaucoup
plus à attendre d'un homme qui ne vous vaudra pas, mais qui
sera du pays , qui y sera honoré, dont le nom seul y fera auto-
rité et commandera le respect, et dont l'estime bienveillante,
venant me chercher au milieu des nuages qui ont obscurci ma
renommée , sera un démenti imposant donné à des bruits dont
tout le monde se fait le porte-voix et dont personne ne se fail
garant. Un honnête homme, un homme considéré qui se fera
garant du contraire, et qui, bien que prévenu par la rumeur
publique , ne craindra p^s de rendre gratuitement son honneur
RENTE DE PÀKiS. ZZ
solidaire du niien, cet homme qui ne sera pas soupçonné de me
faire, par un scrupule de délicatesse presque obligée, le sacri-
fice de son avenir , sera seul armé contre les mauvais propos
d'une autorité suffisante pour couper court au crédit qu'ils
obtiennent et pour les faire tourner à la confusion de leurs
auteurs. Eh bien ! cet honnête homme, je l'ai trouvé ; vous le
connaissez; il assistait à nos adieux. Il va sauver l'honneur de
notre maison de la déconsidération qui l'a déjà enlamé. Il va
sauver ma mère du désespoir. A ce double titre je lui dois trop
et il m'est trop nécessaire pour que je réponde à la générosité
dont il a fait preuve envers moi par une mystification. Je vais
le tromper, je le sais, à l'égard du passé du moins; mais je
n'aurai pas l'indignité d'abuser de sa bonne foi confiante au-
delà de ce qui est strictement nécessaire pour sa sécurité et pour
la mienne. Dès ce moment je me regarde comme sa femme , et
si jamais vous m'avez aimée, prouvez-le-moi en l'oubliant
complètement désormais devant moi.
Ce n'était pas le cœur d'une femme, c'était la tète d'un
homme qui m'opposait une semblable réponse. A un parti si
résolument pris et si bien raisonné il n'y avait pas d'objection
possible; j'étais anéanti.
— Tu veux que je m'arrache le cœur de la poitrine, dis-je à
Gothie, sois satisfaite. Je ne reculerai pas, même devant la
mort, pour te prouver , comme tu dis, que je t'ai vraiment
aimée. Tu t'es crue généreuse, un instant tu t'es crue capable
de te sacrifier à ton amour. Ta force, qui n'était qu'une fumée
d'enthousiasme , t'a abandonnée à moitié chemin. Je t'avais
sacrifié l'orgueil et la vanité; toi, c'est à ces choses que tu me
sacrifies. Soit : c'est donc à moi maintenant d'accepter le sacri-
fice et de te montrer comment on l'accomplit jusqu'au bout.
Va, si cet homme qui a été témoin de nos adieux a pu un instant
se croire dupe , je suis arrivé , moi , pour être témoin de son
triomphe , et il aura lieu de demeurer convaincu que c'est moi
qui suis dupe en effet. J'accepterai sciemment ce rôle injurieux,
et si le désespoir concentré dans mon cœur se prend à ronger
sa prison vivante et silencieuse, je n'irai troubler de ses éclats
la joie de personne ; c'est là, je crois , la preuve que tu deman-
des. Oui, Gothie , oui , je t'ai aimée , oui , je t'aime encore , et
je t'aimerai aussi longtemps qu'il le faudra .
4.
f| REVUE DE PARIS.
J'avais bien des choses à lui dire encore, mais les sanglots
me coupèrent la voix. C'était à mon tour de pleurer : je payai
'largement cette dette. Elle pleura aussi, moins que moi cepen-
dant, mais elle ne fut pas ébranlée.
— Tu te fais du mal, me dit-elle en reprenant une fois encore
ce langage caressant, et pourtant ce n'est pas loi qui perds le
plus. Va, sois bien assuré que je n'ai jamais mieux apprécié ce
;i quoi je renonce , et que je sens profondément combien je vaux
moins que je ne valais quand je n'avais pas une pensée qui ne
se rapportât à toi. Mais il le faut, il le faut, adieu. Sois fidèle
au souvenir de la jolie fille d'hier, et ne méprise pas trop la
triste dame de demain.
Elle me tendit la main et disparut. Vous devez me connaître
assez à présent pour que je n'aie pas besoin de vous dire quels
transports de fureur éclatèrent après son départ, quels trans-
ports de tendresse vinrent se croiser avec ceux-là, et quelles
intermittences de calme plat et d'abattement me reposèrent des
uns et des autres. Tantôt je méditais d'appeler mon rival en
duel, tantôt de l'assassiner en pleine église et d'enlever Gothiv
ou de mourir sur la place avec elle ; tantôt , au contraire, je
me prosternais dans la poussière qu'elle avait foulée, et j'ado-
rais, en pleurant, ses volontés. D'autres fois je lui prodiguais
le mépris , et je me détournais de son souvenir avec dégoût.
Je ne rentrai dans la ville que le lendemain malin. La noce
traversait la rue. Tant que je pus apercevoir le cortège, je de-
meurai glacé d'horreur. Puis tout à coup je me mis à éclater
de rire ; j'ouvris mon médaillon J'en tirai ie fragment de cein-
ture , je le lançai en l'air et m'amusai à le poursuivre en soui-
llant pour l'empêcher de tomber, comme font les enfants avec
des papillons de papier. J'étais fou ; on me ramena chez moi .
le médecin m'administra de cop euses saignées, et le lendemain
je me retrouvai avec la fièvre et une sorte de délire tendre qui
me faisait toujours pleurer. Bientôt cependant je pus me lever
et l'on me permit de sortir. Le médecin , homme habile, avait
tout guéri , excepté mon chagrin et mes pleurs.
Le mari de Golhie était un noble campagnard assez borné,
mais en qui les habitudes d'une vie de paysan n'avaient pas
éteint les prétentions héréditaires. S'il ne croyait pas déroger
en cultivant lui-même ses rhamps, il ne se souciait pas d'ad-
REVUE DE PAR1>. 5j
joindre au noble domaine patrimonial le pauvre petit manoir
qui lui eût rappelé sans cesse les gâteaux et le laitage d'où il
avait tiré sa femme. Il le mit en vente, et je Tachetai, mais
pour le démolir. J'allai suivre moi-même, en pleurant, les
progrès de ce travail, et chaque pierre qu'on arrachait me
semblait déchirer mes entrailles. Je les fis toutes disséminer au
loin. La hache continua sur les arbres ce que la pioche avait
commencé sur les pierres. La mine acheva ce que la hache
n'avait pu faire. Tout fut bouleversé, détruit, anéanli; j'aurais
comblé le lit de la rivière si je l'avais pu. Les habitants ve-
naient souvent contempler d'en bas les effets de celle fureur
sauvage. Ils suivaient du regard, avec une sorte de stupéfac-
i ion, l'œuvre d'extermination qui s'accomplissait sur ce paisible
théâtre de leurs plaisirs , et l'homme désolé qui y présidait.
L'ironie vint les dédommager. Ne voyanl pas tarir la source
qui coulait de mes yeux, ces butors m'avaient surnommé
M. Jean de la Fontaine. C'était un sobriquet qu'ils croyaient
avoir inventé pour moi. Malgré l'intention narquoise qu'ils y
avaient mise, je ne sentais aucune irritation à le leur entendre
prononcer. J'en éprouvais même quelque soulagement en me
rappelant combien l'homme dont c'avait été le nom était de
ceux qui ont su aimer. Mon imagination se berçait dans la fa-
ble des deux Pigeons et s'arrêtait souvent sur ces derniers \evs
si doux, si amoureusement tristes, et que déparent seulement
quelques fadeurs pastorales et mythologiques qui sont le lieu
commun poétique du temps :
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau :
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J'ai quelquefois aimé; je n'aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors ,
Contre le firmameut et la voûte céleste
Changé les bois, changé les lieux,
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l'aimable et jeune bergère ,
P«wr qui, sous le fils de Cythère,
51 REVUE DE FAHlS.
Je servis engagé par mes premiers serments.
Hélas! quand reviendront de semblables moments?
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète?
Ah ! si mon cœur encore osait se renflammer !
IS'e senlirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Ai-je passé le temps d'aimer?
— Eh bien ! et après ? dit la baronne qui avait continué d'é-
couter , tandis que le conleur avait cessé de parler.
— Après? madame, eh! que voudriez-vous encore! Tout
n'est-il pas fini? Ah ! c'est la conclusion qu'il vous faut sans
doute ? Mais je vous ai dit que cette histoire ne concluait pas.
— Au fait, répondit-elle, cela vaut autant qu'une histoire
qui conclut dès la première page et qui ne finit pas... Mais
pourtant, ce temps d'aimer dont parle La Fontaine se trouva -
l-il aussi passé pour vous ?
— Madame !...
Auguste Bissière.
ESQUISSES MUSICALES.
LE VIOLON.
Les instruments sont l'écho de la voix , de même que la voix
est un écho de l'âme et une émanation de Dieu. Quand l'homme
chanta . il fit une chose naturelle ; il mit tout simplement en jeu
des ressorts dont son organisation physique était douée, afin
d'exprimer les sentiments qui l'agitaient. Quand l'homme in-
venta des instruments, il ne fit qu'obéir aux lois de l'analogie,
qui l'invitaient à modeler sur lui-même des effets semblables
ou dérivés. Sans doute il imita aussi la nature qui l'entourait .
il écouta pour les recueillir tous les sons qui bruissaient à ses-
oreilles , il surprit aux oiseaux leur ramage, aux ondes leur
murmure, aux forêts leur sourd gémissement; mais, suivant
toute apparence, l'homme dut s'écouter d'abord lui-même,
comme le plus noble de tous les échos. S'il est vrai que l'in-
vention de la flûte soit due à l'exemple du vent sifflant dans les
roseaux, très-certainement la première corde qui vibra sur le
bois sonore, répondit par une affinité sympathique à l'accent
de la voix humaine.
L'origine première du violon est restée jusqu'à ce jour fort
incertaine et comme enveloppée d'un voile mystérieux. Pour
parler le langage vulgaire , nous dirons qu'elle se perd dans la
nuit des temps. Surtout depuifl que le violon s'est élevé au
58 R1VUE DE PARIS.
rang d'une véritable puissance , depuis qu'il s'est constitué une
sorte de royauté, on a prétendu lui créer une généalogie tout
à fait illustre. La sagacité de la science, non moins que l'ima-
gination des artistes , s'est lancée à son encontre dans le champ
des conjectures les plus merveilleuses. Pour lui trouver des ti-
tres, l'histoire et la fabie ont été mises à contribution; sur la
foi de quelques monuments antiques . on l'a prêté en attribut
aux dieux et aux personnages les plus honorés de l'ancienne
mythologie. Sur plusieurs médailles et pierres gravées, on voit
représentés, en effet, Apollon, Amphion et Orphée jouantd'une
espèce de viole ou violon à cinq cordes avec un archet sembla-
ble au nôtre, et tout à fait différent du plectrum des anciens.
Mais ces monuments offrent-ils un cachet d'authenticité bien
irrécusable? Ne seraient-ils point plutôt apocryphes et imagi-
nés sans doute par quelque défenseur excessif et jaloux de la
gloire d'un instrument aimé ?
Selon toute vraisemblance , le violon n'a pas été autre chose,
en principe, que la lyre des anciens, perfectionnée depuis par
les modernes. Quoi qu'il en soit, on ne saurait refuser à cet
instrument quelque chose de divin , et il paraît hors de doute
qu'il ait été en possession, même sous sa forme la moins par-
lante, du culte le plus éclatant et le plus assidu parmi les hom-
mes. Sa structure simple, ingénieuse, commode, aussi bien
que la puissance de ses effets, le recommandaient sans peine à
l'attention des virtuoses de tous les pays et de toutes les épo-
ques. Les transformations mêmes qu'il a subies dénotent la fé-
condité de sa nature et la variété de ses ressources. L'universa-
lité de sa pratique dit assez l'excellence de son organisme.
En France, le plus ancien violon connu apparaît environ
vers le ixe ou Xe siècle, sous la forme rustique du rebec, lequel
était armé de trois cordes seulement, ré, la , >m, et se mettait
enjeu au moyen d'un petit archet. Ainsi taillé dans son vête-
ment primitif, le rebec n'avait point un air fort brillant , en
vérité ; il ressemblait quelque peu à un battoir échancré par les
quatre angles ; mais , malgré celte chétive apparence , l'agreste
violon de nos bons aïeux n'était point pour cela sans mérite ; il
faisait aussi bien l'honneur et la joie d'une corporation de ci-
toyens ; on le voit donner naissance à une institution célèbre,
et h suprématie de son aille créer une monarchie d'espèce
REVUE DE PARI;?. 09
nouvelle. C'est lui qui arme la main des ménétriers et sacre le
roi des violons. Le rebec eut alors une importance qu'il ne faut
point dédaigner, car il excita la bonne humeur du peuple,
endormit ses peines, et fut le boule-en-train de ses plai-
sirs.
Sous le nom de viole d'amour, il est au moyen âge l'instru-
ment favori des troubadours et des ménestrels. Il les suit daus
leurs pèlerinages amoureux de châteaux en châteaux, accom-
pagne la langoureuse romance ou la poésie chevaleresque, et
touche le cœur des nobles châtelaines.
A la renaissance des arts , les différentes espèces de violes
ont mis pied dans l'orchestre, où elles se montrent seules jusque
vers le milieu du xvie siècle. Un beau jour , sous le règne de
François Ier, ce magnifique prolecteur des poètes et des artis-
tes, arrive des montagnes du Tyrol Italien le célèbre luthier
Ihiiffoprugcar. Établi en France, il se met à faire des violes
avec une rare habileté, et en lègue la tradition à ses élèves
Perra, Mazzino, Coppael Amati. Employée à peu près à celle
époque sous une plus petite dimension , la viole reçoit alors le
nom de violino ou violon alla francese ; désignation carac-
téristique qu'on peut voir apparaître sur le papier jauni des
vieilles partitions, el qui déjà prend date dans l'orchestre
d'Or/eo par Claude Monleverde.
Long-lemps le violon s'est occupé de résoudre le problème
délicat de sa perfection. Il a peu à peu dégrossi , poli et diver-
sement modifié sa première ébauche; il a passé pour ainsi dire
à travers la filière des rudiments successifs ; il a eu tout loisir
pour s'accroître, s'embellir , se compléter. Mais enfin le voici
en pleine émancipation. Ses essais et ses tàlonnemenls ont pris
un terme. En ajoutant une quatrième corde aux trois premiè-
res, le violon a étendu et circonscrit tout à la fois son champ
déjà si vaste. C'est un monde nouveau dont il a fait la craquelé
et dans lequel il se tiendra renfermé désormais , parce que le
cadre en suffit à tous ses mouvements. Encore un peu , el il ne
laissera plus rien à souhaiter aux plus difficiles. La famille des
Amati travaillera vaillamment pendant plusieurs générations à
en améliorer la faclure. Façonné par des mains si habiles, le
violon s'amollit jusqu'aux accents les plus doux et les plus
suaves; Steiner el Guarneri l'enrichissent à leur lourde quel-
40 REVUE DE PARIS.
ques mérites précieux; enfin Stradivarius, lui soufflant la sono-
rité et l'éclat, le dotera de ses plus belles et plus énergiques
facultés.
Maintenant sa limite est fixée , sa forme paraît définitive. On
pourra ,il est vrai . à diverses époques, changer quelque chose
aux proportions intérieures du violon; on essayera quelques
modifications légères nécessitées par l'élévation du diapason, le
renversement et la longueur du manche, la grosseur différente
des cordes, à mesure que l'exécution prendra de plus grands
développements. Tour à tour on a imaginé de construire des
violons à voûte élevée et à voûte surbaissée, en forme de gui-
tare et de sistre ; d'autres bois que l'érable ou le sapin ont été
mis en œuvre ; les cordes sont tantôt de métal et tantôt de soie ;
la baguette se dresse et puis se courbe, s'allonge ou se rac-
courcit ; les uns sont dépossédés de leuràme, les autres ne
s'appuient plus sur leur barre. En un mot, les éléments du
violon se compliquent et se réduisent suivant les raffinements
de l'industrie ou même selon le caprice individuel; mais sa
structure d'ensemble ne saurait plus être changée. Sa perfec-
tion essentielle date irrévocablement du règne de Charles IX:
elle lui a été conquise par le célèbre facteur de Crémone , qui
nous en a laissé les patrons modèles.
En poursuivant les traces historiques du violon, on observe
qu'aussitôt son dernier perfectionnement acquis il s'élève à
toute l'importance du rôlequi lui appartient. II pénètre partout,
et partout on l'accueille avec une faveur empressée; son em-
pire , devenu souverain, semble ne connaître plus de bornes.
Après avoir contribué, ainsi que nous l'avons vu , à l'amusement
du peuple , le voici à présent qui va défrayer le plaisir des rois.
Une fois à la cour . il s'y maintiendra par son charme autant
que par sa noblesse, et le comble de sa gloire aristocratique
sera d'assister au lever du grand monarque.
Entre les mains de Lulli, il aide à la réforme musicale, dont il
devient l'adepte indispensable, et dont il se fait l'agent le plus ac-
tif. Il prend dès lors , dans l'instrumentation, la première et la
plus belle place, que nul rival ne lui disputera jamais. A dater
de cette époque, il n'y aura point de révolution dans l'orches-
tre dont le violon n'ait l'initiative: toujours il se maintient à
l'unisson de chaque progrès qui s'accomplit, et s'il ne le de-
REVUE DE PARIS. 41
vance , il marche du moins à sa suite avec une ardeur, une
fidélité sans égales.
Au temps des naïves et simples mélodies de Carissimi et de
Pergolèse , c'est lui qui double le plus souvent et avec le plus
de succès la partie vocale ; il est le seul profane appui des ora-
torios de Jomelli et de Léo. Un peu plus lard, alors que l'accom-
pagnement du chant commence à se séparer de la partie prin-
cipale et revêt une forme particulière, c'est encore le violon
qui, par la variété de ses effets et le naturel brillant de ses sons,
oppose les plus piquants contrastes aux canlilènesou aux réci-
tatifs. 11 soutient essentiellement le discours musical , et si pour
varier les effets il cède un instant l'empire de l'harmonie aux
instruments à vent, c'est pour reparaître bientôt dans toute sa
prééminence et tout son éclat. Vienne ensuite Gluck, avec ses
situations si dramatiques et la vigoureuse expression qu'il sait
donner aux sentiments : le violon enflera sa voix dans la même
mesure, agrandira les proportions de son jeu, et saura donner
aux pathétiques accents des héros du chantre ftArmide les
plus nobles comme les plus énergiques réponses.
Enfin, le développement des formes de l'opéra bouffe par
Galuppi , réalisant un progrès nouveau , jette bientôt l'intérêt
principal dans l'orchestre , et cette création se perfectionne en-
core dans les mains de Paësiello et de Cimarosa , pour devenir
le plus riche patrimoine de Mozart et de Rossini. qui achèvent
de faire du piédestal une grandiose et admirable statue. Alors
le violon, sous le souffle puissant de ces maîtres , développe à
l'infini ses formes mélodiques et harmoniques toujours abon-
dmtes et neuves ; il trône véritablement dans l'orchestre, où
on l'entend si fort élever la voix; souvent même il va jusqu'à
empiéter sur le domaine de la scène , dont il réussit à distraire
l'intérêt. Il seconde d'une merveilleuse façon le génie tendre et
suave de Mozart et la luxuriante imagination de Rossini. En-
tendez-le tour à tour rire, s'ébattre, gronder ou soupirer, dans
celle haute région où nul de ses rivaux ne peut l'atteindre, et
d'où il domine si magnifiquement la sensation.
Cependant le drame lyrique, ce concert universel où tant de
voix différentes se partagent l'empire et sollicitent en même
temps l'attention , ne saurait suffire à celui qui, par droit de
puissance, prétend régner en souverain absolu. Une autre
i-2 RLNLE DE i'ARI>.
arène, à la fois plus spacieuse et plus concentrée, va s'ouvrir à
la vaillante ardeur de l'instrument généreux. La symphonie,
cette création de Haydn si diversement développée par Mozail
et Beethoven . cette émancipation instrumentale si décisive . et
qui deviendra si féconde, en livrant l'orchestre à ses propres
forces, en lui faisant tout dire et tout exprimer, en mettan: ,
en un mot. le drame dans chaque instrument . la symphonie
accroîtra singulièrement l'importance du violon; elle lui don-
nera, entre autres, un rôle principal, exclusif, plus en rapport
avec ses vraies tendances et plus digne de sa noble nature. En
effet, soit qu'il commande aux mains du chef d'orchestre, soit
qu'il marche à l'avanl-garde sur deux lignes compactes et étroi-
tement unies, c'est lui qui guide les masses harmoniques, qui
monte à l'assaut des mélodies les plus escarpées, qui anime de
son feu toute la masse instrumentale, rallie les dissidents, for-
tifie les faibles, et encourage chacun par l'initiative de ses at-
taques. Il peut plus ou moins réduire ou multiplier ses éléments
numériques; l'effet est presque toujours sûr, sans que jamais
il produise le vide ou fasse naître la confusion. Dans le canevas
harmonique, le violon est comme la trame forte et serrée sur
laquelle les autres instruments ne font de temps à autre qu'at-
tacher quelques fils d'or, que semer çà et là quelques fleurs et
quelques broderies. Pour mieux dire, il forme la base immuable
et constante sur laquelle l'édifice tout entier repose.
Vient ensuite le quatuor, ce diminuîif de la symphonie, ce
tableau en miniature , où la pensée du maître apparaît avec
plus de simplicité et de clarté, affranchie qu'elle est des rem-
plissages bruyants d'une masse instrumentale complète. En res-
serrant les mille voix éparses de l'orchestre dans un cadre plus
étroit et plus homogène, en les condensant dans leur expres-
sion la plus essentielle et la plus unitaire , le quatuor satisfera
mieux encore aux exigences superbes du roi des instruments.
Sans sortir du cercle intime de sa famille, sans qu'il ait besoin
de contracter aucune alliance étrangère , le violon prendra
néanmoins un plus libre et plus hardi essor.
Toutefois , c'est dans un autre genre de compositions , créé
déjà et tant perfectionné depuis, que le violon devait réaliser
enfin ses suprêmes ambitions, et comme déployer toutes ses au-
daces. Fondement essentiel de l'orchestre , la nature du violon
RKVl.'K Dfi PARIS. i"
Ta fait surtout roi dans les concerts. C'est là qu'il porte le plus
fièrement le sceptre, et qu'il seconde le mieux tous les élans du
génie. La sonate et le concerto, tels sont les deux champs-clos
nouveaux dans lesquels il se complaît et joute à loisir. Une fois
en possession de ce dernier terrain , il s'y montre sans réserve,
dans tout le luxe coquet de ses formes et dans U nie l'élasticité
prestigieuse de ses allures. La sonate, composition modèle créée
par Corelli en 1700. fit briller la première un charme de mélo-
die, une régularité de facture, une pureté de style inconnus
auparavant. Jusque-ià , le violon s'était borné à peu près à
l'émission de sons inarticulés plus ou moins brillants ou har-
monieux : Corelli le délivra, en quelque sorte, àts lie;is de l'en-
fance: il lui apprit à parler, et lui donna ainsi le pouvoir, non-
seulement de se faire entendre seul avec plus d'éclat, mais
encore de servir bientôt de principal interprète aux chefs-
d'œuvre de l'harmonie instrumentale.
Puis, à chaque maître qui surgit , le violon acquiert une fa-
culté nouvelle, se décore d'une nouvelle grâce, sépare de
quelque attrait inconnu. Tartini , qui vient d'accomplir une
double révolution théorique et pratique, lui apprend le secret
des chants nobles et expressifs, des traits savants et naturels
dessinés sur une harmonie mélodieuse, des motifs enchaînés
avec art, de ces mélodies pleines de sens auxquelles la parole
semble manquer à peine. Gaviniès. talent pur autant qu'aimable
et suave , lui transmet le sentiment et la grâce ; il excelle sur-
tout dans Yadagio, et l'on dirait que le violon soupire entre
ses doigts. Pugnnni l'empreint dun caractère grandiose et plein
d'élévation. Un peu plus lard, le voici qui se déploie dans le
concerto de Viotti avec une originalité féconde, une hardiesse
heureuse, et une fougue sublime tempérée par un goiV noble et
pur. 11 faut applaudir à ces beaux motifs , qui dès le iébut ré-
vèlent le génie, à cette heuivuse progression du sentiment , à
ces développements pleins d'effet d'une pensée unique, Dans
l'exécution, quelle énergie et quelle grâce, que de largeur et de
vivacité !
Un jour il arrive ceci de particulièrement heureux, que le
violon rencontre à la fois autant d'interprètes qu' il lui en faut
pour chacune de ses aptitudes si diverses, et un artiste privi-
légié qui les emnrnss • pi les concili»; loule un iudividua-
44 REVUE DE PARIS.
lité d'élite. A quoi bon parler du jeu élégant et sage de Libon ,
de la franchise et de la solidité du talent de Kreutzer, du bril-
lant et du fini de Rode, de la fougue et de la verve de Boucher,
de la science d'Habeneck, de la perfection délicate de Lafonl?
Ces qualités si différentes , réparties sur tant de grands artis-
tes, M. Bailiot semble les posséder à lui seul. Par l'effet d'une
rare intuition, il a été donné à M. Bailiot , ainsi qu'au grand
prêtre du temple, d'être initié à tous les secrets de son art, d'en
percer tous les voiles, d'en pénétrer tous les replis, d'en éclai-
rer tous les demi-jours, et comme de franchir les degrés les plus
mystérieux du sanctuaire.
Mu par l'inspiration savante et la sensibilité profonde de
Bailiot, le violon marche sans entraves , et rien de ce qui lient
de son domaine ne saurait échapper à sa pénétrante investiga-
tion. Le génie n'a point de sens si profond ou d'interprétation
si subtile que l'archet de M. Bailiot ne puisse surprendre et
mellre en lumière; les anciennes écoles, point de singularités
ou de finesses d'un style perdu qu'il ne fasse revivre; le méca-
nisme, point d'effets, tels nuancés et variés qu'ils soient, qu'il
ne parvienne à rendre. Qu'il lutte avec Haydn ou Boccherini ,
avec Beethoven ou Mozart, qu'il exhume la Romanesca ou telle
autre composition de caractère, M. Bailiot se montre le traduc-
teur non moins savant que fidèle du siècle, du pays, de l'œuvre
spéciale qu'il s'attache à reproduire. L'inspiration religieuse et
l'inspiration dramatique, la musique de concert et la musique
de salon , la phrase harmonique aussi bien que la cantilène, lui
appartiennent également par droit de complète assimilation. Il
n'est pas même jusqu'aux frivoles jeux de la danse qui, en pre-
nant sous la main distraite qui s'égare jusqu'à eux une impor-
tance passagère, ne révèlent tout à la fois et la souplesse de
l'instrument et l'habileté du virtuose.
Même quand l'oiseau marche , on sent qu'il a des ailes.
Les ailes de M. Bailiot ne le transportent pas seulement à tra-
vers les dédales sinueux de la difficulté, elles le font planer en-
core dans une région supérieure où le talent semble n'avoir
presque plus rien d'humain.
REVUE DE PARIS. 45
Il était permis de croire que, parvenu à ce degré de supério-
rité, le violon avait atteint la limite dernière de son plus grand
développement. Toutefois , il appartenait à ces derniers temps
de nous révéler un homme-prodige qui, s'il n'a point ajouté
précisément au domaine réel et positif de l'instrumentation, en
a du moins parcouru le champ si labouré jusqu'à ce jour d'une
façon tout à fait neuve et hardie; qui, s'il n'a rien changé d'es-
sentiel au fond, a semblé tout vouloir remettre en question
pour les formes, les procédés, le style et les effets. Paganini ap-
parut tout à coup comme un nouveau sphinx , proposant les
énigmes les plus étranges, les plus bizarres, les plus inatten-
dues qui aient jamais été adressées à la curiosité publique. Cet
artiste extraordinaire évoqua des entrailles du violon des sons
inouis et qui paraissaient appartenir au monde fantastique de
l'imaginaire et de l'idéal bien plus qu'à l'ordre des effets natu-
rels et des combinaisons humaines, frayant ainsi au violon des
routes inconnues, des voies insolites et plus aériennes, comme
pour dévoiler dans ses perspectives les plus lointaines l'horizon
infini de l'art. Il fit surtout du mécanisme une sorte d'agent
électro-magnétique, au moyen duquel la sensation était mise
en jeu d'une façon tout à fait inusitée. Il se posa le champion
d'un élément non pas absolument nouveau, car il était renou-
velé d'un artiste du xvine siècle , de Locatelli , mais du moins
compliqué , fortifié par lui, c'est-à-dire la difficulté pour elle-
même , la difficulté toute pure , matérielle, mécanique , exté-
rieure, unissant ainsi parfois l'idéalisme le plus élevé, la rê-
verie la plus abstraite , au sensualisme le plus trivial et le plus
osé. En un mot , il réalisa à quelques égards , dans la musique ,
ce que les romantiques avaient pratiqué quelques années aupa-
ravant en littérature. Mais ce que nul artiste antérieur n'avait
pu imaginer, c'est ce cachet tout personnel et si profondément
original dont les plus dérisoires excentricités de Paganini se sont
montrées revêtues. Là même où le virtuose génois ne fait que
modifier en apparence, il invente encore. Celte fois la pizzicato
plus nerveux pétille d'un jet éblouissant comme une fusée d'é-
tincelles , l'arpège aux notes pleines de rondeur exécute des
évolutions d'une rapidité sans égale, le trille cadence sur plu-
sieurs chaînes simultanées et continues, les sons harmoniques
sont doublés dans leur fantastique effet , les accorUatiirrs se
4.
4G REVUE DE PARES.
multiplient; enfin la quatrième corde entonnant la prière de
Moïse, gémit avec un accent plus pathétiquement varié, et mo-
dule avec une indépendance plus que jamais superbe. — Ce qui
appartient tout à fait en propre à Paganini, ce qui procède uni-
quement de lui seul et ne relève d'aucune tradition , c'est son
âme et son génie, c'est celte identification de l'homme avec l'in-
strument, qui a fait de ce dernier le complément naturel , l'élo-
quente expression, et comme l'organe nécessaire de l'autre.
Depuis ce long silence qui a précédé la mort récente de Pa-
ganini, la royauté du violon est passée aux mains de ses nom-
breux et plus ou moins légitimes héritiers, sortes de généraux
d'Alexandre qui se sont partagé l'empire , et dont chacun a dé-
robé un lambeau de la pourpre ou détaché un fleuron de la
couronne du maître. Chacun a eu son legs particulier qu'il ho-
nore de son mieux, sa part d'héritage qu'il cultive tant avec ses
propres forces qu'avec ses souvenirs. Si les qualités du chef se
sont affaiblies en se transmettant, en revanche elles ont germé
sur bien des points divers, s'acclimatant peu à peu, et elles
poussent maintenant çà et là des jets nombreux qui semblent
n'avoir presque plus rien de leur origine exotique ni de leur
goût bizarre. Si le génie de l'artiste est éteint pour jamais, si
son âme n'anime plus d'un souffle surhumain l'instrument
glorieux , du moins la plupart de ses précieuses conquêtes ont
été recueillies avec soin et sont religieusement gardées. Il n'en
est pour ainsi dire aucune dont on ne puisse saisir quelque part
la trace évidente et la filiation directe. De son côté , la belle
école française . si pure, si correcte , si limpide , si pleine de
dextérité, de grâce et de finesse, se montre féconde en heureux
disciples. L'Allemagne, douée plus particulièrement d'un génie
musical fortement nourri, et d'une faculté d'expression saisis-
sante, ne continue pas moins à faire secte. Spohr, Meyseder,
Lipinski. Vieux-Temps, Robreclil, deBeriot, Ernsl, Hauman ,
Arlot, Ole-Bail, tels sont les maîtres principaux qui , en des
camps divers, perpétuent de nos jours la gloire du violon, les
uns avec un culte vieilli et déjà faiblissant, les autres avec une
ardeur toute nouvelle et une audace rajeunie.
Maintenant que faut-il de plus au violon? Il a tout pouvoir
comme il a tout désir et toute volonté. Il est à la fois le plus
simple et le plus efficace moyen d'exécution, l'instrument le
REVIT. DE PARIS. 47
plus réfractaire et pourtant le plus universel. Rien ne saurait
s'accomplir dans le domaine musical sans son aide et sans sa
permission; il peut n'obéir à personne, et chacun est tenu de
reconnaître sa loi. Le génie lui confie par préférence ses secrets
les plus chers ; plusieurs générations de virtuoses célèbres Pont
bercé à loisir dans leurs mains savantes, et la foule même de
ses vulgaires adeptes lui rend encore hommage par ses faibles
mais respectueux efforts. Partout où il se présente, il est le
chef et maître par excellence, le dominateur sans égal. H sait
plaire aux moins faciles, de même qu'ii force l'admiration des
plus indifférents. Jamais l'oreille ne se lasse de l'entendre ni
de l'écouler.
Quelle richesse d'organisation ! quelle heureuse diversité
d'effets et de caractères ! Possédant quatre octaves et demie ,
plus de trente-deux notes du grave à l'aigu , le violon se prête
à toutes les exigences du chant et des modulations les plus va-
riées. Si on lui joint la viole , le violoncelle et la contre-basse ,
membres d'une même familie dont il est la souche, et donnant
des sons homogènes à des diapasons différents, le violon pourra
embrasser toute l'étendue de l'échelle mélodique . environ six
octaves. Doué d'agililé non moins que d'étendue , il fourni;
entre tous les instruments la plus longue carrière avec la
moindre fatigue, allant toujours sans perdre haleine, franchis-
sant au vol les obstacles et les précipices semés sur sa roule
avec une aisance sans pareille. Apte à faire entendre plusieurs
sons à la fois comme une sorte de concert, le violon possède,
ainsi que le piano , les éléments et les lois secrètes de l'harmo-
nie ; mais il a de plus sur ce dernier l'avantage de prolonger
longtemps les vibrations, de manière a agir avec plus de forci'
et de continuité. Il réunit aussi le charme de la mélodie à la puis-
sance des accords. Toute cautilène lui appartient, toute har-
monie est de son domaine. Son timbre , le plus riche et te plus
beau, joint la force à la douceur, la suavité à l'éclat, la gravite
à la finesse, la délicatesse à la grandeur. Il a tant de variété
qu'il peut fournir successivement le caractère champêtre du
hautbois, la douceur pénétrante de la llùle, le son noble et tou-
chant du coi-, l'éclat belliqueux de la trompette, le vayue fan-
tastique de Vhannonica, les notes perlées du clavecin, enfin la
gravité harmonieuse de l'orgue. Quatre cordes suffisent A '<"<*
48 REVUE DE PARIS.
ces prestiges si divers. Moteur de cette lyre des temps moder-
nes, l'archet l'anime de son souffle plein d'ardeur et lui donne
l'impulsion magique.
Mais, ce qui assure véritablement au violon une prééminence
incontestable, c'est le singulier empire qu'il exerce sur l'âme ,
c'est sa faculté d'expression dans i'ordre moral. ?sul mieux que
lui ne sait rendre les accents de la passion, et ne peint les sen-
timents avec plus d'énergie et de noblesse tout à la fois. Initié
par de continuelles et vives étreintes à tous les mystères, à tous
les mouvements du cœur, il respire, il sent, il palpite avec lui,
il en suit pour ainsi dire les oscillations contradictoires. Sou-
ple, docile et essentiellement sympathique, il obéit à tous les
élans intérieurs , il répète tous les échos qu'une voix secrète lui
dicte, et revêt aussi, comme un Protée, mille formes chan-
geantes sous la main qui lui commande et le caresse. Selon
qu'on l'interroge, sa réponse est tour à tour triste ou gaie, fa-
milière ou sublime. Quand c'est le génie qui l'inspire, le violon
n'est plus alors un simple instrument composé d'éléments gros-
siers et de parties matérielles, propre à atteindre certains ef-
fets mécaniques, à produire certaines sensations bornées; c'est
un être complet, indivisible, âme et corps, pensée et expression,
qui a reçu la vie et peut à son tour la communiquer. 11 devient
une sorte d'organe merveilleux et infiniment multiple , propre
à tous les accents, à toutes les inflexions, sachant tous les lan-
gages, pouvant réciter tous les discours, et arrivant infaillible-
ment, par des sentiers inaperçus, jusqu'à l'âme surprise et en-
chantée. Tour à tour il parle, rit. pleure, chante, se plaint,
maudit ou supplie; il a également le don d'exciter la joie, et
de sympathiser avec la douleur. D'autres fois il nous emporte
sur ses ailes légères jusqu'à des hauteurs idéales, et là , nous
berçant enlacés dans les mailles intangibles d'un réseau sonore,
il nous fait parcourir suivant son gré tout le domaine de la rê-
verie.
Le secret de la toute-puissance du violon réside en grande
partie dans son étroite analogie avec la voix humaine, cette
source insondable et mystérieuse de l'émotion. Il lutte réelle-
ment avec elle , l'imite jusqu'à l'illusion , la supplée avec
charme, tout au moins la continue dans un diapason plus élevé,
et dans une sorte de région supplémentaire. A l'ouïr, on se
REVUE DE PARIS. 49
souvient malgré soi du conte fantastique d'Hoffmann , et de ce
merveilleux Amati, qui , sous les doigts savants de maître Cres-
pel, faisait parler avec une si déchirante expression la voix de
femme qu'il tenait miraculeusement enfermée. Le violon a,
ainsi que la voix, cetle nature moelleuse et veloutée qui nous
caresse, cet accent pénétrant et indicible qui nous ravit, et
cette faculté intime de remuer la sensation jusqu'au fond de
nos entrailles. Il en a les gammes vibrantes et les légers mur-
mures pareils à ceux des harpes éoliennes ; il en possède les
ressorts flexibles et les tremblements amoureux, les effets éten-
dus et les contrastes habilement nuancés. Pour tout dire enfin,
il peut exprimer à son exemple l'homme tout entier, à savoir le
i ire et les larmes, le cri joyeux et les sanglots.— Si jamais, par
une de ces subversions étranges , mais que toutefois on peut
supposer, la voix expirait un jour dans la poitrine humaine .
on en retrouverait encore un dernier et sacré vestige sur les
cordes frémissantes du violon.
Dessalles-Régis.
LES
TRISTESSES DE L'AMOUR.
LE POETE.
Je suis allé revoir l'aurore de mes jours,
L'église abandonnée où Dieu veille toujours ,
Le toil aimé du ciel , abritant ma famille ,
Le jardin enchanté que défend la charmille,
Ma mère qui pâlit et pleure en me voyant.
Le coin du feu si gai, si doux et si bruyant.
Mon frère l'écolier, qui récite des fables,
Les vieux chiens caressants , les serviteurs affables ,
Les bocages aimés où se font les chansons,
La pervenche qui liemble au pied des verts buissons,
L'ombrage où j'ai dansé , les chaumières qui fument ,
Aux bords silencieux des bois qui les parfument;
La laveuse qui jase au-dessus du lavoir,
Le mouton qui rumine auprès de l'abreuvoir ,
La blonde paysanne allant à la fontaine,
Qui s'arrête à l'écho d'une chanson lointaine ;
Le joyeux cabaret aux dehors agaçants
Dont les chants avinés allèchent les passants;
Le champ de la colline où, tout effarouchée,
Sur mon cœur, ô Fanffly! vous vous êtes cachée.
REYLE DE PARIS. ôl
Et je ne voyais rien. — « Ah î me suis-je écrié ,
» Tu n'as plus ton autel , église où j'ai prié !
» Ou'es-tu donc devenue , ô joyeuse alouette?
» Je n'entends plus ici chanter que la chouette.
» L'épine du buisson déchire les bouquets ,
r> La bise de décembre effeuille les bosquets,
» Tout est morne et désert , mon àme désolée
• En ombre qui gémit traverse la vallée ;
» Et pas une chanson qui vienne la ravir !
» O vieux rochers rêveurs, que j'aimais à gravir ,
» Etang silencieux que l'hirondelle effleure,
» O beaux arbres , témoins des printemps que je pleure !
» Mes joyeuses amours, roses du mois de mai,
» O volage Fanny . dont je fus tant charmé !
» Bocage verdoyant où le ramier roucoule,
» Où dans le nonchaloir le meilleur temps s'écoule,
» Qu'êles-vous devenus ? l'ombre vous a couverts ,
» Vous vous êtes flétris sous le ciel des hivers. »
Mais un divin rayon a chassé les ténèbres,
Et le bon Dieu m'a dit : « Point de clameurs funèbres,
» Poète! le bocage est vert comme autrefois,
» Et les petits oiseaux n'ont point perdu leur voix;
o Comme autrefois encor la paysanne est gaie,
» Sur le seuil de la porle où son enfant bégaie;
» Dans l'église rustique on va toujours prier;
« Sur le gazon touffu le vieux ménétrier
» Verse encore la joie aux pauvres créatures
« Et prépare toujours les cœurs aux aventures ;
» L'amour , de ce pays , ne s'est point envolé ;
.> Toi seul lu n'aimes plus , poète désolé ! «
52 REVUE DE l'ARIi.
CELLE QUI A TROP AIMÉ.
Au bord de l'étang d'Aigues-Belle,
Au mois de mai , dans sa fraîcheur,
J'ai vu revenir Isabelle
Avec le fils du vieux pêcheur.
A ses vœux elle était rebelle;
Pourtant, il lui prit à la main ,
Une fleur cueillie en chemin.
Ah ! Seigneur Dieu ! qu'elle était belle!
Au bord de l'étang d'Aigues-Belle.
Au bord de l'étang d'Aigues-Belle ,
Se cachant le front dans la main ,
Vers l'automne, hélas! Isabelle
Pleurait seule sur le chemin.
Que n'avail-elle été rebelle !
L'amoureux s'en était allé.
Mon Dieu ! qu'il était désolé ,
Le cœur de la tendre Isabelle .
Au bord de l'étang d'Aigues-Belle!
Au bord de l'étang d'Aigues-Belle ,
Quand de givre tout fut couvert ,
J'ai cherché la pauvre Isabelle,
Mais je n'ai trouvé que l'hiver ,
L'hiver , aux amours si rebelle !
Il neigeait ; j'entendais le vent
Gémir dans le bois du couvent.
Où donc étiez-vous , Isabelle ?
Au fond de l'étang d'Aigues-Belle.
REVUE DE PARIS. 53
CELLE QUI N'A POINT AIMÉ.
Sur le chemin de la fontaine,
Tout parfumé de serpolet ,
Hier j'ai vu la belle Hélène ;
Une larme à ses yeux tremblait.
Tout en foulant la marjolaine,
La pauvre fille soupirait.
Mais pourquoi donc pleurait Hélène,
Sur le chemin de la fontaine?
A-t-elle perdu son attrait?
A-t-elle perdu sa magie?
Dans son cœur la folle chanson
N'est-elle plus qu'une élégie;
La grappe blanche du buisson
Une épine déjà rougie ?
Quel chagrin l'a changée ainsi?
Elle était si rose et si gaie,
Naguères le long de la haie!
D'où lui vient cet amer souci?
— Elle est seule ! Où sont, ses amies ?
La mort les a-t-elle endormies ?
— Non : Tan passé le dieu d'hymen ,
Les prenant toutes par la main ,
Loin d'ici les a dispersées ;
Pour elle l'hymen ne vient pas ,
Déjà les fleurs sont effacées ,
Le temps seul flétrit ses appas.
Ah ! mes amis ! plaignez Hélène,
Traînant ses regreis superflus,
Sur le chemin de la fontaine ,
Où ses compagnes ne vont plus.
12
N RtVLt DL PARIS.
MA MUSE.
Ma muse est née au fond d'une charmille .
Grâce à l'Amour, en dépit d'Apollon.
Accueillez-la , car elle est sans famille ;
Oui, toute seule en son petit vallon ,
Suivant les flots sur les rives fleuries ,
Cherchant la rose et fuyant l'aquilon.
Elle abandonne au vent ses rêveries,
Elle s'inspire aux chansons des oiseaux ,
Elle s'enivre aux parfums des prairies ;
Penchant la tète au-dessus des roseaux ,
D'un œil distrait , cette chère folie
Jette un regard dans le miroir des eaux.
Elle est coquette , elle se croit jolie ,
C'est une femme : on n'est pas femme en vain.
Quand vient le jour de la mélancolie ,
Elle s'en va se cacher au ravin,
Pour effeuiller les fleurs de sa couronne ;
Pour écouter, sur les rochers d'Herweu ,
Gémir le vent , le triste vent d'automne?
Arsèse Hodssaye.
SOUVENIRS DE VOYAGES.
III. 0)
En arrivant à Marseille, mon premier soin avait été d'écrire
à Méry ; aussi , le lendemain à sept heures du matin , fus-je
éveillé par lui.
Mou pauvre Méry était tant soit peu embarrassé ; je faisais
un voyage pittoresque, et il ne savait que me montrer à Mar-
seille.
En effet, Marseille, ville ionienne, contemporaine de Tyr et
de Sidon, toute parfumée des fêtes de Diane, tout émue des
récits de Pythéas; Marseille, cité romaine, amie de Pompée,
ennemie de César, toute fiévreuse de la guerre civile et toute
fière de la place que lui a donnée Lucain ; Marseille , commune
gothique, avec ses saints, ses évèques, avec les fronts rasés de
ses moines et les fronts chaperonnés de ses consuls ; Marseille,
fille des Phocéens, émule d'Athènes, sœur de Rome, comme elle
le dit elle-même dans l'inscription dont elle se ceint la tète :
Marseille n'a rien ou presque rien gardé de ses différents âges.
Elle avait un ancien souvenir qui était presque pour elle u\u>
chose sainte : c'était rue des Grands-Carmes, n° 54. une mai-
son qu'avait habitée Milon, l'assassin de Claudius, exilé à Mar-
seille malgré la défense de Cicéron. Celle maison conservait,
en commémoration de cet événement, au dessus de la porte un
fl) Voyez tomr> XI , pnfjr- 2fiS.
56 REVUE DE PARIS.
buste que le peuple , dans son ignorance , appelait le saint de
pierre , et qui est relégué aujourd'hui dans le coin de je ne
sais quel grenier. Voici l'histoire de celui qui représentait ce
buste.
L'an 700 de la fondation de Rome , Claudius demandait la
préture.
Claudius était le même qui, quelques années auparavant ,
s'était introduit dans la maison de César, tandis que Pompéïa ,
sa femme, célébrait les mystères de la bonne déesse , et qui ,
reconnu sous les habits féminins dont il s'était couvert, avait
été dénoncé par Aurélie. C'était une accusation qui entraî-
nait la peine de mort; mais Claudius était riche ; il venait
d'acheter une maison 4,800,000 sesterces , et il n'y a pas de
peine de mort pour un homme qui peut payer une maison
3,027,853 francs.
Claudius acheta des témoins; un chevalier nommé Cassi-
nius Schola déposa qu'il était avec lui à Inleramne, tandis
qu'Aurélie prétendait l'avoir vu à Rome. Claudius acheta les
juges; mais comme les juges pouvaient prendre l'argent et
condamner tout de même, ce qui s'était vu, il leur fit remettre
des tablettes de cire de différentes couleurs, afin qu'il connût
bien ceux qui avaient mis Yabsolvo et ceux qui avaient mis le
condemno.
Claudius fut renvoyé de la plainte , ce qui n'empêcha point
César de répudier sa femme, en disant que la femme de César
ne devait pas même être soupçonnée. Pauvre César !
Quoi qu'il en soit , Claudius demandait la préture. On voit
qu'il avait des antécédents qui plaidaient pour lui.
En même temps, Annius Milon demandait le consulat; et
comme, très-riche aussi de son côté, il avait des chances pour
l'obtenir, cela gênait fort Claudius, qui sentait très-bien que
sa préture serait nulle si Milon était consul. J'ai oublié de dire
qu'il yavait une vieille haine entre Claudius et Milon : Claudius
avait fait exiler Cicéron, Milon l'avait fait revenir de l'exil.
Aussi Claudius poussait-il au consulat Plaulius Hypsœus et Me-
tellus Scipion. Des deux côtés, l'argent avait été semé à pleines
mains; mais comme Milon avait pour lui les honnêtes gens, et
Claudius la canaille, toutes les chances, on le voit, étaient pour
Plantais Hypsœus et Metellus Scipion.
REVUE DE PARIS. 37
Sur ces entrefaites, Milon se décida à se rendre à la ville de
Lanuvium, où il avait à élire un flamine. Le 15 des calendes de
février, vers les deux heures de l'après-midi, il se dirigea donc
vers la porte Appienne , car Lanuvium était située à la droite
de la route de ÏVaples, près de la colline de Mars; et comme,
pour quiconque avait un concurrent, les routes n'étaient pas
sûres aux environs de Rome, il se lit accompagner d'une cen-
taine d'esclaves, qu'il mit encore, pour plus grande sûreté, sous
les ordres d'Eudamus et Birria, deux fameux gladiateurs. Or,
les gladiateurs , c'étaient les sbires de ce temps-là. Quant à
Milon, il était dans son char avec sa femme Fausla et son ami
Marcus Fufius.
On marchait depuis une heure et demie à peu près, sans que
rien fût arrivé encore, lorsqif en approchant d'Albano, on aper-
çut une autre troupe d'une trentaine de personnes qui se le-
naitsur un des côtés de la route, tandis qu'un homme à cheval,
qui paraissait être le maître , était descendu de la voie Appia ,
et causait près d'un petit temple de la bonne déesse avec les
décurions des Ariciens. Trois hommes, qui paraissaient de sa
suite, formaient un groupe séparé. L'homme à cheval étaii
Claudius , qui revenait d'Aricie , où il avait grand nombre de
clients. Ces trois hommes formant un groupe séparé étaient ee
même Cassinius Schola qui avait déposé pour lui dans l'affaire
de Pompéïa , et Pomponius et Claudius son neveu , deux plé-
béiens , deux hommes nouveaux , quelque chose comme nos
agents de change. Les autres étaient des esclaves.
Les deux troupes se croisèrent; Milon et Claudius échangè-
rent un regard de haine. Cependant tous deux se continrent, et
Milon était déjà à cinquante pas en avant à peu près, lorsque
Birria, qui marchait le dernier, tout en causant avec Eudainus
et en jouant du bâton à deux bouts avec son javelot, atteignit
du bois de son arme un esclave de Claudius , qui n'avait pas
jugé à propos de lui faire place. L'esclave tira son épée en ap-
pelant ses camarades à son secours; Eudamus et Birria , de
leur côté, crièrent aux armes. Claudius s'avança pour châtier
celui qui avait osé frapper un homme qui lui appartenait ; mais,
au moment où il tirait son épée, Birria le prévint en lui tra-
versant l'épaule d'un coup de javelot. Claudius tomba , et on
l'emporta dans une taverne qui était près de la route.
58 REVUE DE PARIS.
Au bruit qu'il avait entendu derrière lui , Milon avait ar-
rêté son char, et se retournait pour demander ce qui était
arrivé , lorsqu'il vit accourir tout effaré Fustenus , le chef de
ses esclaves.
— - Qu'y a-t-il ? demanda Milon.
— Il y a, répondit Fustenus, que je crois que Birria vient de
tuer Claudius.
— Par Jupiter ! dit Milon , ce sont de ces choses dont il faut
être sûr. Retourne l'assurer du fait , et reviens me dire qu'il est
mort.
Fustenus repartit en courant : Le maître ordonne qu'on l'a-
chève , dit-il à Eudamus et à Birria. Comme on le voit , Fuste-
nus était un homme précieux, et qui comprenait à demi-mot.
Eudamus et Birria , de leur côté , ne se le tirent pas dire deux
fois ; ils s'élancèrent avec la troupe qu'ils commandaient vers
la taverne où l'on avait porté Claudius. Ses esclaves voulurent
le défendre, mais ils étaient trop inférieurs en nombre : onze
se firent tuer; il est vrai que c'était pour eux une manière d'être
libres; les autres se sauvèrent.
Claudius fut arraché du lit où il était couché et reçut deux
autres blessures, toutes deux mortelles; on le traîna mourant
sur la grande route, où on l'acheva ; puis Fustenus lui arracha
son anneau, qu'il apporta à Milon en lui disant :
— Cette fois-ci , maître , il est bien mort.
Et, satisfait de celle assurance, Milon continua sa route sans
s'inquiéter autrement du cadavre. Le sénateur Sextius Tedius .
qui revenait à Rome, trouva le corps de Claudius, le reconnut,
le fît mettre dans sa litière, et revint à la ville a pied; puis il
le fit porter à sa belle maison du mont Palatin , la même que,
quelque temps auparavant , Claudius avait achetée 4r000.000
de sesterces. En un instant la nouvelle de son assassinat se
répandit , et , guidé par les cris de Fulvie, femme de Claudius.
qui, penchée sur le corps tout sanglant, s'arrachait d'un^
main les cheveux et de l'autre montrait les blessures de son
mari, le peuple accourut de tous les coins de Rome au mont
Palatin.
La nuit se passa ainsi, la foule augmentant sans cesse, et
vers le malin elle devint si considérable que plusieurs personnes
forent étouffées. En ce moment deux tribuns du peuple arri-
REVUE DE PARIS. 5?
vèrent. C'étaient Munitius Plancus et Pomponius Rufus.'A
leur vue les vociférations contre le meurtrier redoublèrent ,
car on les savait amis de Claudius. Aussi, au lieu de calmer
tous ces furieux, donnèrent-ils l'exemple; et faisant emporter
le cadavre tel qu'il était , ils ordonnèrent de le déposer sur les
rostres , afin qu'il fût mieux vu de la multitude ; puis de lu ils
le firent porter dans la curie Hoslilie , où, le peuple lui ayant
fait à la hâte un bûcher avec les tables et les chaises des tribu-
naux et avec les livres d'un libraire dont la boutique se trou-
vait près du lieu de cette scène , ils y mirent le feu.
Or, comme il faisait un grand vent , la flamme se commu-
niqua à la curie , et de la curie à la basilique Porcia, qui
toutes deux furent incendiées. Puis, pour faire jusqu'au bout
à Claudius des funérailles dignes de lui, le peuple s'en alla
piller la maison de Milon et celle de Lepidus l'inler-rui. Il va
sans dire qu'Hypsœus et Scipion , ces candidats qui étaient
opposés à Milon, étaient bien pour quelque chose dans toutcela.
Cependant, si odieux que fût l'assassinat de Claudius, la
façon dont il était vengé parut plus odieuse encore aux bons
citoyens. Milon , voyant que ses ennemis avaient eu l'impru-
dence défaire oublier son crime par leurs excès, revint à Rome,
et y annonça sa présence eu déclarant qu'il continuerait de
poursuivre le consulat, et en faisant distribuer dans les tribus
mille as par tète à l'appui de sa prétention. Mille as faisaient à
peu près cinquante à cinquante-cinq francs : près d'un million
y passa.
La distribution fut trouvée médiocre; aussi Milon, au lieu
d'être nommé consul , fut-il ajourné à comparaître le six des
ides d'avril devant le questeur Doinilius , comme accusé de vio-
lence et de brigue.
L'accusateur et l'accusé avaient chacun dix jours pour prépa-
rer, l'un son accusation, l'autre sa défense.
Les débals durèrent trois jouis; ils eurent lieu comme d'ha-
bitude sur le forum. Durant ces débats, Rome fut pleine de
telles rumeurs, et les juges furent poursuivis de telles me-
naces , que , le jour où le jugement avait été rendu , le grand
Pompée, qu'on avait nommé consul provisoire, fut obligé de
prendre lui-même le commandement de la force armée, et,
après avoir fait garder toutes les issues du forum, (le venir se
60 REVUE DE TARIS.
placer de sa personne avec une troupe de soldais d'élite au
temple de Saturne.
Milon avait naturellement choisi Cicéron pour défenseur,
et comptait beaucoup sur son éloquence ; mais, comme il comp-
tait moins sur son courage, il l'avait fait conduire au forum
dans une litière fermée, de peur que la vue de tout ce peuple
et de tous ces soldats ne le troublât et ne lui ôtàt de ses moyens.
Malheureusement ce fut bien pis quand Cicéron sortit de sa
cage et que sans préparation aucune il se trouva au milieu de
toute celte foule qui lui criait que c'était Milon qui avait tué
Claudius, mais que c'était lui , Cicéron , qui avait conseillé le
meurtre; peu s'en fallut qu'il ne perdît la tète, et la chose se-
rait probablement arrivée , si Pompée, pour laisser toute lati-
tude à la défense, n'avait ordonné de chasser du forum à coups
de plat d'épée ceux qui avaient insulté l'orateur.
Mais le mal était fait. Une fois troublé, Cicéron se remettait
difficilement ; d'ailleurs son grand moyen, à lui, c'était l'ironie;
il avait sauvé un plus grand nombre d'accusés par le ridicule
qu'il avait répandu sur ses adversaires que par l'intérêt qu'il
avait répandu sur ses clients. Or, pour trouver de ces bons
mots qui percent de part en part un homme, il faut avoir l'es-
prit libre, et (elle n'était pas, il s'en faut, la situation où se
trouvait Cicéron ; aussi son discours fut-il embarrassé, froid et
languissant. Tout le monde l'attendait à la péroraison ; la pé-
roraison fut plus faible que le discours. Il en résulta que Milon
fut condamné à la majorité de trente-huit voix sur treize.
Il est vrai que les amis de Claudius avaient été plus géné-
reux que Milon , car ils avaient distribué, pendant les quatre
jours qu'avait duré le procès, près de trois millions.
Les votes recueillis, le questeur Domilius se leva d'un air
triste et solennel, dépouilla sa toge en signe de deuil ; puis, au
milieu du plus profond silence :
— Il paraît, dit-il , que Milon a mérité l'exil et que ses biens
doivent être vendus ; il nous plaît en conséquence de lui inter-
dire l'eau et le feu.
Des battements de mains insensés, des cris d'une joie fu-
rieuse accueillirent ce jugement, tandis que d'un autre côté les
amis de Milon conspuaient les juges; il y en eut même un qui
s'approcha du questeur , et qui , faisant illusion aux trois mil-
REVUE DE PARIS. 61
lions répandus par les partisans de Claudius, lui dit en lui
montrant les soldats :
— Vous avez demandé des gardes , n'est-ce pas , pour qu'on
ne vous volât point l'argent que vous venez de gagner?
Quant à Milon , il fut reconduit chez lui par une nombreuse
escorte que lui donna Pompée, fit a la hâte tous ses préparatifs
de voyage, et partit le jour même pour Marseille.
On devine que l'illustre exilé fut bien reçu dans la ville grec-
que , mais rien ne console de l'exil ; aussi . lorsque, quelque
temps après son arrivée, Milon reçut le discours corrigé que lui
envoya Cicéron , ne put-il s'empêcher , en voyant la différence
qui existait entre la harangue écrite et celle que l'orateur avait
prononcée , de lui répondre avec une certaine amertume ces
seules paroles ; Cicero, si sic egisses , barbatos pisces Milo
non ederet. Ce qui voulait dire : Cicéron, mon ami, si tu avais
parlé comme tu as écrit , Milon serait consul à Rome , au lieu
de manger à Marseille des poissons barbus.
Milon ne mourut point à Marseille; il fut tué en Calabre,
dans la guerre entre César et Pompée ; la tradition veut pour-
tant que cette maison de la rue des Grands-Carmes soit la
sienne , et que le buste soit le sien. Quelques archéologues
avaient bien cru reconnaître dans ce buste une effigie de saint
Victor, mais leurs antagonistes leur avaient victorieusement
répondu, en leur demandant ce qu'avaient à faire avec saint
Victor la louve romaine que l'on voyait sculptée au dessous de
la niche, et ces délicates feuilles d'acanthe si élégamment tra-
vaillées, que le ciseau qui les avait sculptées portait, dans son
travail même, la date du siècle d'Auguste. Enfin le peuple qui
en sait plus que tous les antiquaires venus et à venir, a consa-
cré cette tradition , qui n'a pu sauver la maison de la rue des
Grands-Carmes de ce charmant badigeon jaune en si grande
faveur près des conseils municipaux.
Une des ruines qui datent de la même époque est la porte
Joliette, qui n'a point été démolie parce qu'elle sert à l'octroi.
Les étymologistes veulent à toute force que le nom de porte Jo-
lietle lui vienne de porta Julii , attendu, disent-ils, que ce fut
par cette porte que César entra dans la ville après que Tre-
bonius l'eut mise à la raison. Il y avait sur cette porte des bas-
reliefc et des inscriptions qui eussent pu raconter ce grand
62 REVUE DL PARIS.
événement, mais ils ont été rongés par cet âpre vent de la mer,
qui réduit toute pierre en poudre, et il ne reste que l'anneau
d'où pendait la herse qui s'éleva devant César.
Ajoutez à ces souvenirs quelques arceaux de l'ancien palais
des Thermes, qui forment aujourd'hui, sur la place de Lenche,
la boutique d'un tonnelier , et vous aurez énuméré tout ce que
Marseille compte de ruines romaines.
C'est peu de chose, on le voit, lorsqu'on s'est appelé Massilia,
et qu'on est si près du pont du Gard , de la maison carrée de
Nîmes , et de l'arc-de-triomphe d'Orange.
IV.
Marseille n'est guère plus riche en monuments du moyen
âge qu'en ruines antiques. Quand on a vu le clocher des Ac-
couls , l'abbaye de Saint-Victor , les ruines de la tour Sainte-
Paule, l'hôte! de ville et le fort Saint-Nicolas, on a vu tout ce
qui reste debout à Marseille du ive siècle au xvne.
Le clocher des Accouls est tout ce qui reste de l'église d.'
Notre-Dame de las Accoas, détruite à l'époque de la révolution.
C'est une flèche romaine lourde et massive, qui ne rappelle au-
cune tradition remarquable, et devant laquelle on passe sans
même s'y arrêter.
Il n'en est point ainsi de la vieille abbaye de Saint-Victor,
qui est à la fois un monument curieux et vénéré : elle esL
bâtie à l'endroit même où Cassien , qui arrivait des déserts
de la Thébaïde , retrouva dans un caveau le cadavre de saint
Victor. Ce caveau était au milieu d'un vaste cimetière; Cas-
sien fonda l'église que nous voyons aujourd'hui et que le
xiii0 siècle crénela. Quant à sa fondation première, elle re-
monte à l'an 410.
C'est dans les caveaux de saint Victor qu'est la bonne Vierge
noire, la plus vénérée des madones marseillaises, dont les fonc-
tions principales sont de faire tomber la pluie dans les grandes
sécheresses. Une fois par an , le jour de la Chandeleur , on la
transporte dans l'église, on la revêt de sa plus belle robe, on
lui met sur la tête sa couronne d'argent, et on l'expose à la
vénération des fidèles. En général, on attribue cette image à
Sftitlt Lue ; rVst une* fnrf sainff origine . mais qu'il ne faut
REVUS bfc PARIS. 63
point accepter cumule parole d'évangile ; ceux qui ferment le*
yeux de la foi avant de regarder la bonne mère noire, comme
l'appelle familièrement le peuple marseillais, lui assignent pour
date la fin du xiue ou le commencement du xive siècle.
Quant à la tour Sainte-Paule. elle aussi était crénelée comme
l'abbaye de Sainl-Victor, car elle aussi était de vieille date. Il
y a vingt ans qu'elle était encore haute et fière comme au temps
du connétable de Bourbon; un souvenir patriotique aurait dû
la proléger. C'était sur sa plaie-forme que l'on braquait celte
fameuse coulevrine qui contribua à faire lever le siège aux
Espagnols, et fournil au joyeux marquis de Pescaire l'occasion
de dire un de ses plus jolis mois ; mais les conseils municipaux
sont féroces à l'endroit des jolis mots et des vieux murs; ils ne
comprennent ni les uns ni les autres, et il leur semble que tout
ce qu'ils ne comprennent pas les insulte. La vieille tour, quoi-
qu'elle complât à peu près mille ans d'existence , était lenle à
mourir. Le temps , qui s'était usé dessus , la respectait forcé-
ment. Le conseil municipal sonna ses trompettes, et la tour
féodale tomba pour se relever manufacture de savon.
C'était pourtant un beau souvenir à conserver que celui de
celle tour devant laquelle recula ce fameux connétable de
Bourbon qui devait prendre Rome. Sa vengeance avait tenu
parole; il rentrait en France avec ce fameux étendard emblé-
matique qui représentait un cerf ailé et des épées flamboyan-
tes; il rentrait en France réuni aux Génois, aux Florentins ,
aux Milanais, aux Vénitien* , au roi d'Angleterre Henri VIU ,
au pape Adrien VI et à l'empereur Charles-Quint; et , aprèo
avoir chassé les Français de la Lombardie , il avait pris . au
lieu de tous ses autres titres que lui avait enlevés Fran-
çois Ier, le titre de comte de Provence , et il marchait sur Mar-
seille en réclamant son comté.
De leur coté, une foule de gentilshommes français étaient
venus se jeter dans Marseille; mais, surpris à l'improviste ,
n'ayant point eu le temps de réunir d'armée, ils n'apportaient
que le secours individuel de leur courage. C'était le maréchal
de Chabannes, qui devait mourir à Pavie plutôt que de se ren-
dre, c'était Philippe de Brion, comte de Chabot, c'était l'ingé-
nieur Miradel.
Marseille, réduite à ses propres forces, résolut au moins de
Gi REVUE DE PARIS.
les employer toutes, et, se rappelant qu'elle avait résisté à Cé-
sar, elle ne désespéra point de vaincre le connétable. En consé-
quence , elle organisa une milice bourgeoise , qui s'éleva après
de neuf mille hommes ; elle rasa tous ses faubourgs, sans épar-
gner ni les églises ni les couvents ; les forts et les remparts
furent réparés, et l'enthousiasme était tel que les femmes ai-
dèrent aux travailleurs.
On en était là. lorsque du côté de la mer on entendit le gron-
dement du canon. C'était La Fayette, à la tète de l'escadre fran-
çaise, qui en venait aux mains avec Hugues de Moncade, com-
mandant l'escadre espagnole, et qui coulait trois galères. Cet
avantage était de bon augure; aussi les Marseillais en pri-
rent-ils un nouveau courage.
Au commencement de juillet 1525, on annonça que Charles
de Bourbon avait culbuté les troupes de Ludovic de Grasse ,
seigneur du Mas, et avait passé le Var. Quelques jours après,
on apprit qu'Honoré de Puget , seigneur de Prat , premier con-
sul de la ville d'Aix, avait apporté les clefs de la ville à Charles
de Bourbon, qui l'avait nommé viguier. Enfin, le 15 août, on
aperçut à la tête d'une petite troupe Charles de Bourbon lui-
même : il venait reconnaître Marseille.
— Peste ! lui dit Pescaire son lieutenant, en voyant les dis-
positions prises ; il paraît que nous n'aurons pas si bon marché
de Marseille que d'Aix.
— Bah ! répondit Bourbon avec un geste de mépris; au pre-
mier coup de canon , vous verrez les bourgeois nous apporter
les clefs de la ville.
— Nous verrons, dit Pescaire.
Pescaire était le saint Thomas de l'expédition ; seulement,
au lieu de se convertir, il devenait de jour en jour plus incré-
dule.
Le 19 , le connétable conduisit devant Marseille toute son
armée. Elle se composait de sept mille lansquenets, de six
raille fantassins espagnols , de deux mille Italiens et de six
cents chevau-légers. Le marquis de Pescaire se logea avec les
siens à l'hôpital Saint-Lazare; le connétable et les lansquenets
se logèrent à Porte-Galle , et les Espagnols au chemin d'Au-
bague. Il fut décidé que la tranchée s'ouvrirait le 25. Le con-
nétable . en conséquence , invita pour le 23 Pescaire à venir
REVUE DE PA&tS, 60
venir entendre la messe sous sa tente et à déjeuner avec lui.
Pescaire, qui était à la fois dévot et gourmand, fut exact au
rendez-vous. On commença par la messe , que l'aumônier du
connétable célébra devant un petit autel improvisé; les deux
cbefs des assiégeants récoulaient agenouillés de chaque côté
de l'autel. Tout à coup en entendit un coup de canon, et le
prêtre, qui en ce moment levait l'hostie, tomba tout san-
glant sur l'autel, sans avoir même le temps de pousser un cri.
— Qu'est-ce que cela ? demanda Bourbon.
— Rien, monseigneur, répondit Pescaire; ce sont les bour-
geois de Marseille qui vous apportent les clés de leur ville.
On ramassa le prêtre : il était mort. La messe était finie ; les
deux chefs allèrent déjeuner.
Au reste, Bourbon ne devait pas faire plus de façons pour lui
que pour les autres. Lorsqu'il fut frappé à son tour de la balle
qui le tua , il se coucha dans le fossé , se fit jeter sur le corps
son manteau blanc , et , montrant la brèche à ses soldats , il
leur dit : Allez toujours.
Le même jour la tranchée fut ouverte , et on commença de
canonner la ville; de son côté l'artillerie marseillaise fît mer-
veille, et surtout la fameuse coulevrine . qui parlait plus haut
et qui portail plus loin qu'aucune autre; aussi , lorsqu'on eut
reconnu la supériorité de cette pièce, lui donna-t-on les poin-
teurs les plus habiles, de sorte qu'elle fit force ravages dans les
rangs ennemis.
Quelques jours se passèrent à faire le plus de bruit possible
en dessus, et le moins de bruit possible en dessous, c'est-à-dire
qu'en même temps qu'ils ouvraient la tranchée, les Espagnols
minaient comme des taupes; mais de leur côté les Marseillais
réparaient les murailles et conlreminaienl de leur mieux, et,
dans celle double défense, ils furent si bien secondés par les
femmes de la ville , que celte partie des murailles conserva le
nom de Tranchée des Dames.
Enfin, le 25 septembre la brèche fut praticable; aussi Bour-
bon, contre l'avis de Pescaire, résolut-il de donner l'assaut. Ce
qui déterminait le connétable , c'est qu'il était urgent d'en finir
par un coup d'éclat : il était convenu entre lui et les alliés que,
pendant qu'il envahirait le midi de la France , les Espagnols
feraient irruption par la Guyenne, l'Angleterre par la Picardie,
12 (j
66 REVUE DE PARIS.
et l'Allemagne par la Bourgogne. Mais Henri VIII et Charles-
Quint avaient manqué de parole , et , conduit par sa haine ,
Charles de Bourbon s'était trouvé seul au rendez-vous. D'une
autre part , il avait appris que les maréchaux de Chabannes et
de Montmorency venaient de combiner leurs opérations avec
le comte de Carces , et qu'ils se préparaient à venir au secours
de Marseille, avec de nombreuses troupes et une formidable
artillerie. De plus , on avait toujours manqué de vivres , et on
commençait à manquer de munitions. Pendant la journée du 25,
Bourbon fit donc toutes les dispositions pour donner Passant,
et Marseille pour le recevoir. De chaque côté le coup était
décisif.
Au moment du coucher du soleil, les Espagnols, conduits par
Bourbon, s'avancèrent vers la brèche; quant àPescaire, comme
il avait désapprouvé cette tentative , il regarda donner l'assaut
en se croisant les bras.
La lutte fut horrible ; trois fois Bourbon , au milieu des bou-
lets, de la flamme , de la fumée , des pierres , des poutres et de
la poix bouillante , ramena les Espagnols sur la brèche; trois
fois ils furent repoussés. Bourbon voulut tenter un quatrième
assaut , mais il était nuit close , et il lui fut impossible de les
rallier.
Dans la nuit il apprit que Pavant-garde de l'armée française
était à Salon. Il ne fallait plus songer qu'à se retirer; à trois
heures du matin le connétable donna l'ordre de la retraite. Au
jour , les Marseillais virent fuir leurs ennemis ; alors la vil e
tout entière accourut sur les remparts, battant des mains . et
poursuivant les Espagnols de ses huées. De son côté la coule-
vrine faisait de son mieux, et elle tira tant que les ennemis
furent à sa portée.
Ainsi, ce bal sanglant se fermait au son de la même musique
qui l'avait ouvert. Et c'est cependant cette tour vénérable, sur
laquelle on avait placé la pièce principale de l'orchestre, que
le conseil municipal a abattue. Dieu lui fasse paix dans ce
monde et dans l'autre !
A l'hôtel de ville , au moins, on n'a que gratté. Là, il y avait
l'écusson de France , fait par Puget . ce pauvre Puget n'avait
pu prévoir quel sort nos révolutions réservaient à son œuvre,
et il avait mis sur l'écusson les trois fleurs de lis, qui avaient
REVUE DE PARIS. II
été les armoiries de saint Louis, de François Ier et de Louis XV\ .
Il avait cru que les victoires de Mansourah, de Marignan et de
Denain , les avaient arrosées d'un assez glorieux sang pour
qu'elles eussent pris à tout jamais racine sur la terre de France.
Puget s'était trompé ; et son écusson , gratté par la main du
peuple, attend les armoiries nouvelles qu'il plaira à la France
de se choisir. — Deus dédit, Deus dabit.
La première chose que l'on aperçoit en montant l'escalier de
l'hôtel de ville de Marseille, c'est la statue de l'assassin Liber-
lat , que son nom , dans lequel l'ignorance du peuple vit un
symbole, protégea contre toutes les attaques.
C'était vers la fin de l'année 1595; il y avait par conséquent
un an que Henri IV était entré à Paris; tous les capitaines de
la ligue ^'étaient ralliés à lui , toutes les villes de France
avaient reconnu son pouvoir ; il ne restait de rebelles parmi les
chefs que d'Épernon, Casaulx et un lieutenant inconnu nommé
Laplace , et parmi les villes que Grasse, Brignoles et Marseille.
Henri IV avait vaincu Mayenne au combat de Fontaine-
Française , et s'était réconcilié avec le pape Clément VIII. Ces
deux nouvelles répandues en même temps, l'une par Charles de
Lorraine, duc de Guise, fils du Balafré, qu'il avait nommé gou-
verneur en Provence , et l'autre par monseigneur Aquaviva ,
vice-légat à Avignon , avaient fait grand bieu à la cause du
Béarnais. Aussi Aix , Arles, Mousliers , Riez, Aups, Castellane,
Ollioules, Gemenos, Cegreste et Marignane avaient-elles ouvert
leurs portes aux cris de : Vive le roi ! Restait , comme nous
l'avons dit , d'Épernon qui tenait Brignoles, Laplace qui tenait
Grasse, et Casaulx qui tenait Marseille.
Un matin, un capitaine nommé Granier, entra dans la
chambre de Laplace comme celui-ci déjeunait : — Compagnon,
lui dit-il , il faut mourir ! — Et, joignant en même temps l'ac-
tion à l'exhortation, il lui planta un poignard dans la poitrine.
Il n'y avait rien à répondre à cela; Laplace ouvrit les bras,
poussa un soupir et mourut. Les consuls , ayant appris cet
événement, parcoururent aussitôt la ville en criant : Vive le
roi! Puis, comme ils aperçurent le duc de Guise qui s'avançait
à la tète de son avant-garde, ils coururent au devant de lui
et lui ouvrirent les portes au milieu des plus ardentes accla-
mations.
68 REVUE DE PAftlS.
Il ne restait donc plus que Brignoles et Marseille.
D'Épernon s'était vu abandonné successivement par tous ses
capitaines et par une partie de ses soldats ; de dix mille hom-
mes qu'il avait amenés avec lui, à peine lui en reslail-il quinze
cents; mais, comme l'enlêlement faisait le fond de son carac-
tère , il avait résolu de tenir jusqu'au bout , ce qui faisait le
désespoir de Brignoles et de ses environs. Un paysan du Val ,
nommé Bergne, résolut de délivrer le pays de ce ligueur en-
ragé.
D'Épernon avait pris son logis chez un nommé Roger ; la
communauté du Val devait deux charges de blé à ce même
Roger, qui , attendu que les provisions de bouche n'abondaient
pas, réclama le blé au jour dit. C'était justement ce qu'atten-
dait Bergne; il porta les deux charges de blé chez Roger , et ,
leur substituant deux charges pareilles de poudre , lia les deux
sacs de la même façon qu'on avait l'habitude de lier les sacs de
blé. Seulement, dans la ligature, il prépara un artifice qui de-
vait, au moment où l'on dénouerait la corde, mettre le feu à
celte espèce de machine infernale; puis il chargea tranquille-
ment son double sac sur un mulet, et s'en alla le déposer, à
l'heure du dîner du duc, dans le vestibule placé précisément
au dessous de la salle où d'Épernon prenait son repas. On
offrit à Bergne d'attendre que messire Roger , qui était absent,
rentrât pour lui donner son reçu; mais Bergne, qui voyait un
domestique s'approcher du sac, et qui élait pressé de s'en aller,
dit qu'il viendrait le chercher un autre jour , gagna la porte,
et, dès qu'il en eut franchi le seuil, s'enfuit à toutes jambes.
Il était à peine au bout de la rue qu'une explosion effroyable
se fit entendre.
La maison tout entière s'écroula. D'Épernon, resté à cheval
sur une poutre, en fut quitte pour quelques meurtrissures.
Cependant, comme la chose pouvait se renouveler, et qu'il
devait s'attendre à ne pas être toujours si heureux; comme
d'ailleurs il était enfin dégoûté de cette guerre inutile toute
semée de trahisons ouvertes et de périls cachés, d'Épernon
abandonna à son tour la Provence.
Restèrent donc seulement, pour faire face à la puissance
croissante de Henri IV, Marseille et Casaulx.
Comme tous les hommes qui . apparus tout à coup , ont joué
hEVUE DE PARIS. 69
pendant un instant un grand rôle politique, puis sont rentrés
dans le néant sans avoir eu le temps de dire leur dernier mot ,
Casaulx fut jugé fort diversement, non-seulement par la pos-
térité, mais encore par ses contemporains. Les uns disaient
qu'exploitant les anciens souvenirs de la ville municipale , Ca-
saulx voulait briser les liens qui retenaient Marseille au royaume,
et en faire une cité libre , une république commerçante comme
Gènes et Florence , ce que permettait de réaliser la position
topographique de la ville. Quant à lui, dans ce cas, ses espé-
rances auraient été ou le bonnet du doge ou la bannière du
gonfalonier.
D'autres disaient, au contraire, et, à l'appui de l'opinion de
ceux-ci, le président de Thou a joint l'autorité de la sienne ;
d'autres disaient que Casaulx nétait qu'un ligueur obstinéqui
sacrifiait la ville à son ambition ; ambition mesquine qui se bor-
nait au titre de grand d'Espagne et à la possession de quelque
marquisat en Calabre. 11 faut l'avouer, le président de Thou
pourrait bien avoir raison.
Quoi qu'il en soit, Casaulx était maître absolu à Marseille.
11 avait des gardes du corps, il levait des contributions, il con-
fisquait les biens des royalistes, il établissait des octrois j enfin,
sa marine (car il avait une marine) ayant pris un bâtiment parti
de Livourne qui portait de la part du grand-duc de Toscane
des meubles, de l'argenterie et des bijoux au roi de France, Ca-
saulx garda le tout pour lui sans en rendre compte à la com-
mune. Il est vrai que ce tout était évalué à 180,000 francs, ce
qui n'est peut-être pas une excuse , mais ce qui est au moins
une raison.
Casaulx lenaitdonc Marseille en étal de guerre ouverte quand
le reste de la Provence était pacifié, cela convenait fort au
doge de Gènes et au roi d'Espagne. Aussi Jean-André Doria
lui envoya-t-il quatre galères qui lui amenaient chacune cent
soldats, et Charles 11, qu à grand tort dans les arbres généa-
logiques on appelle le dernier mâle de la maison d'Autriche ,
s'engagea-t-il à ne laisser jamais Marseille manquer d hummes
et d'argent, si Casaulx voulait s'engagera ne jamais recon-
naître pour roi Henri de Boui bon , à n'ouvrir les portes qu'aux
soldats espagnols , et à ne former aucune alliance sans l'auto-
risation de la cour de Madrid.
G.
70 REVUE DE PARIS.
Casaulx promit tout ce qu'on voulut, et pour preuve qu'il
était prêt à tenir tout ce qu'il avait promis , il fit en grande
pompe brûler sur la place de la Bourse l'effigie de Henri IV.
Cependant tout le monde , à Marseille, n'était point de l'avis
deCasaulx.et parfois les opinions contraires s'exprimaient de
façon à ne laisser aucun doute sur leur énergie. Un soir que
Casaulx se promenait sur la Place-Neuve , quatre coups de feu
partirent des fenêtres d'une maison, et tuèrent Jean Allovélis,
son cousin 5 comme il commençait à faire nuit, les assassins
purent se sauver.
Un autre conspirateur nommé d'Atria eut moins de bonheur
et paya de sa vie une tentative du même genre : celui-là , qui
était un moine , avait eu l'idée de faire sauter le consul. A cet
effet, il s'associa un autre moine nommé Brancoli, étions deux
résolurent de profiler d'une des fêtes de Noël, et de choisir le
moment où Casaulx viendrait adorer le saint Sacrement dans
l'église des Prêcheurs. Un pélard devait être placé sous le banc
où il avait l'habitude de s'agenouiller. Malheureusement Bran-
coli confia le complot à son beau-frère Bequet; Bequet couru!
chez Casaulx, et avoua tout, à condition qu'il ne serait rien fait
à Brancoli. Casaulx tint parole, il pardonna à Brancoli, mais
il fit pendre d'Atria, ordonna que son corps fut jeté dans un
bûcher ; puis , lorsque le corps fut consumé , il en dispersa les
cendres au vent.
Ces deux tentatives étaient peu rassurantes pour ceux qui
pouvaient avoir quelque envie de s'engager dans une nou-
velle conspiration. Cependant, il y eut un homme nommé Li-
berlat, qui ne désespéra point d'arriver à un résultat plus
décisif.
Comme Casaulx, Liberlat a été jugé de deux façons diffé-
rentes : les uns ont voulu voir en lui un vrai ami de l'indépen-
dance marseillaise, qui , à l'exemple de Lorenzo de Médieis.
aurait feint toutes sortes de complaisance et d'amitiés pour le
consul, afin de prendre son temps, et par conséquent d'être
plus certain de réussir; les autres n'ont vu dans Libellât qu'un
assassin soldé qui avait fait ses conditions d'avance , et qui ne
s'était engagé à commettre le crime que décidé par l'espoir
d'une belle récompense. Il faut encore avouer, à la honte de
l'humanité, que les derniers pourraient bien avoir raison. En
RE Vit DE PAK!>. 71
effet . les conditions de cet assassinat éiaient que Liberlat re-
cevrait la charge de viguier, le commandement de la porte
Réale, celui du fort île Notre-Dame de la Garde, celui de deux
galères, 60.000 écus comptants, une terre de 2.000 écus de
rente, une abbaye de 1,500 écus et les droits d'entrée sur l'épi-
cerie et sur la droguerie. A côté de la part du lion , il y avait
d'autres parts faites pour les assassins subalternes. Quant à
Marseille , elle conserverait ses immunités ; une chambre sou-
veraine de justice y serait établie , et une amnistie générale y
serait proclamée.
Le duc de Guise , avec lequel on avait arrêté ces différentes
conditions, fut informé que tout était prêt, et qu'on n'attendait
qu'une occasion favorable. Enfin, le 17 janvier 1596 fut choisi
pour le jour de l'exécution , et le duc de Guise en reçut avis .
pour qu'jl pût se tenir prêt à entrer dans la ville. Le 16, les
conjurés communièrent dans Téglise des religieuses de Sion, et
prièrent longtemps devant le saint Sacrement, qu'ils avaient
fait tirer du tabernacle, afin, dit le chroniqueur, de recom-
mander leur affaire à Dieu.
Le duc de Guise fut exact au rendez-vous ; il arriva presque
sous les remparts , dans la nuit du 16 au 17 ; mais il y était à
peine qu'un religieux minime , ayant aperçu des fenêtres de
son couvent une grosse troupe de soldats dont les armes bril-
laient dans l'obscurité, accourut tout essoufflé près de Casaulx.
et le prévint que des ennemis rôdaient autour des murailles, et
allaient sans doute tenter quelque surprise.
Casaulx, qui était un peu souffrant, et qui d'ailleurs peut-être
n'ajoutait pas une foi entière aux discours du moine , envoya
Louis Daix pour reconnaître celte troupe. Louis Daix sortit par
la porte Réale , dont la garde était confiée à Liberlat. A peine
fut-il sorti que Liberlat abattit le trébuchet derrière lui de
telle manière qu'il ne pût rentrer.
Louis Daix ne poussa pas loin son exploration nocturne, li
ne larda pas à se heurler contre une troupe de soldats roya-
listes qui était sous le commandement du seigneur d'Alamau-
non. Dès les premiers coups de feu qui furent échanges, les
canons du rempart se mêlèrent a la partie. Le duc de Guise
crut que tout était perdu; mais Libellât trouva le moyen de
lui faire dire qu'il tînt bon, et que tout ce vacarme ne signifiait
72 REVUE DE PARIS.
rien. Le duc de Guise suivit l'avis à la lettre. Louis Daix, re-
poussé avec sa troupe, voulut rentrer dans la ville , dont il
trouva la porte fermée. Il allait être pris, lorsqu'un pêcheur
lui jeta une corde. Louis Daix. qui était poursuivi de près, s'y
cramponna de toutes ses forces; le pêcheur tira la corde à lui ,
et, après de grands efforts, finit par amener le viguier sur la
muraille.
Le jour parut ; Liberlat regarda autour de lui , et vit que ,
selon son ordre, tous les conjurés à peu près l'avaient rejoint.
C'étaient ses deux frères, ses deux cousins, Jean Laurent, Jac-
ques Martin, Jean Viguier et deux autres. Alors, dit le chroni-
queur, Pierre Libertat, qui avait besoin de Casaulx, le fit prier
de se rendre sans retard à la porte Réale, attendu que, l'ennemi
se montrant sur tous les points, il croyait sa présence néces-
saire pour entretenir le courage du soldat.
Casaulx, qui n'avait conçu aucun soupçon, appela ses gar-
des du corps , et , leur ayant ordonné de s'armer , s'achemina
avec eux vers la porte Réale, sans même prendre la précaution
de s'armer lui-même. Alors un soldat, le voyant venir de loin,
dit à Libertat, qui regardait d'un autre côté :
— Capitaine, voici M. le consul Casaulx.
Libertat se retourna vers le consul, et le vit effectivement
venir à lui. Il marchait entre deux pelotons d'une vingtaine
d'hommes chacun, et venait d'un grand pas. Mais Liberlat était
si impatient qu'il ne put attendre que Casaulx l'eût rejoint; il
marcha droit à lui, et arriva en face du premier peloton de
mousquetaires. Il mit l'épée à la main. Cette action parut
étrange au brigadier qui les conduisait; aussi voulut-il arrêter
Libertat en lui présentant la pointe de sa hallebarde; mais
Libertat saisit la hallebarde par le bois, et lui fendit la tète d'un
coup de son épée. Au même instant cinq ou six mousquetades
éclatèrent : quoique tirées à bout portant, aucune d'elles ne le
blessa. Alors, appelante lui ses amis, il se jeta dans les rangs
des gardes du corps, qui, se rompant devant lui, lui ouvrirent
un passage jusqu'au consul. Celui-ci, tout ébloui de ce feu et de
ce bruit, tira à moitié son épée en reculant devant Libertat, et
en lui disant :
— Que voulez-vous de moi , capitaine ?
— Je veux vous faire crier vive le roi! dit Libertat; et en
KEVUE DE PARIS. 73
même temps il frappa Casaulx' à la poitrine d'un tel coup, que
l'épée lui traversa tout le corps , et sortit sanglante entre ses
deux épaules.
Si effroyable que fût celte blessure , Cassaulx ne fut pas lue
raide ; car, étant tombé d'abord la face contre terre , il se re-
leva sur un genou. En ce moment Barthélémy Libertat , frère de
Pierre, lui donna un coup de pique derrière le cou. Cette fois
Casaulx tomba pour ne plus se relever.
Le même jour, le duc de Guise prit possession de la ville de
Marseille au nom du roi Henri IV, après avoir juré le maintien
des privilèges de la commune, ainsi quetous les gouverneurs
avaient accoutumé de faire.
De son côté, Libellât reçut ce qui lui avait été promis :
grades, honneurs, argent, terre et abbaye. On fit même plus :
on lui tailla une statue de marbre. C'est cette statue en face de
laquelle on se trouve en entrant dans l'hôtel de ville de Marseille.
Mais ce qu'il y a de plus curieux dans cette statue , c'est qu'au-
jourd'hui encore elle tient à la main l'épée avec laquelle Pierre
Libertat a tué Casaulx.
Comme l'hôtel de ville ne renferme d'ailleurs rien de remar-
quable , on peut se dispenser de monter plus haut que les dix
premières marches.
Après la ligue vint la fronde. Marseille se divisa en deux
partis, les canivets ou mazarinistes , c'est-à-dire partisans du
roi, et les sabreurs, ou partisans des princes. De 1651 à 1657.
on se sabra et on s'arquebusa dans les rues de Marseille. Enfin
on souffla à Louis XIV que tout le mal venait de ce que, les
Marseillais nommant leurs consuls eux-mêmes, ces consuls
étaient naturellement portés à l'indulgence envers leurs com-
patriotes. Or, l'indulgence , comme on sait , est un pauvre re-
mède en fait de guerre civile.
C'étaient là de ces avis comme il faisait bon d'en donner au
roi Louis XIV; aussi fut-il parfaitement de l'opinion de Louis de
Vento , qui lui conseillait de casser les consuls nommés par le
peuple , et d'en nommer d'aulres lui-même. Le roi demanda une
liste ; Louis de Vento présenta Lazare de' Vento , Labane , Bo-
niface Pascal el Joseph Fabre pour consuls, et Jean Descamps
pour assesseur. Louis XIV signa de confiance , et chargea Louis
de Vendôme, duc de Mercœur , pair de France et mari d'Anne
74 KEYLE DE PARIS.
de Montmorency, son gouverneur en Provence, do veiller à
l'exécution de l'ordonnance qu'il venait de rendre.
La précaution n'était point inutile. Les nouveaux consuls ,
s'étant rendus à l'hôtel de ville pour prendre la place de leurs
prédécesseurs , furent hués par toutes les rues où ils passèrent;
mais, se sentant fortement soutenus, ils ne se découragèrent
point, et, comme des corsaires avaient été vus le long des
côtes, ils saisirent ce prétexte pour faire prier le chevalier de
Vendôme, fils du duc de Mercœur , d'entrer dans le port avec
sa galère. C'était un moyen d'introduire des soldats dans la
ville , au mépris de ses privilèges.
La ville indignée se souleva tout entière. I! en est ainsi de
îoutes ces têtes provençales pleines de mistral et de soleil : une
éiincelle y met le feu, et en Provence tout feu est un incendie.
Gaspard de Nioselle prit la direction de la révolte. C'était un
homme de cœur et qui jouissait d'une grande popularité; aussi
dix ou douze de ces beaux noms marseillais, si sonores dans la
langue et si retentissants dans l'histoire, accoururent à son
premier appel et se réunirent à lui. Le 15 juillet 1658, pendant
que les consuls sont on séance, on veut forcer l'hôtel de ville.
Des coups de fusils sont échangés; Nioselle reçoit une légère
blessure qui exaspère ses partisans. L'hôtel de ville allait être
pris, lorsque les consuls envoient "un médiateur aux insurgés.
Ce médiateur était Foriia de Piles ; il promit au nom des consuls
que la galère sera renvoyée. Tout se calme , et chacun rentre
chez soi.
Le 19, on apprend à la bourse qu'au lieu de renvoyer la ga-
lère, les consuls ont fait demander de nouveaux renforts. En
même temps, le bruit se répand que Nioselle vient d'être arrêté.
A ces deux nouvelles, l'émeute, à peine éteinte, reprend feu. La
présence de Nioselle , au lieu de calmer les esprits , les exaspère.
I! se met à la tète des révoltés avec son frère , le commandeur
de Cugex. Les portes se ferment, les bourgeois se rassemblent
en armes , les femmes se mettent aux fenêtres et les excitent ;
les soldats , que les consuls appellent à leur aide , sont repoussés;
Fortia de Piles, qui veut une seconde fois se présenter comme
parlementaire , a son valet tué à ses côtés ; on marche sur l'hôtel
de ville ; l'hôtel de ville est enveloppé de la fumée des mous-
quels e! sillonné par les balles. L'un des consuls se déguise en
REVUE DE PARIS. fS
abbé et se sauve ; les deux autres attachent des serviettes au
bout de leurs cannes pour indiquer qu'ils se rendent à discrétion .
Les soldats sont chassés de la ville dans la galère , la galère à
son tour est chassée du port; elle double la tète du More , et
gagne la haute mer aux applaudissements- de toute la ville.
Nioselle était tout-puissant à Marseille; il se servit de cette
autorité pour mettre la ville sur le pied de défense le plus res-
pectable qu'il pût. Mais, de son côté , le duc de Mercœur avait
fait bonne diligence ; un corps de troupes royales s'était avancé
jusqu'à Vitrolles, un autre aux Pennes, un troisième à Aubagne.
et le chevalier Paul de Vendôme vint bloquer le port avec six
vaisseaux : Marseille était cernée par terre et par mer.
Cependant, cette fois encore, les choses s'arrangèrent: le
duc de Mercœur était de l'avis d'Alexandre VI, qui ne voulait
pas la mort du pécheur, mais qu'il vécût et qu'il payât. Ma-
zarin en outre, comme on sait, lui permettait encore de chanter.
Il fallait que le pécheur fût bien endurci pour se plaindre.
Non-seulement le pécheur se plaignit, mais à peine le duc de
Mercœur eut-il cessé de peser sur lui par sa présence, qu'il se
révolta de nouveau. A la placedes consuls nommés parle roi, ou
nomma François de Bausset, Vacer et Lagrange; l'avocat ût
Loule eut le chaperon d'assesseur. Comme on le voit , il n'y
avait rien de fait, et tout était à recommencer.
Le 16 octobre 1659, La Gouvernelle, lieutenant des gardes
du duc de Mercœur, arriva à Marseille ; il était porteur d'un dé-
cret de prise de corps du parlement d'Aix contre Gaspard de
Nioselle. Il venait de lire ce décret aux consuls , lorsque les par-
tisans de Nioselle s'élancèrent dans la chambre des séances ,
déchirèrent le décret du parlement d'Aix, et arrachèrent lei
moustaches de La Gouverneile. Cette fois, c'était trop fort.
Louis XIV décida qu'il viendrait lui-même mettre tous ces mu-
tins à la raison.
En effet, le 12 du mois de janvier 16fi0, le roi passa le
Rhône à Tarrascon , et le 17, accompagné de la reine-mère,
du duc d'Anjou, de Mademoiselle, du cardinal Mazarin, du
prince de Conti , du comte de Suissons et de la comtesse pala-
tine de Nevers, il faisait son entrée à Aix par la porte des Au-
gustins.
Marseille savait qu'avec Louis XIV il n'y avait point à plai-
76 REVUE DE PARIS.
santer. Son entrée au parlement, tout botté et tout éperonné,
avait eu un grand retentissement par toute la France ; et encore
à cette heure , c'était , non pas le fouet , mais t'épée à la main ,
que Sa Majesté se présentait.
Comme Moselle était le plus coupable, on le força de se ca-
cher. Il trouva . avec deux de ses amis, un refuge dans le sou-
terrain des Capucins , puis on envoya au roi , afin de le dés-
armer , Etienne de Puget, évéque de Marseille.
Élienne de Puget parut (rès-fla lié du choix que ses compatriotes
avaient fait de lui; mais comme il avait, à l'endroit de la ré-
volte même pour laquelle il allait demander grâce, quelques
peccadilles à se reprocher . il résolut d'intéresser le roi en ajou-
tant une vingtaine d'années à son âge. Il y réussit en se couvrant
la tête d'une immense calotte , en imprimant à ses jambes un
tremblement continuel , et en condamnant sa figure à une cer-
taine grimace qu'il avait étudiée devant le miroir, et qui avait
Eavanlage d'en faire ressortir toutes les rides. Ce fut ces pré-
cautions prises, qu'il se présenta devant le roi.
Le jeu fut si bien joué que Louis XIV en fut dupe. Il s'ap-
procha tout près de l'évêque , baissa la tête pour l'entendre , car
le pauvre prélat était si courbé et avait la voix si faible, que
ses paroles ne pouvaient monter jusqu'à l'oreille du roi. Aussi le
roi attendri ordonna-t-il qu'on présenlàt un fauteuil à l'am-
bassadeur; l'ambassadeur fit quelque façon pour la forme, mais,
enchanté au fond de son succès, il finit par s'asseoir sur son
siège , où . une fois établi , un si violent accès de toux prit le
pauvre vieillard , que la cour crut qu'il allait passer dans une
quinte. Plusieurs abbés de la suite de Mazarin, voyant une
bel le occasion d'obtenir de l'avancement, s'approchèrent aussi tôt
du cardinal et lui demandèrent la survivance de l'évêque. Au
premier, Mazarin ne dit rien, au second il se contint encore;
mais au troisième, il appela son capitaine des gardes, et, lui
montrant l'évêque, qui, plié en deux dans son fauteuil, con-
tinuait de jouer son rôle avec le plus grand succès :
— Monsou de Bésémauv; . lui dit-il avec cet accent italien qui
donnait un si plaisant relief à ses facéties habituelles, faites-
moi le plaisi de louer monsou du Poujet.
Chacun resta frappé de stupeur. Bezemaux fit un geste in-
stinctif de refus. L'évêque bondit de son fauteuil sur ses pieds;
REVUE DE PARIS. 77
Louis XIV seul , qui s'attendait à quelque plaisanterie , se mit
à sourire. Les solliciteurs eux-mêmes eurent l'air de trouver
que cette façon de faire vaquer la prélatine était bien expédi-
tive.
— Messieurs, dit alors Mazarin ; eh ! que voulez-vous que je
fasse; il faut bien que je commande de le louer , puisque vous
n'avez pas la patience d'attendre qu'il soit mort.
Malgré la bonne humeur de Mazarin , qui lui avait fait une si
belle peur, l'évêque ne put rien obtenir de positif. Louis XIV
dit qu'il verrait sur les lieux mêmes ce qu'il y avait à faire, et il
envoya , pour l'annoncer à Marseille, le duc de Mercœur avec
sept mille hommes.
La manière dont le duc de Mercœur accomplit sa mission
n'était point rassurante, les consuls étaient venus au-devant
de lui jusqu'à Avenc , et il leur avait donné Tordre d'aller
l'attendre à l'hôtel de ville. En entrant à Marseille, le duc de
Mercœur avait marqué certaines places , et à ces places , à l'in-
stant même, on avait dressé des potences ; puis il s'était rendu à
la maison commune, était entré dans la salle des délibérations
municipales au milieu de ses gardes, et voyant les consuls qui
l'attendaient debout et la tête découverte , il leur avait dit :
— Messieurs , je vous crois plus malheureux que coupables ,
mais vous êtes tombés dans la disgrâce du roi. Sa Majesté ne
veut plus que vous soyez consuls, ni qu'à l'avenir il y ait des
magistrats de ce nom; elle a résolu de changer la forme du
gouvernement de la ville ; m'ayant commandé de vous déposer
et de remettre votre autorité aux mains de M. de Piles, pour
commander aux habitants et aux gens de guerre qui y sont et y
seront en garnison . jusqu'à ce que Sa Majesté ait réglé la forme
du gouvernement politique.
Lorsqu'il eut fini ce discours , le duc de Mercœur fit un signe
au capitaine de ses gardes, qui s'approcha des consuls et leur
prit des mains les chaperons de velours cramoisi liserés de blanc,
signes de leurs charges. Ainsi dépouillés, les consuls se reti-
rèrent, et comme ils se reliraient, le duc leur dit encore que
toutes les aulres charges municipales, même celle de capitaine
de quartier, étaient maintenues, et que les soldats payeraient
cequ'ils prendraient. Le même jour, pour montrer que les ordres
du roi étaient exécutés, il envoya les quatre chaperons à Ma-
12 7
78 REVLE DE PARIS.
zarin. Puis les soldats campèrent dans les ruesj on scia par le
milieu lous les canons de bronze, et même cette vieille couic-
vrine de glorieuse mémoire , devant laquelle avait reculé Bour-
bon. Enfin , on pratiqua une brèche dans la muraille, le roi
ayant déclaré qu'il voulait entrer dans Marseille comme dans
une ville prise d'assaut.
En effet , le roi , après avoir visité la Sainte-Beaume , après
s'être montré , resplendissant comme le soleil , qui était sa de-
vise , à Toulon, à Hières, à Solier, à Brignoles , et à Nolre-
Dame-de-Gràces , se voila le front du nuage de sa colère , el ,
le 2 mars 16G0 , à quatre heures de l'après-midi , se présenta à
cheval devant la brèche.
Arrivé là , il jeta les yeux sur la porte toute honteuse du dé-
dain royal dont elle venait d'être l'objet, et, voyant au-dessus
d'elle une grande plaque de marbre noir sur laquelle était écrit
en lettres d'or : Sub cujus imperio summa libertas (soi:s
quelque empire que ce soit , liberté entière) , il demanda ce que
c'était que celle inscription.
On lui répondit que c'était la devise de Marseille.
— Sous mes prédécesseurs, c'est possible, répondit Louis XIV,
mais no:i pas sous moi,
A ces mots , il fit un gesle , et la plaque fut arrachée.
Le roi s'arrêta jusqu'à ce que son ordre fut exécuté , puis il e
remit en chemin. Sur la brèche , il trouva de Piles à genoux. Le
nouveau gouverneur venait lui présenter, sur un plat d'argent,
les clés d'or de la ville. Le roi fit le geste de les prendre, puis
les reposant aussitôt sur le bassin : — Gardez-les , de Piles, lui-
dit-il, vous les gardez fort bien .je vous les donne.
Derrière le roi marchait un capitaine provençal nommé Wal-
trick. à la tête de deux compagnies ; mais celui-ci se fit ouvrir
la porte , et comme on lui objectait que la brèche avait été pra-
tiquée pour qu'il y passât : — Ce serait insulter la patrie, ré-
pondit-il : celle brèche peut être bonne pour un roi ; mais nous
autres , capitaines et gens d'armes , nous ne passons que par les
brèches faites à coups de canon.
Le roi alla loger dans l'hôtel de Biquelli de Mirabeau. C'était
l'aïeul du Mirabeau qui devait, un siècle après, ébranler si
violemment cette monarchie que Louis XIV croyait éternelle.
Quant à l'hôtel , c'élait le même qui existe encore sur la place
BEVUE DE PARIS. 79
de Lenche , el qui sert aujourd'hui d'hospice aux Enfants de. Ut
Providence.
Sur toute sa route, le roi n'avait rencontré que des hommes;
pas un visage féminin ne s'était montré; le jeune roi el ceux
qui l'accompagnaient , sans en excepter le cardinal, avaient si
bonne réputation . qu'il en était ainsi à toutes les entrées royales.
Les femmes et les filles en étaient aussi désespé.éts que !e roi
et ses courtisans; mais à cette époque, les pères al les maris
n'entendaient point encore raison là-dessus.
Moselle fut condamné à avoir la tète tranchée: l'arrêt portait
en outre que lui et sa postérité seraient dégradés de la noblesse,
que le bourreau briserait ses armes , que l'on raserait sa maison,
et que sur l'emplacement de cette maison une pyramide infa-
mante serait élevée.
Cet arrêt fut fidèlement exécuté , à l'exception cependant de
la partie la plus importante. Quoiqu'on eût mis la tète de Mo-
selle à prix à la somme de G, 000 livres , nul ne se souilla d'une
délation, et Moselle parvint à gagner Barcelone, où il resta
exilé cinquante-cinq ans.
Au bout de cinquante-cinq ans , Louis XIV, vieux et tout près
de mourir, lui pardonna : Nioselle rentra dans sa patrie, vit
raser la pyramide qui déshonorait son nom . fut réintégré dans
sa noblesse , et mourut dans la même année , comme s'il n'eût
attendu que sa réhabilitation pour mourir.
Quant à Louis XIV. un jour qu'il se promenait à Marseille
et qu'il voyait toutes les charmantes maisons qui entourent la
ville, riant au soleil et étalant leurs murs blancs, leurs toits
roses et leurs contrevents verts, sous les pins qui les couvrent,
il demanda comment, dans le langage du pays . on nommait
ces jolies demeures.
— On les nomme bastides , répondit Forlia de Piles.
— C'est bien , dit Louis XIV; eh bina! moi aussi, je veux
avoir une bastide à Marseille. Duc de Mercœur, cherchez-moi
un emplacement, je me charge de vous envoyer un architecte.
L'emplacement fut choisi , en face de la tour Saint-Jean ,
bâtie par le roi René ; l'architecte fut Vauban ; la bastide s'ap-
pela le fort Saint-Nicolas.
Sur la première pierre qui fut posée en grande pompe, on
grava l'inscription suivante, ijue nous traduisons {\u latin el
80 REVUE DE PARIS.
français , pour la plus grande commodité de nos lecteurs :
« De peur que la fidèle Marseille, trop souvent en proie aux
criminelles agitations de quelques-uns , ne perdît enfin la ville
et le royaume ou par la fougue des plus hardis, ou par une trop
grande passion de liberté; Louis XIV, roi des Français, a
pourvu à la sûreté des grands et du peuple en construisant cette
citadelle. Le roi l'a ordonné ; Jules Mazarin , cardinal , après la
paix signée aux Pyrénées, l'a conseillé; Louis de Vendôme,
gouverneur de Provence , Ta exécuté.
«1660.»
Le fort Saint-Nicolas fut démoli en 89.
V.
Autrefois, la première chose que Ton disait à l'étranger qui
arrivait à Marseille et qui voulait manger des clovis et de la
bouillabesse, les deux mets nationaux des Phocéens, c'étaient
ces mots sacramentels : Connaissez-vous Policar ? Et l'étranger
répondait : Oui, je connais Policar. — Car Policar était connu
du monde entier.
Qui a fait descendre Policar du haut de sa grandeur? qui a
renversé sa statue du piédestal? c'est ce que j'ignore; mais ce
que je sais, c'est que lors de mon dernier voyage, quand j'ai
parlé de Policar, tout le monde m'a ri au nez. J'ai voulu insis-
ter , car je me rappelais Policar avec reconnaissance. Alors
quelqu'un m'a demandé si je revenais d'Aslracan. Sous peine
d'être berné comme Sancho , il fallait en rester là ; cependant,
au bout d'un instant , comme je tenais à manger des clovis et
de la bouillabesse, je me hasardai à dire :
— Eh mais, alors, où irons-nous?
— Chez Courly, au Prado. »
Je compris que c'était Courly qui avait remplacé Policar.
En attendant l'heure de nous rendre au lieu indiqué , nous al-
lâmes faire un tour sur le port.
Le port de Marseille est le plus curieux que j'aie vu, non pas
à cause des mille vaisseaux qu'il enferme, non pas à cause
REVUE DF PARIS. 8!
de son panorama, qui s'étend de Noire-Dame de la Garde.à
la lour Saint-Jean , non pas à cause de ses colibris, de ses
perroquets et de ses singes, qui. sous ce beau soleil méridional,
se croient encore dans leur patrie, et font, du chant , de la
voix et du geste, mille gentillesses à ceux qui passent, mais
parce que le port de Marseille est le rendez-vous du monde
entier. On n'y rencontre pas deux personnes vêtues de la même
manière ; on n'y rencontre pas deux personnes parlant la même
langue.
L'eau du port est bien sale , c'est vrai; mais au dessus de
cette eau, qui n'en est que meilleure, à ce qu'assurent les Mar-
seillais, pour la conservation des navires, il y a un ciel si
bleu, semé de si beaux goélands le jour et de si brillantes
étoiles la nuit, que l'on peut bien prendre sur soi de ne pas
regarder à ses pieds quand on a une si belle chose à voir au
dessus de sa tète.
C'est dans ce port qu'on a jeté les cadavres des mamelouks
en 1815. Ces pauvres mamelouks , savez-vous ce qu'ils avaient
fait? Napoléon les avait ramenés de celte vieille terre d'Egypte
où ils avaient servi sous Ibrahim et sous Mourad-Bey ; puis,
en dédommagement de la patrie qu'ils avaient perdue , il leur
avait donné un beau soleil , frère de leur soleil, et une petite
pension qui leur assurait une vie douce et une mort tranquille.
Aussi ces vieux enfants d'Ismaël aimaient fort Napoléon.
Lorsqu'il tomba en 1814, ils versèrent de grosses larmes. On
les vit pleurer, et on leur fil un crime de leur reconnaissance.
Les pauvres gens ne pouvaient plus sortir sans être assaillis
d injures et de pierres ; ils s'étaient pourtant aux trois quarts
francisés ; ils portaient des redingotes et des pantalons ; ils n'a-
vaient gardé que leurs turbans. La coiffure est toujours la
dernière à rompre avec la nationalité. Les mamelouks ôtèrent
enfin leurs turbans et mirent des chapeaux. Certes, on aurait
dû leur tenir compte de ce sacrifice : point. On les reconnut
à leurs vieilles moustaches blanches, et l'on continua de leur
jeter des pierres. Ils auraient pu couper leurs moustaches, mais
ce fut au dessus de leurs forces ; ils préférèrent s'enfermer chez
eux/Pendaut quelque temps on alla crier vive le roi à leurs
portes, et casser leurs carreaux; enfin les esprits se calmèrent,
et on les laissa à peu près tranquilles.
7.
Si REVUE DE PARIS.
Un beau jour on apprit que Napoléon était débarqué au golfe
Juan ; les mamelouks regardèrent par le trou de leurs serrures.
Huit jours après on apprit qu'il élait à Lyon; les mamelouks
mirent le nez à leurs fenêtres. Trois semaines après on apprit
qu'il était entré à Paris ; les mamelouks revêtirent leurs vieux
caftans de bataille, ces caflans qui avaient vu Embabeh, Abou-
kir et Héliopolis, et ils se promenèrent dans les rues de Mar-
seille, où depuis un an ils n'osaient plus se montrer. Puis,
lorsqu'ils rencontraient quelqu'un de ceux qui les avaient
insultés, ils s'arrêtaient devant lui, ou devant elle, car les fem-
mes s'en étaient mêlées ; ils frisaient leurs vieilles mousta-
ches blanches, et disaient en secouant la tête, avec un sourire
goguenard :
— Napoleioné, il é piou fort que tout.
Voilà ce qu'ils avaient fait , ces pauvres mamelouks; ils fu-
rent tous assassinés pour ce crime ; mais aussi pourquoi diable
étaient-ils reconnaissants?
La grand avantage du port de Marseille, c'est d'offrir en
tout temps iinu promenade constamment sèche, pavée de bri-
ques posées sur champ, ce qui est inappréciable, surtout lors-
qu'on arrive de Lyon , et de plus de l'ombre l'été et du so-
leil l'hiver, ce qui est inappréciable partout et toujours, de
quelque pays qu'on arrive, ou vers quelque pays que l'on 1e-
lourne.
Quel dommage que l'eau de ce port soit si sale, et qu'on y
ait jeté les cadavres des mamelouks !
Du port nous allâmes au musée. Sous ce nom de Musée ,
dont le litre solennel se lit sur une porte qui fait face au maiché
des Capucins, sont comprises l'académie de Marseille, sœur
honnête de l'académie de Lyon , la bibliothèque dont Méry est
le gardien, ie cabinet d'histoire naturelle, le cabinet des mé-
dailles, l'école de dessin , l'école d'architecture, et enfin la ga-
lerie de tableaux. Le toutesl enfermé dans le vieux couvent des
Bernardines. La bibliothèque contient cinquante mille volumes
et huit à dix mille manuscrits. La collection des livres s'était
arrêtée à la fin du xvmesiècle; l'académie de Marseille avait pro-
bablemenljùgé que rien ne s'était écrit depuis celte époque qui
méritât d'être lu. Méry s'occupe à la remettre au courant , au
grand scandale des académicien? provençaux. 11 y perdra sa
REVUE DF. PARIS: M
place, probablement. Tant mieux ; cela lui fera peul-êti e refais
quelque Villëliade.
En échange le cabinet d'histoire naturelle s'enrichit tous les
jours. 11 n'y a pas de vaisseau arrivant du pôle arctique ou
du pôle antarctique, de Calcutta ou de Buénos-Ayres, de la IS'ou-
nelle-Hollande ou du Groenland, qui ne lui apporte son tribut.
Il en résulte que les différents règnes y sont fort à l'étroit ,
et qu'on a recommandé aux capitaines de ne plus rapporter,
autant que possible, que des ouistitis , des sardines et des co-
libris.
Quant à l'école de dessin, elle porte le nez au vent et le poing
sur la hanche. Cela tient à ce qu'elle a produit Paulin Guérin ,
Beaume et Tanneur- En échange, sa sœur, l'école d'architec-
ture a l'oreille basse; la pauvre vieille n'a produit que Puget,
et elle attend toujours quelque chose de mieux.
La galerie de tableaux est magnifique ; peu de villes de pro-
vince possèdent une collection aussi riche que celle de Mar-
seille. Il est vrai que Marseille, depuis la prise d'Alger, est
devenu capitale. Le iocal où les tableaux sont placés rappelle
fort à la première vue la chapelle Sixtine : même défaut dans
la manière dont la lumière arrive à travers de rares fenêtres ,
mais aussi même silence et même recueillement ; au fond peut-
être les tableaux y gagnent ; en regardant bien, on y voit
toujours.
II y a, dans le musée de Marseille, douze ou quinze tableaux
de premier ordre : un paysage d'Annibal Carrache, une grand;;
Assomption d'Augustin Carrache, un tableau de Pérugin .
comme il n'y en a ni à Paris, ni à Florence, deux toiles im-
menses de Vien, un superbe portrait attribué à Yan Dyck, (\eu\
tableaux de Puget, qui, après avoir fait trembler le marbre .
essayait parfois de faire vivre la toile, un Salvator Rosa , un
Michel-Ange Caravage, mit Pèche miraculeuse de Jordaens, un
Guerchin d'une couleur magnifique ; enfin, le chef-d'œuvre du
Musée, la célèbre Chasse de Rubens.
Quand on aura vu tout cela, on jettera un coup d'œil sur un
Mercure qu'il faudra aller chercher dans un coin de la salle du
fond. Ce n'est qu'une copie, il est vrai, mais une copie de Ra-
phaël par M. Ingres.
En sortant du musée , nous revînmes prendre une voiture à
Si REVIT DE PARIS.
la Place-Royale. Cette course me permit de voir la fameuse
fontaine qui fait l'ornement de la place. Comme le lac dont
parle Hérodote, il ne lui manque qu'une chose , c'est de l'eau.
Méry l'appelle la fontaine hydrophobe; le nom pourra bien lui
rester. Je demandai à en voir d'autres; celle-là m'avait fait de
la peine. Méry ordonna au cocher de nous conduire d abord à
la rue d'Aubagne; là j'eus ce que jedemandais, c'est-à-dire une
fontaine coulant à plein bord. Celte fontaine est dédiée au Poeta
sovranno , comme l'appelle Dante, et on y lit celte simple in-
scription : Les descendants des Phocéens à Homère. Un ma-
gnifique platane s'étend au dessus de la fontaine qui coule
dans un grand lavoir troyen. On se croirait aux portes Scées
sur les bords du Simoïs. C'est un chapitre de l'Odyssée en ac-
tion.
Je m'aperçois que je viens de copier ou à peu près quatre
lignes dans le guide des étrangers. Ces diables de Marseillais
ont tant d'esprit et de poésie, qu'ils en fourrent partout, même
dans les guides, ce qui ne s'est jamais vu nulle part. — Mv\ peu
plus de froideur dans ces têtes -là, disait David en parlanl
des Provençaux , et ils seraient presque tous des hommes de
génie.
Nous passâmes auprès de la pyramide de la place Caslellane.
Je ne présume pas qu'elle soit élevée dans un autre but que de
faire un pendant quelconque à l'arc de triomphe de la porte
d'Aix. L'une vaut à peu près l'autre ; seulement l'arc de triom-
phe a sur la pyramide le désavantage d'être couvert de sculp-
tures, ce qui gâte uu peu la pierre quand cela ne l'embellit pas
beaucoup.
A cent pas de la place Castellane, on se trouve hors de Mar-
seille, sur un beau boulevard , où il y aura de l'ombre dans
vingt ans, si les arbres poussent. En attendant, il y a force
poussière ; la poussière est le fléau de Marseille. On a de la
poussière dans les yeux, dans la bouche, dans les poches j on
en prend son parti quand on est philosophe, mais on ne s'y ha-
bitue pas , fût-on optimiste.
C'est que toutes ces montagnes qui environnent Marseille
sont véritablement calcinées par le soleil, je ne sais pas où
diable Lucain avait vu la fameuse forêt sacrée dans laquelle
César fit faire ses machines de guerre, ni Guillaume de Tyr ,
REVUE DE PARIS. 85
ces bois magnifiques où les croisés coupèrent les mâts de leurs
vaisseaux. Peut-être est-ce à la grande consommation qu'ils
en ont faite autrefois qu'est due la pénurie actuelle; mais je
sais qu'aujourd'hui on trouverait difficilement a y tailler
une botte d'allumettes. En revanche, il y a de magnifiques
vallées de sables dans le genre de celles qui conduisent au lac
Natroun. L'anecdote suivante prouvera que celte comparaison
n'a rien d'exagéré.
Quand la giraffe aborda à Marseille, elle était toute souffre-
teuse : les savants déclarèrent qu'elle avait le mal de mer ;
mais son conducteur secoua la tête et expliqua tout bonne-
ment en éthiopien que ce qu'on prenait pour le mal de mer
était le mal du pays. Comme les savants n'avaient pas en-
tendu un mot de ce qu'avait répondu le cornac , ils firent une
grimace, inclinèrent la tête, réfléchirent un instant, et ré-
pondirent qu'il pourrait bien avoir raison. L'Éthiopien, voyant
qu'on était de son avis, prit son animal par la corde . et à
midi sonnant, sous un soleil de trente-cinq degrés, il longea
le bord de la mer et alla s'enfoncer dans les gorges du mont
Redon.
A peine la giraffe se trouva-t-elle au milieu de ces rocs nus
et pelés qu'elle releva la tête , ouvrit ses naseaux , et frappa
le sol du pied. Voyant jaillir autour d'elle un sable aussi brû-
lant que le sable natal, elle se crut revenue dans le Darfour ou
le Kordofan, et bondit si folle et si joyeuse qu'elle tira sa corde
des mains de son conducteur , lui sauta par dessus la tête et
disparut derrière un rocher.
Le pauvre Éthiopien accourut tout penaud à Marseille. Cette
fois les savants , le voyant tout seul, comprirent qu'il reve-
nait sans la giraffe : de là à la probabilité qu'il l'avait perdue,
il n'y avait qu'un pas : la science le fit avec sa certitude or-
dinaire.
On demanda au commandant de la garnison deux régiments;
les deux régiments cernèrent le mont Redon, et trouvèrent la
giraffe couchée tout de son long dans ce beau sable africain
qui lui avait rendu la vie : la giraffe se trouvait trop bien là
pour se laisser rattraper sans essayer de fuir; mais elle avait
affaire à ui\ habile stratégiste. Le colonel commandant l'expé-
dition était de Gémenos ; il connaissait en conséquence tous les
8K REVUE DE PARIS.
défilés du mont Redon. Après avoir fait des prodiges de lé-
gèreté, la pauvre bête, retrouvant partout le pantalon garance,
fut forcée de se laisser reprendre. Elle se rendit donc de bonne
grâce à son Éthiopien , qui la ramena en triomphe à Mar-
seille.
Jamais elle ne s'était portée mieux ; un jour passé dans les
sables du mont Redon avait suffi pour lui rendre la santé.
En tournant l'angle d'un mur . nous nous trouvâmes en
face de la mer. Dès lors, nous ne vîmes plus rien qu'elle : c'est
que de la plage du Prado surtout elle est magnifique.
Quant à moi, je n'y pus résister ; je laissai Méry commander
les clovis et la bouillabesse à la Muette de Portici , et je me
jetai dans un bateau.
Ce bateau était à un pêcheur, qui allait justement retirer ses
filets; outre la promenade, j'avais la pêche.
Tout en allant à nos bouées . le pêcheur me dit les noms de
tous ces caps et de tous ces promontoires, noms sonores, em-
pruntés presque tous à la langue ionienne , et qui . à défaut de
chronique, attesteraient l'origine des anciens possesseurs de
cette terre.
Au fond de l'horizon s'élevait sur son rocher, au milieu de la
mer. le phare de Planier. Mon pêcheur, tout en ramant, me ra-
conta que ce phare venait d'être, il y avait quelques mois, té-
moin d'un grave accident. Un bâtiment chargé de sucre avait
été jeté contre le rocher qui en fait la base, s'était ouvert, et
avait coulé à fond. L'équipage s'était sauvé, mais toute la car-
gaison avait fondu.
— Diable! répondis-je touché delà perle qu'avait faite les
armateurs et le capitaine, c'était un grand malheur.
— Oh! oui, c'était un grand malheur, me répondit mon
homme ; imaginez-vous , monsieur , que pendant plus de six
semaines, à trois lieues à la ronde . on ne voyait plus un mer-
lan. Il paraît que ces béteils là , ça ne peut pas sentir l'eau
sucrée.
Pour ce brave homme . la perte du sucre n'était quelque
chose que parce qu'elle avait pendant six semaines éloigné les
merlans.
Heureusement le premier filet que nous tirâmes nous donna
la preuve que les merlans étaient revenus : il en contenait trois,
REVUE DE PARIS. 87
dont un gros comme la cuisse. Les autres renfermaient des
loups, des rougets, des surmulets, des sépillons et des dorades :
il y avait de tout, jusqu'à une langouste, qui était venue pour
manger très-probablement les prisonniers . et qui se trouvait
fort exposée, par un revirement de fortune, à être mangée avec
eux.
Nous revînmes avec notre pèche , qui passa immédiatement
de la barque dans la casserole et dans la poêle ; puis Méry me
présenta à Courty. le propriétaire de rétablissement somptueu-
sement appelé la Muette de Portici.
Courty paraissait fort troublé ; on lui avait parlé de met
comme d'un fin gastronome. Or, Courty est un cuisinierjariisle
digne d'être placé dans an pays plus appréciateur de la science
approfondie par Brillât Savarin que ne l'est Marseille. A Mar-
seille, sauf quelques exceptions, on n'éprouve pas le besoin de
dîner; pourvu que l'on mange, cela suffit. Courty est donc
perdu dans un monde où il reste incompris; ce qui ne l'em-
pêche pas de chercher de temps en temps quelque plat in-
connu. Sous ce rapport, il est de l'avis de M. Henryon de
Pensey, qui disait que la découverte d'un nouveau plat était
plus utile à l'humanité que la découverte d'une nouvelle étoile ;
car des étoiles , dit dédaigneusement Courty , il y en aura tou-
jours assez pour ce que nous en faisons. Cela est d'autant p! ;
vrai qu'il y a beaucoup plus d'étoiles encore à Marseille qu'à
Paris.
Courty se surpassa ; je regrettai de ne pas être à la haulcu:
de la réputation qu'on m'avait faite auprès de lui. Mes éloges
lui ouvrirent le cœur : il me conta ses peines. La Muette de
Portici a près d'elle une malheureuse guinguette ouverte à tout
venant, à cause de la modicité de son prix ; et tout le monde y
va, même ceux-là qui ne devraient pas y aller.
Cela tient peut-être aussi à ce que , chez Courty , il y a de
l'ombre et des fleurs, choses dont les Marseillais n'ont pas
l'habitude.
Pendant que nous dînions , un ami de Méry vint s'asseoir à
côté de nous et nous offrir pour le soir une pêche au feu; c'é-
tait une trop bonne fortune pour que nous la refusassions. Ln
attendant, Méry lui demanda pour moi la permission d'aller
visiter sa maison, bâtie sur un modèle si antique et surtout si
S8 REVUE DE PARIS.
étrange , qu'on est convaincu à Marseille que, comme celle de
Noire-Dame de Lorelte, elle a traversé la mer : aussi l'appelle-
t-on la maison phénicienne.
C'était en effet une maison tout orientale , comme on en
trouve aussi quelques-unes à Florence , avec deux étages pleins
et des colonnes qui soutiennent un toit faisant double terrasse :
sous le toit terrasse pour le jour, sur le toit terrasse pour la
nuit. La petite maison de Marseille a de plus, de sa base à la
moitié de sa hauteur , une treille toute courante, qui lui sert
de cuirasse verte au printemps, rouge à l'automne, et la moitié
de l'année chargée de raisins magnifiques.
Après nous avoir fait voir sa maison, M. Morel nous présenta
à sa famille , qui se composait de trois ou quatre filles , toutes
plus belles les unes que les autres, et presque autant de gendres
et du double de petits enfants. Tous demeurent ensemble dans
cette petite maison phénicienne , qui me paraît une des plus
heureuses maisons de Marseille.
Et cependant M. Morel allait abattre cette jolie petite mai-
son pour faire bâtir une bastide comme toutes les bastides,
c'est-à-dire quelque chose de carré, avec des trous percés ré-
gulièrement, qu'on tient ouverts le jour et fermés la nuit,
tandis qu'à mon avis on devrait faire tout le contraire. M. Mo-
rel, au grand désespoir de Méry, allait porter le marteau sur la
pauvre maison phénicienne, lorsque, dans un vieux coffre,
qu'on n'avait pas ouvert depuis deux cents ans , une des filles
de M. Morel trouva un vieux manuscrit, écrit sur de vieux par-
chemins, d'une écriture toute petite et si biscornue, que M. Mo-
rel et ses gendres n'y comprenant rien , il fallut envoyer cher-
cher Méry pour la lire.
M. Morel espérait que c'était quelque titre de propriété qui
allait doubler son revenu territorial : c'était tout bonnement
une chronique du temps du connétable et relative à la maison
phénicienne. La maison phénicienne avait joué son rôle pendant
le siège de Marseille. Or, du moment où la maison phénicienne
devenait une maison historique, il n'y avait plus, comme on le
comprend bien, moyen de la démolir; aussi resla-t-elle debout
à la grande joie de Méry.
Je demandai à M. Morel la faveur de lire cette chronique;
mais . comme il est encore pêcheur plus passionné qu'ardent
KEVLE DE PARIS. 89
archéologue, il me dit qu'il me la donnerait api es l'expédition.
En effet, la nuit était venue avec cette rapidité toute particu-
lière aux climats méridionaux , et à peine le temps nécessaire
nous restait-il pour nos préparatifs.
Chacun se mit à l'œuvre, hommes et femmes, moi comme
les autres; mon habit pincé me gênait, on m'apporta une veste
de M. Morel ; j'aurais pu y loger Méry avec moi. mais Méry
était déjà logé dans son manteau, et quand Méry est logé dans
sou manteau, il est indélogeable.
Vers les neuf heures du soir, tout fut prêt; un dfs gendres
de M. Morel se chargea d'alimenter le feu qui brûlait à la
proue dans un réchaud de fer ; deux autres prirent des tridents
pour harponner le poisson , et se placèrent à bâbord et à tri-
bord. M. Morel et moi, nous en fîmes autant, car, malgré mes
réclamations , on m'avait placé dans la partie active; Méry
se tint à la poupe au milieu des dames, qui ajoutèrent à son
manteau leurs schals et leurs bournous. Jadin , le crayon à
la main , s'assit sur une des banquettes avec Milord dans
ses jambes ; l'homme aux merlans se plaça sur l'autre ban-
quette, un aviron dans chaque main ; Courty, qui devait rester
sur le rivage, poussa la barque, et tout l'équipage se trouva à flot.
En ce moment , Jadin eut une scène affreuse avec Milord ,
qui voulait absolument aller manger le feu; il en résulta des
aboiements éclatants qui , n'était pas dans le programme
de la pèche , pendant laquelle au contraire on doit garder le
plus profond silence , se terminèrent par des gémissements
sourds, lesquels prouvaient que Jadin avait employé, à l'en-
droit de Milord, les grands moyens, c'est-à-dire le talon de la
botte.
Néanmoins, comme cet épisode n'avait point attiré le poisson,
nous doutâmes pendant quelque temps du succès de notre pèche.
Aucun poisson ne se montrait, et pourtant on apercevait à
travers trois ou quatre pieds d'eau, le fond de la mer comme
s'il n'eût été séparé de nous que par une simple gaze. Tout à
coup un des gendres de M. Morel piqua son harpon, et le re-
lira avec une espèce de serpent qui se tortillait au bout ; c'était
un congre de trois ou quatre pieds de long ; je trouvai ra-
nimai fort laid , et me promis bien de n'en point prendre de
pareils.
J2 8
90 REVUE DE PARIS.
Cela prouvait, au reste, que nous entrions dans les domaines
habités.
Le fond de la nier vu ainsi de nuit, à la lueur tremblante
d'un feu de sapin, est une des choses les plus curieuses qui se
puissent imaginer ; il a , comme la terre, ses endroits couverts
et ses sables arides, ses longues algues sombres où les pois-
sons se détachent comme s'ils étaient d'or ou d'argent , et ses
plaines découvertes où voyagent pesamment, chargés de leur
énorme bagage, les naulilles, les bernai d-l'h ermite et les our-
sins , laissant derrière eux la (race du chemin qu'ils ont par-
cours. Puis, si quelque rocher se présente, au milieu des mou-
les et des huîtres qui y ont établi leur domicile sédentaire*,
on est sûr de voir quelque polype au gros ventre , aux yeux :i
fleur de tête et aux longs bras tremblants , dont chaque extré-
mité va cherchant la proie que la gueule béante s'apprête à
engloutir. Tout cela suivait, selon ses instincts, sa vie mysté-
rieuse et sous-marine à laquelle nous venions apporter un si
grand trouble avec le feu et le fer.
Cependant, le bateau se remplissait. M. Morel et ses gendres
piquaient à qui mieux mieux, et m'excitaient à en faire autant ;
mais j'attendais en faisant signe de la tète que je me tenais
prêt. Quant au bateau , il continuait, poussé par le doux mou-
vement des rames, à voguer dans un cercle de lumière, où «le
temps en temps entraient de gros papillons de nuit, qui venaient
étourdiment donner de la tête contre nous. Tout à coup je vis
passer au bout de mon harpon quelque chose qui ressemblait
à une poêle à frire; je donnai de toute ma force un coup eu
plein corps de l'animal , et je lirai de l'eau une raie de la plus
belle espèce.
Je fus proclamé le roi de la pêche.
Comme, à part moi, j'attribuais bien plus au hasard qu'à
l'adresse le coup magnifique que j'avais fait, je déclarai
que je m'en tiendrais là. Je passai mon sceptre à celui des
gendres de M. Morel qui avait jusqu'alors pris soin du
feu , et je me remis à mes études de mœurs conchyologi-
ques.
Il ne fallut rien moins , pour les interrompre, qu'une déci-
sion de ces dames, qui. sur les gémissements que poussait Méry,
déclarèrent que le vent de la mer commençait à leur paraître
REVUE DE PARIS. 91
un peu frais. En conséquence, on décida qu'on allait continuer
la promenade sur l'Huveaume.
L'Huveaume est un ruisseau qui se jette dans la mer, et abuse
de sa position topographique pour prendre le nom de fleuve.
Mais il y a noblesse et noblesse, disait Saint-Simon, et ce n'est
pas une raison, parce qu'on fait résolument comme le Rhône
ou le Danube , pour qu'on pense êlre leur égal.
Au reste, l'Huveaume n'a pas, je crois, ces hautes préten-
dons. Il est impossible d'offrir une embouchure plus modeste
et de se perdre plus silencieusement qu'il ne le fait dans la
Méditerranée. C'est tout à fait un fleuve des Géorgiques,
un fleuve à la Théocrile et à la Virgile, un fleuve, non pas
pour porter des bateaux, mais pour baigner les pieds des nym-
phes.
Nous remontâmes donc sous une voûte de tamarins , aux
troncs fantastiques et aux bras tordus, notre fiumicello , dont
nous louchions les deux bords avec le bout de nos rames. Là
je reconnus tout le tort que j'avais eu de me moquer de l'Hu-
veaume sans le connaître. En effet, ce ruisseau coule avec une
tranquillité et une quiétude qui font plaisir à voir, et je le crois
au fond beaucoup plus heureux que la Méditerranée.
Après une demi-heure d'exploration . l'Huveaume cessa de
nous porler, sous prétexte qu'il n'était plus navigable. Force
nous l'ut donc de redescendre vers la mer. Mais nous n'allâmes
point jusqu'à elle ; au bruit qu'elle faisait en se brisant contre
son rivage , nous comprimes qu'elle se mettait tout doucement
à la tempête. Quant à notre fleuve, i! était au dessous de toutes
ces vicissitudes humaines. Aussi nous laissa- t-il accoster
tranquillement une de ses rives et descendre au milieu d'un
joli verger, à travers lequel nous regagnâmes la maison phé-
nicienne.
Comme il me l'avait promis, M. Morel me remit le manuscrit
trouvé par sa fille dans le vieux coffre que vous savez. Il m'ac-
corda de plus la permission de le copier, ce qui fait que je suis
assez heureux pour l'offrir à mes lecteurs.
92 REVUE DE PARIS.
VI.
Nous sommes au 12 septembre 1534. Marseille se bat avec
le connélable de Bourbon , cet illustre fou qui s'en allait rava-
geant l'Europe pour guérir son ennui. C'est le vingt-deuxième
jour de tranchée ouverte. Les nobles seigneurs d'Aix et les no-
bles roturiers de Marseille, réunis sous les mêmes bastions,
ont juré de s'ensevelir sous leurs ruines. Le connélable pousse
aux murailles ses Italiens , ses Espagnols , ses lansquenets. La
tour Saint-Jean , la butte des Moulins, la tour Sainle-Paule
embrasent leurs batteries et jettent des pluies de boulets par-
dessus les remparts sur les collines du lazareth , sur le chemin
du Cannet , où flotte la bannière du connétable, et jusqu'au
pied de l'abbaye de Saint-Victor , où le marquis de Pescaire a
établi son camp. Un violent orage de septembre éclate à la
tombée du jour; la nuit descend avec ses plus profondes ténè-
bres ; c'est un temps comme il en faut pour les entreprises d'a-
mour et de guerre.
Aussi le capitaine Charles de Monteoux , à la tète de mille
citoyens résolus, vient-il de se faire ouvrir la porte Royale au
bout de la rue des Fabres, car il veut risquer une sortie dans
les jardins et les plaines de chanvre de la Cannebière. Deux
héroïques amazones le suivent : l'une est la femme et l'autre la
nièce de Charles de Laval. Elles ont dans leurs fontes des pis-
tolets richement damasquinés, et tiennent chacune à leur blanche
main une épée si bien travaillée qu'elle a plutôt l'air d'un bijou
que d'une arme.
L'ennemi fuyait en désordre dans la direction delà roule
d'Aubagne , lorsque la cavalerie espagnole qui gardait celte
avenue tomba sur les Marseillais et les força de rentrer dans la
ville. Pour beaucoup des nôtres (1), la retraite fut malheureuse-
ment coupée. Ils arrivèrent trop tard devant la porte Royale;
elle était déjà fermée , et le pont-levis laissait à découvert un
(1) Ce pronom possessif annonce que l'auteur inconnu de la chro-
nique est un Marseillais.
REVUE DE PARIS, <Kï
fossé large et rempli d'eau. Là quelques Marseillais furent pris-;
d'autres, profitant de l'obscurité, gagnèrent la campagne. De
ce nombre étaient le jeune Victor Vivaux, fils du maître de
l'artillerie, et les deux jeunes femmes dont nous avons déjà
parlé , Gabrielle et Claire de Laval. Tous les genres de périls
menaçaient les deux amazones dans cette nuit , et à travers
cette armée impie qui tuait , ravageait , déshonorait pour ga-
gner l'enfer, et qui trois ans plus lard devait violer Rome au
milieu de l'incendie et sur un fleuve de sang.
Gabrielle , la femme de Charles de Laval , avait trente-deux
ans ; surprise à l'improvisle par la proposition d'une sortie
qu'avait faite le capitaine Charles de Monleoux, et qu'elle avait
acceptée elle et sa nièce avec l'aventureuse témérité dont les
femmes donnèrent lant de preuves à cette époque, elle n'avait
pas voulu faire attendre le chef de l'expédition , et elle était
partie vêtue comme elle était , c'est-à-dire avec une ample robe
de soie à taille longue, gauffrée sur tous les plis, avec un cor-
set de velours bien carrément dessiné sur les épaules , et se
terminant en pointe au dessous du sein ; en outre, sur la li-
sière supérieure du corset montait un encadrement de hautes
et raides dentelles qui laissaient à découvert un cou de cygne.
La figure qui donnait la vie au beau corps et aux étoffas avait
un type merveilleux de distinction : c'était un front pur et
blanc découpé en lignes admirables ; c'était un regard doux qui
jaillissait de grands yeux d'un noir limpide ; c'était une bouche
adorable où le sourire s'épanouissait comme dans une rose;
c'était un ensemble divin qui avait été légué à Marseille par
les sculpteurs de Mithylène et de Délos. Cette noble tète por-
tait une couronne ondoyante de cheveux d'ébène , qui , sous
certains jeux de lumière, semblait rouler des reflets ardents,
comme la vayuede la mer par une nuit sombre roule des teintes
de feu dans ses plis noirs et mobiles.
Quant à la jeune fille qui l'accompagnait, Claire de Laval, sa
nièce, elle n'avait que vingt ans. Il paraîtrait incroyable qu'à
cet âge une femme osât affronter les périls de la guerre , si
l'on ne savait combien, à ces époques de troubles où la vie des
hommes et l'honneur des femmes étaient perpétuellement en
jeu , celles-ci montraient de bonne heure un caractère d'éner-
gique résolution. Au reste, l'histoire do Marseille est là pour
8.
94 REVUE DE PARIS.
l'attester, à l'éternel honneur du beau sexe, qui fut aussi le
sexe héroïque. Claire de Laval . à peu près velue comme sa
tante , aurait pu être prise pour la sœur de Gabrielle ; elle
avait des cheveux blonds richement prodigués sur les tempes
et sur les épaules, de beaux yeux druidiques couleur de mer
orageuse, un teint admirablement fondu dans le lys et la rose,
un charme de figure saisissant et magnétique , enfin une grâce
souveraine dans toutes les ondulations de son corps quand elle
marchait avec une étourderie charmante sur la pointe de ses
brodequins dorés comme les sandales d'une odalisque. Assise
et rêveuse , elle avait cette nonchalance des femmes blondes ,
cette tranquillité radieuse qui presque toujours est un volcan
en repos (1).
Leur seul compagnon, Vitor Vivaux, était un grand et leste
jeune homme de vingt-qualre ans, renommé pour sa galanterie
entre les plus aimables donneurs de sérénades de la place de
Lenche ; un franc Marseillais du moyen âge. Les deux amazones
et le jeune officier qui leur servait de guide suivirent quelque
temps au grand galop la direction qu'iis avaient prise à travers
terre ; mais bientôt le sol se trouva tellement coupé de haies
et de fossés , que leurs chevaux leur devinrent non-seulement
inutiles , mais gênants ; d'ailleurs, soit en hennissant, soit en
piaffant, ils pouvaient les trahir. Les trois fugitifs mirent donc
pied à terre , abandonnèrent leurs montures dans un carré
de chanvre, et continuèrent leur route sans prononcer une seule
parole, car de tout côté autour d'eux des fracas soldatesques
annonçaient la présence de l'ennemi. Enfin, les deux femmes
suivant toujours aveuglément leur guide par des sentiers non
frayés, ils atteignirent les hauteurs qui dominent le vallon
d'Auriol ; là , ils tournèrent le dos à la ville , et , de sinuosités
en abîmes, ils arrivèrent sur cette plage sablonneuse qui se
courbe en arc du rocher Blanc au mont Redon.
(1) Ces deux descriptions , dont le style s'éloigne beaucoup de celui
de messire Dubellay , me font révoquer en doute que cette chronique
ait été réellement composée à la date quelle porte, c'est-à-dire vers
la fin de Tannée 1526 ou le commencement de l'année 1527. Au reste .
nous dirons pins tard tout ce que nous en pensons.
REVUE DE PARIS. 9ti
Tout le monde sait que ce rivage ressemble à s'y méprendre
aux allérages d'un île déserte : car, préoccupé sans cesse des
chances de la guerre, le Marseillais ne songe à cultiver d'au-
tres jardins que ceux qui s'étendent à l'ombre de ses remparts.
L'Huveaume,à son embouchure, forme un delta de marécages
au milieu desquels il coule à la mer. Quelques cabanes de
pécheurs s'élevaient seules à de longs intervalles sur les cail-
loux de la rive; seulement, au milieu des eaux stagnantes
du petit fleuve, et à l'extrémité d'une 'chaussée naturelle de
loches souvent couvertes par les vagues , apparaît une maison
de construction isolée qui semble protester contre la solitude
et rappeler, aux marins voguant vers Planier , les temps an-
ciens où cette plage fut visitée par les galères de Tyr et de
Sidon(l)..
Lorsque nos fugitifs atteignirent le rivage, la mer était assez
calme malgré l'orage. Victor Vivaux s'élança le premier sur la
chaussée naturelle en s'aidant des branches d'un tamarin éche-
velé ; et, prêtant l'oreille aux bruits nocturnes, il n'entendit
plus que le ràlement de la tempête agonisante, le frôlement
des saules et des roseaux , et , vers le nord . un grondement
sourd parti sans doute de la coulevrine de Sainle-Paule, qui
chantait un duo avec la foudre du ciel.
11 se baissa alors et lendit la main à Gabrielie, qui, en un
instant , aidée par son secours , se trouva près de lui sur la
chaussée, puis à Claire, pour laquelle, pendant cette fuite, on
avait pu remarquer chez le jeune homme une partialité de
soins toute particulière ; voyant enfin les deux femmes près de
lui et jetant d'un côlé les yeux sur la mer et de l'autre sur les
marécages :
— Maintenant , mesdames , leur dit-il en respirant plus
librement , je vous permets de parler . car nous sommes
en lieu sûr ; il n'y a pius ni soldats ni maraudeurs autour de
nous.
— Pour moi , dit Gabrielie avec un éclat de rire, je ne par-
Ci) Tout le terrain que décrit le chroniqueur est occupé aujour-
d'hui par la belle promenade du Prado et par l'établissement de ta
Mut lie de Povtici.
W> REVUE DE PARIS.
donnerai jamais à M. le connétable de m'avoir fermé la bouche
pendant deux mortelles heures; si bien que je n'ai pas même
adressé le moindre compliment à l'orage, qui, cependant , au-
tant que j ai pu m'occuper de lui, m'a paru fort beau.
— Sainte Vierge des Carmes ! s'écria Claire , dans quel pays
sommes-nous tombés ! Sommes-nous sur terre ou sur mer?
— Rassurez-vous, mademoiselle, dit Victor, je connais le pays.
— Vous connaissez ce désert sauvage, monsieur de Vivaux?
— Sans doute, et vous allez vous orienter comme moi, car
voilà la lune qui écarte les nuages pour vous voir passer. Tenez,
mesdames, regardez là-bas dans les tamarins ; il y a une maison
que je connais comme la mienne : nous y sommes venus cent
fois avec M. de Beauregard , le capitaine de la tour Saint-Jean.
— Et que veniez-vous faire ici, messieurs? dit Gabrielle,
acccompagnant cette interrogation d'un ton à demi goguenard,
pendant que Claire regardait le jeune homme avec une cer-
taine inquiétude.
Le jeune homme comprit ce regard et répondit en souriant
aux deux femmes, quoiqu'une seule l'eût interrogé :
— Nous venions faire une chose toute simple, mesdames :
nous venions pécher an fiistiè (1). Cette petite maison appar-
tient à M. de Beauregard : il ne se doute guère qu'elle va nous
servir d'asile celte nuit.
— Et si la porte est fermée ? demanda Gabrielle.
— Nous l'enfoncerons, répondit Victor.
— Oh! murmura Claire, à qui celte manière de s'impatro-
niser paraissait , malgré le danger , un peu sans façon.
— Que la Vierge de Bon-Secours nous garde, dit Gabrielle;
il me semble que je vois luire quelque chose de sinistre là-haut.
Et de la pointe de son épée. qu'elle n'avait point encore remise
au fourreau , elle désignait la colline du nord.
Les regards s'attachèrent sur cette direclion , et il se fit un
moment de silence.
— Chut! dit Claire en tressaillant.
— Qu'y a-l-il ? demanda Victor eu se plaçant instinctivement
devant la jeune fille.
(1) Au feu. C'était la même pêche que nous venions de faire.
REVUE DE PARIS. 97
— J'entends du bruit, reprit Claire.
— Où ? demanda Victor baissant la voix à chaque interroga-
tion.
— Là, là, tout près de nous, dans ces algues noires , ré-
pondit Claire si bas que pour l'entendre Victor fut obligé d'ap-
procher sa joue près des lèvres de la jeuue fille , et qu'il sentit
son haleine.
— C'est la mer ou le vent , dit le jeune homme restant un
instant incliné ,• le danger n'est pas là, il est là,ajouta-l-i! à voix
basse à son tour, en montrant l'Huveaume.
— En effet, en effet, dit Claire en saisissant le bras du jeune
homme; tenez, là ! là!... devant nous.
Victor se retourna du côté indiqué, et, en effet, il aperçut
une grande figure noire qui se levait d'entre les saules de l'Hu-
veaume, et s'avançait vers la chaussée.
— Silence! dit Victor.
Et il laissa l'apparition s'engager sur la digue étroite: puis,
lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques pas de lui , il s'élança à sa
rencontre l'épée à la main , tandis que les deux femmes s'ap-
prêtaient , si besoin était , à prêter secours à leur défenseur.
— Qui es-tu? que veux-tu? demanda le jeune homme en ap-
puyant son épée sur la poitrine du nouvel arrivant, qui, au lieu
de se défendre , tomba humblement à genoux.
— Oh! monsieur le Marseillais, répondit le bonhomme qui,
à l'accent de Victor , avait reconnu un compatriote.
— Ah ! ah ! dit Victor, qui venait de faire la même décou-
verte , il paraît que nous n'avons pas affaire à un ennemi ; mais
n'importe , quand par ces temps-ci on se rencontre dans un lieu
semblable , et à pareille heure, il faut se connaître; je répéterai
donc ma question : Qui es-tu? Que veux-tu?
— Je suis le patron Bousquié, le pêcheur de M. de Beaure-
gard, et je vais tirer les thys.
— Pardieu! c'est vrai , dit Victor. Mesdames, ajoula-t-il en
se retournant , ne craignez rien , nous sommes en pays de
connaissance.
— Tiens ! c'est monsieur Victor , dit le pêcheur avec un gros
rire; et moi qui ne l'avais pas reconnu. Bonsoir, monsieur
Victor.
— Bonsoir, mon ami.
lJS REVUE DE PARIS.
— Ah ! bien ! en voilà une merveille , de vous voir , quand je
vous croyais derrière les portes de la ville. Est-ce que ce serait
encore une partie comme?...
— Chut ! dit Victor.
— Ah ! mais , c'est que le temps serait drôlement choisi.
— Tu dis donc que tu allais pécher? interrompit brusque-
ment le jeune homme à qui le tour qu'avait pris la conversation
paraissait évidemment désagréable, et qui désirait la changer.
— Hélas ! oui . je vais pécher , répondit le patron Bousquié
avec un gros soupir.
— Eh bien ! mais , qu'as-tu donc ? demanda Victor ; j'ai vu
le temps où celte occupation était pour toi une fête.
— Oh ! oui , quand je péchais pour M. de Beauregard ou bien
pour vous, quand vous veniez avec celle petite...
— Et pour qui pêches-lu donc maintenant?
— Pour qui je pèche ! sainte Vierge noire! je pêche pour ces
gueux d'Italiens . qui viennent manger mon poisson . et qui me
payent en grands coups de manche de hallebarde.
— Comment ! les Italiens viennent ici? s'écria Victor.
— S'ils viennent! mais ils n'y manquent pas une nuit; dans
une heure ils y seront. Tenez, ne m'en parlez pas, monsieur
Victor, ce sont devrais Turcs, des corsaires, des Sarrasins qui
cherchent gratis des femmes et des bouiliabesses . des maudits
de Dieu , quoi ! ils ont avec eux deux Allemands habillés comme
des valets de carreau ; ceux-là n'ont pas inventé la poudre, mais
ils n'en valent pas mieux, allez.
— C'est bien , assez parlé, dit Victor. Tiens, patron Bous-
quié , voilà deux dames qui ont besoin de repos ; elles ont laissé
la semelle de leurs botlines sur les rochers, et ont leurs jolis
pieds tout meurtris. As-tu dans dans ta cabane un bon lit d'algue
sèche pour ces deux dames?
— Oh ! ma cabane, répondit le patron Bousquié, ces daines y
seraient trop mal , ce serait bon tout au plus pour ces petites de-
moiselles que...
— Eh bien! mais alors, interrompit Victor, où ces dames
vont-elles passer la nuit.
— Si la mer n'était pas si terrible, je vous dirais qu'où elles
seraient le mieux, c'est chez elles; nous monterions dans ma
barqup , et, comme la mer est libre depuis que la flotte de La-
KLYIK 1>E PAfttt 99
fayclte a chassé ce damné Moncade . je nie ferais forL de vous
remettre , dans une heure , à la chaîne du port.
— Eh hien ! dit Gahrielle en s'avancant, ceci me paraît un
moyen excellent; montons dans la barque; nous sommes braves,
et nous n'avons pas peur.
— Oh ! non , madame , dit le patron Bousquié en hochant la
tète; non, ce serait tenter Dieu.
— Mais la mer n'est cependant pas trop grosse, murmura
Claire.
— Non , pas ici . sans doute ; mais la mer , ma petite demoi-
selle , sans comparaison , c'est comme les femmes , il ne faut pas
en juger par ce qu'elles nous montrent; ici , elle est assez tran-
quille, assez bonace; mais là-bas, voyez-vous, au-delà de ce
rocher où rien ne l'abrite, elle fait le diable. Non , monsieur
Victor, croyez-moi, mieux vaut attendre.
— Mais où attendre? puisque tu dis que chez toi nous ne
serions point en sûreté.
— Suivez-moi, dit le patron Bousquié , je vais vous ouvrir la
maison de M.deBeauregard; vous y serez mieuxque chez moi. Si
les Italiens viennent, montez à mesure qu'ils monteront. Dans le
grenier vous trouverez une échelle et une trappe. Vous mon-
terez sur le toit; vous tirerez l'échelle, et, s'iis vous poursuivent
jusque là, vous aurez toujours une dernière chance, c'est de
vous jeter du haut eu bas de la maison si vous ne vouliez pas
être pris.
Les deux femmes se serrèrent la main.
— Viens alors, dit Vicior Vivaux.
Le pêcheur prit la tète de la colonne, et les troisfugitifs le sui-
virent en silence; puis, au bout d'un instant, ils passèrent de-
vant une haie de plantes marines, montèrent l'escalier d'un
perron; patron Bousquié poussa une porte, et la porte s'ouvrit.
— Diable ! dit Vicior , si la porte ne ferme pas mieux que cela,
lu aurais bien dû nous conduire autre part.
— Nous la barricaderons en dedans , dit Gahrielle.
— Gardez-vous-en bien, ma belle dame, répondit le pêcheur,
ce serait vous dénoncer au premier coup. Non, non, ils ont
l'habitude de trouver la porte ouverte; laissez-la ouverte, ils
n'y verront pas de changement, et peut-être qu'ils ne se dou-
teront de rien. Croyez-moi, faites ce que je vous dis.
100 REVUE DE FARIS.
— Vous pensez donc qu'ils viendront? demanda timidement
Claire.
— Peut-être qu'ils viendront , peut-être qu'ils ne viendront
pas. Ces diables d'Italiens , c'est fantasque comme des mar-
souins; on ne peut rien dire. Dans fous les cas, je tâcherai de
leur faire assez bonne cuisine pour les tenir à la maison.
— Et voilà pour te défrayer du souper que lu leur donneras ,
dit Victor en glissant deux pièces d'or dans la main de patron
Bousquié.
— Ah ! il n'y avait pas besoin de cela , monsieur Victor. Ça
m'ôte le plaisir de vous obliger pour l'amour du bon Dieu. Ce-
pendant , je ne veux pas vous refuser , car ce ne serait pas hon-
nête.
— Eh bien donc! mets cela dans ta poche, et fais-nous
bonne garde,
— Oui , oui ; mais surtout ne fermez pas la porte , entendez-
vous?
— C'est chose dite ; sois tranquille.
— Alors , bonne chance. — A propos , mesdames , reprit le
patron en revenant sur ses pas, si vous savez quelque petite
prière bien efficace... Je ne veux pas me permettre de vous
donner un conseil ; mais vous comprenez? il n'y aurait pas de
mal à la dire.
Puis, comme effrayé de sa hardiesse, le patron Bousquié fit
un dernier signe de la tète et de la main , et sortit vivement.
Restés seuls, Victor et ses deux compagnes s'orientèrent de
la main, car pour les yeux, dans celte salle basse, il n'y fallait
pas compter. Allumer une lumière , c'était se dénoncer. Force
était donc de se reconnaître à tâtons. Tout en cherchant, Victor
entendait dans le silence battre le cœur de ses deux compagnes ;
et il lui semblait qu'il reconnaissait les battements de celui de
Claire.
Enfin il trouva l'escalier.
— Par ici, dit-il.
Les deux femmes se rallièrent à sa voix; Victor étendit la
main et saisit une main tremblante. Par terreur sans doute, cette
main serra la sienne. Victor n'eut pas même besoin de demander
-à qui elle appartenait.
— Suivez-nous . madame , dit-il en se retournant du côté où
BEVUE DE PVKIS. 101
il présumait que pouvait se trouver Gabrielle ; nous sommes ati
pied de l'escalier.
— Montez alors , dit Mrae de Laval , je tiens la robe de Claire.
— Que cherchez-vous , ma tante ? demanda la jeune fille.
— Rien ; mon mouchoir que j'ai laissé tomber.
— Je redescendrai tout à l'heure , et je le ramasserai , dit
Victor.
Tous trois alors montèrent l'escalier étroit et sombre qui con-
duisait aux étages supérieurs ; puis elles cherchèrent à tâtons la
porte d'une chambre, et entrèrent dans la première venue avec
l'intention d'y allendre que la mer fût calmée. Elles ne purent
remarquer si l'ameublement était digne d'elles , car l'obscurité
couvrait les quatre murailles ; mais elles furent ravies de trouver
.sous leur main quelque chose de souple et de ouaté qui ressem-
blait à l'édredon d'un matelas.
— Victor, dit Gabrielle, si vous voulez descendre, nous
allons essayer de nous reposer un instant.
— Vous veillerez sur nous , n'est-ce pas ? dit Claire.
— Oh ! comptez sur moi , mademoiselle , répondit Victor. Ja-
mais sentinelle , je vous en réponds , n'aura été plus fidèle à son
poste que je le serai.
— Et tâchez de retrouver mon mouchoir , qui pourrait nous
trahir.
— J'y vais , répondit Victor.
Et on l'entendit descendre l'escalier.
Le jeune homme chercha pendant un quart d'heure, maii
il ne trouva rien.
Pendant ce temps , les deux femmes quittaient leurs robes ,
avec lesquelles il était impossible de se coucher.
— Comprenez-vous, ma tante, dit Claire, dans quelle in-
quiétude M. de Laval doit être à cette heure?
— Bah! répondit Gabrielle, ce sont là les accidents de la
guerre ; M. de Laval nous croit mortes ; mais comme il est de
garde à la tour Sainle-Paule , il n'a pas le temps de nous pleurer.
Je voudrais bien avoir un miroir.
— Un miroir, ma tante! et pourquoi faire?
— Pour rajuster mes cheveux , qui doivent être dans un état
abominable.
— Mais quand vous auriez un miroir . ma tante , il me semble
12 9
102 KEVUE DE PARIS.
que dans l'obscurité où nous sommes , il ne vous servirait pas
à grand'chose.
— Bah ! En ouvrant cette fenêtre , notre lune est si belle que
nous y verrions comme en plein jour. Pousse donc un peu le
contrevent, Claire.
— Oh ! ma tante , c'est bien imprudent.
— Non , non ; pour voir seulement si tout est tranquille.
— Claire obéit, et un rayon de clarté nocturne illumina la
chambre , éclairant la charmante tête de la jeune fille debout à
la fenêtre. On aurait cru voir Amphitrite , la blonde reine de la
mer, qui jetait un regard d'amour sur la beauté sauvage de ses
domaines.
Pendant ce temps, Gabrielle avait trouvé un miroir, et,
placée un peu en arrière de Claire, mais dans le même rayon,
elle rajustait ses cheveux.
— Voilà qui est fait, dit-elle après un instant. Maintenant
jetons-nous sur ce lit! nous réciterons les litanies de la Vierge
et le sub tuum avant de nous endormir; je dirai les versets , et
tu répondras les orapro nobis. Viens-tu ?
— Oui , ma tante , oui , dit Claire en se reculant un peu sans
cependant quitter la fenêtre ; mais c'est qu'il me semble...
— Il te semble quoi? demanda Gabrielle.
— Voir des hommes qui s'approchent , suivant la même
route que nous avons suivie. Je les entends, ma tante, je les
entends.
— Bah! dit Gabrielle , c'est le vent qui souffle dans les ta-
marins.
— Non , ma tante; les voilà , je les vois : ils sont cinq, six ,
sept....
Gabrielle ne fit qu'un bond du lit où elle allait se reposer jus-
qu'à la fenêtre , et , appuyant ses mains sur les épaules de Claire,
elle se haussa sur la pointe des pieds et regarda par-dessus sa
tête.
— Voyez-vous ? dit Claire en retenant sa respiration.
— Oui, je les vois.
Les hommes échangèrent quelques paroles entre eux.
— Ce sont des Italiens, dit Gabrielle.
— Oh ! mon Dieu , mon Dieu ! nous sommes perdues ! mur-
mura Claire en joignant les mains.
REVUE DE PARIS. 105
Trois petits coups frappés à la porte de la chambre firent en
ce moment tressaillir les deux femmes; puis elles entendirent
une voix qui disait :
-- C'est moi; n'ayez pas peur, c'est Victor Vivaux.
Gabrielle courut à la porte et l'enlr'ouvrit.
— Eh bien ? demanda-t-elle.
— Eh bien ! on vient de notre côté.
— L'ennemi?
— J'en ai peur.
— Que faire ?
— Suivez le conseil de patron Bousquié , montez plus haut ;
cherchez une bonne cachette , et ne vous inquiétez pas de moi.
Si loin que je paraisse être de vous, je ne vous perdrai pas de
vue.
Et , sans attendre la réponse des deux femmes, il se replongea
dans l'obscurité de l'escalier.
— Claire? dit Gabrielle.
— Me voilà, ma tante.
— Viens.
A ces mots elle lui prit la main et l'enlraina hors de la
chambre. Elles gagnèrent l'étage supérieur, où elles restèrent
aux aguets , le cou tendu sur la rampe de plâtre qui tourne avec
l'escalier.
Au dehors, entre la treille et le perron, deux hommes qui
paraissaient les chefs d'une bande de maraudeurs, parlaient haut
sans gène aucune, de manière à être entendus partout dans le
silence de la nuit.
— Je te dis , Taddeo , disait l'un , que je les ai vues passer
comme des ombres . que j'ai mesuré leurs pieds sur le sable ; ce
sont des pieds pas plus longs que mon doigt et minces comme
ma langue. Et puis qu'est-ce que tu dis de celte frange de bro-
dequins que nous avons trouvée sur la colline? Taddeo , l'on
sent la chair fraîche ici.
— Je commence à croire que tu as raison , répondit l'autre.
— Per Bacco, je le crois bien que j'ai raison. Vois-tu, nous
avons perdu leur piste à vingt pas d'ici , là-bas où les cailloux
commencent; si les déesses ne prennent pas un bain dans ce
marais, elles dorment là derrière cette porte... Bien, où est mon
lansquenet? Eh ! Cornélius, avance; mais avance donc; que
104 RBVUE DE PARIS.
diable fais-tu ? drôle, tu bâilles aux étoiles. Écoute, passe sous
cet arceau , mon petit Tudesque , et garde la maison de l'autre
côté pour couper la retraite. Oh! par saint Pierre, mes belles
dames , vous ne nous échapperez pas.
— Qu'est-ce que cela ? dit Taddeo en ramassant le mouchoir
que Gabrielle croyait avoir laissé tomber dans le vestibule , et
qui était lombé au pied du perron.
— Vive Dieu ! répondit Geronimo en le prenant des mains de
son camarade , c'est un fazzoletto tout brodé et tout parfumé
d'essence de rose, lequel ne m'a pas Tair de sortir de la poche
d'un pêcheur; on ne prend pas du poisson avec ce filet-
!à.
— Montons, Geronimo, montons. Et vous, camarades, zsit,
zsit... — Le reste de la troupe s'approcha. — Venez ici, et
restez là. Bien. Maintenant, soyez sages, et vous aurez les
femmes de chambre , s'il y en a.
— Eh ! non , non , montons tous , pas d'aristocratie ici , nous
sommes tous égaux; d'ailleurs plus nous serons, plus la visite
sera complète. Où est l'autre Allemand... Eh ! mon lansquenet.
Forster, Forsler... ici. Assieds-toi sur ce perron à cheval et le
poignai'd au poing. Les déesses ont un cavalier avec elles, car
nous avons vu ses pieds sur le sable. Tous les égards du monde
pour les femmes, une balle de plomb au cavalier; entends-tu ;
mon petit Allemand , voilà la consigne.
— la , meen heer, répondit le lansquenet en se mettant à
cheval sur le perron à l'endroit même que lui avait indiqué son
commandant. Alors Geronimo ouvrit la porte. Selon la recom-
mandation de Patron Bousquié , elle n'était point fermée.
— On ne voit pas plus clair ici que dans un four , dit un des
Italiens ; n'as-tu donc pas ton briquet, Taddeo?
— Est-ce que jamais je marche sans lui? répondit le soldat.
Au même instant l'on vit jaillir des étincelles du caillou , l'a-
madou prit feu , bientôt on vit briller la lueur légère d'une al-
lumette; elle suffit à Geronimo pour découvrir une lanterne posée
dans un coin du vestibule.
— Voilà notre affaire , dit-il ; il y a un bon Dieu pour les hon-
nêtes gens. Allume, allume!
Taddeo ne se le fil pas dire deux fois ; les Italiens soulevèrent
la lanterne , qui éclaira tout le Vestibule. Mais les maraudeurs
REVUE DE PAKIS. lui
n'aperçurent que des filets de toute espèce amoncelés contre les
murailles.
— Ce sont les filets de notre père nourricier , dit Taddeo ; il
faut les respecter, nous en vivons.
— Voyee donc la calomnie? répondit Geronirao ; il y a ce-
pendant des gens qui disent que nous ne respectons rien ; ce
sont des langues de vipères. Amis, ne louchez à rien; vous savez
que Bourbon ne plaisante pas sur le bien du prochain.
— Les femmes en sont-elles ? demanda Taddeo.
— L'ordonnance ne porte que sur les moissons , les meubles
et les bestiaux j vous voyez qu'elle ne s'applique pas aux femmes.
— Alors montons au premier étage, dit Taddeo ; tu vois bien
qu'il n'y a rien à faire ici.
La bande suivit ce conseil , et envahit la chambre que les
deux femmes venaient de quitter.
— Oh ! oh ! s'écria Geronimo , la coque est restée, mais les
papillons sont partis. Deux robes de princesse ! diable ! Si j'étais
cardinal, je voudrais une dalmatique de ces étoffes-là. Mon
cher , regarde-moi ce velours , et dis-moi ce qu'il devait y avoir
là-dessous ? Oh ! rien qu'à le toucher le sang me monte à la
gorge.
— Prenons toujours , dit Taddeo; la chose a une valeur.
— Et attention ! voici deux escarcelles : de l'or! Ceci est à
nous comme Marseille est au connétable. Demain nous par-
tagerons.
— Geronimo , ce lit n'est pas même défait. Nos dames n'ont
fait que changer de robes et elles se sont esquivées. Touche le
lit, il est uni et froid comme du marbre.
— En chasse , en chasse , cria Geronimo ; nous les trouverons
quand même le diable s'en mêlerait. Et à ces mots ils s'élan-
cèrent sur l'escalier.
Gabrielle et Claire n'avaient pas perdu un seul mot de celte
horrible conversation. En entendant ces dernières paroles , elles
ressentirent un effroi mortel , et leurs cheveux frissonnèrent à
leurs racines. Mais il n'y avait pas de temps à perdre : elles s'é-
lancèrent vers l'angle où était la petite échelle de bois qui con-
duisait à la trappe du loit, montèrent l'échelle , soulevèrent la
trappe, s'élancèrent sur la plate-forme , tirèrent l'échelle après
elles et laissèrent retomber la trappe. Le toit était entouré d\u\
i).
106 REVUE DE PARIS.
petit parapet , à l'exception de la façade du midi . par laquelle,
grâce à une légère inclinaison des tuiles , se déversaient les eaux
pluviales. Les deux femmes se serrèrent dans un angle.
Peu d'instants après , un grand fracas de voix qui éclata sous
leurs pieds leur apprit que la bande était parvenue dans la
chambre de l'échelle et que leur sort se décidait en ce moment.
Les deux nobles femmes se comprirent sans se parler , leurs
lèvres se rapprochèrent dans un baiser dadieu , et , les bras en-
trelacés, les yeux au ciel, elles s'avancèrent rapidement jusqu'au
bord des tuiles saillantes qui se détachaient du toit 5 les yeux
fixés sur la trappe, elles s'attendaient à la voir se soulever à
chaque instant, et, dans ce cas extrême, leur résolution était
prise, elles se précipiteraient du toit sur les dalles du perron.
Celte agonie fut longue, les tuiles craquaient sous leurs pieds,
et plus d'une fois, par l'effet d'une convulsion nerveuse , les
deux femmes se sentaient poussées vers le précipice par une
invisible main. Ainsi suspendues, immobiles sur leur tombe ,
elles ressemblaient aux statues de la Pudeur et du Désespoir
élevées sur les ruines d'une ville prise d'assaut.
Cependant, peu à peu le bruit des voix inférieures s'éteignit;
l'escalier fut ébranlé sous des pas lourds ; un rayon d'espoir
passa sur le visage des deux femmes , dont les yeux se levèrent
au ciel avec une expression de gratitude infinie : puis Gabrielle
souleva la trappeavec précaution , et elle entendit distinctement
les lamentations de la bande; elles furent suivies du cri de la
porte qui se refermait. Bientôt après, un pas léger froissa l'es-
calier , et l'on entendit une voix timide qui , avec un accent de
désespoir croissant, appelait à travers toutes les cloisons. Celait
la voix de Victor Vivaux.
La trappe se rouvrit, l'échelle fut replacée, Victor jeta un cri
de joie et posa son pied sur le premier échelon.
— Nous sommes ici, Victor, dit tout bas Gabrielle.
— Alors venez, venez vile, répondit Victor; une minute de
retard , c'est la mort!
Les deux femmes descendirent l'escalier avec une agilité mer-
veilleuse; mais arrivées dans le vestibule, elles entendirent les
soldats que l'on croyait déjà loin, qui causaient arrêtés sur le
perron. Victor poussa les deux femmes sous les masses profondes
des filets qui pendaient devant les murs, et s'y ensevelit avec
REVTE DK PARIS. 107
elles , prêtant une oreille attentive à tout ce qui se passait, car
un bruil mal enterprété pouvait être la morl de tous trois.
— Eh bien ! capitaine, disait Forster, la visite a donc été
inutile?
— Hélas ! oui , répondit Geronimo.
— Vous avez cependant bien cherché partout?
— Nous n'avons pas laissé une pierre sans la flairer, et toi,
tu n'as rien vu ?
— Rien.
— Descends , je te relève de garde.
— Merci, dit Forster en sautant lourdement à terre, je n'en
suis pas fâché, car le poste n'était pas bon.
— Que dis-tu là ?
— Je dis , capitaine , que , quand vous vous amuserez à vous
promener sur ies toits , je vous prie de me mettre de garde autre
part que sous la gouttière.
— Et pourquoi cela?
— Parce que, quand il pleut des tuiles, et qu'on n'a pas de
parapluie , c'est malsain.
— Comment , il t'est tombé une tuile sur la tête , dis-tu?
— Une, il m'en est tombé dix ; mais j'étais là, fidèle au
poste ; le toit tout entier serait tombé que je n'aurais pas bougé.
— Mes amis, s'écria Geronimo, elles sont sur le toit ; lans-
quenet, mon amour, si tu dis vrai, il y a dix pièces d'or pour
loi.
— Au toit, au toit , crièrent tous les soldats.
— Allons, camarades , vous savez le chemin , s'écria Gero-
nimo, qui m'aime me suive. Cornélius, Forster, venez, venez
aussi , et flairez comme de bons chiens que vous êtes.
Et la bande, pleine d'un nouvel espoir, rentra dans le vesti-
bule et s'élança dans l'escalier; on entendit s'éloigner alors
jusqu'aux pas lourds des deux Allemands qui fermaient la
marche.
— El maintenant , dit Victor Vivaux , il n'y a pas une minute
à perdre ; de la présence d'esprit, du courage , et nous sommes
sauvés.
En même temps il sortit le premier de dessous les filets, et,
prenant les deux femmes par la main , il se lança avec elles hors
de la maison ; toute la bande était sur le toit.
108 REVUE DE PARIS.
— Capitaine, capitaine , cria Forster, les voilà qui se sauvent.
Tenez, tenez, là , là. Prenez garde... Der Teufel!
Un grand cri, un cri terrible, un de ces cris de mort qui
traversent l'espace quand une àme sent qu'elle va sortir vio-
lemment du corps , suivit ce juron. Les trois fugitifs s'arrêlèrent
comme cloués à leur place. Ils virent une masse qui passait dans
le vide , et ils entendirent le bruit d'un corps qui s'écrasait sur
le pavé.
— C'est le capitaine , dit Vivaux d'une voix toute frissonnante
d'horreur ; il se sera approché trop près du bord, et le toit aura
manqué sous ses pieds.
— Capitaine..., capitaine..., crièrent plusieurs voix; mais
rien ne répondit, pas même un cri, pas même une plainte.
— 11 est mort, dit Vivaux, Dieu ait son àme ; songeons à nous.
Et, ayant repris les deux femmes chacune par une main, il
courut avec elles vers le bord de la mer.
Une barque était sur le rivage , les fugitifs s'en approchèrent;
quoique le temps fût redevenu sombre, la mer était plus calme.
— Poussons celte barque à la mer , dit Victor: Dieu ne nous
a pas sauvés si miraculeusement, pour nous abandonner au
dernier moment.
— Est-ce vous, monsieur Victor? dit une voix qui sortait du
bateau , tandis qu'une lête inquiète se soulevait et dépassait à
peine le bordage de la barque.
— INous sommes sauvés, dit Victor, c'est Patron Bousquié.
— Et la mer? demanda Gabrieile.
— Douce comme du lait, dit Patron Bousquié, tout juste de
vent ce qu'il faut pour ne pas faire de bruit avec les rames.
Montez, montez.
— Montez , mesdames , montez , dit Victor. ,
Les deux femmes sautèrent dans le canot. Patron Bousquié le
poussa à la mer et s'élança derrière les fugitifs. Victor tenait
déjà les rames.
— Pas de rames! pas de rames! dit Patron Bousquié, les rame#
font du bruit; la voile au vent, et Dieu nous garde. Où faut-il
aller , monsieur Victor.
— Droit sur la chaîne du port , droit sur la tour Saint-Jean.
— Bien, bien, dit Patron Bousquié, tenez-vous au gouver-
nail. Quand je dirai tribord , vous appuierez à gauche; quand
REVUE DE PARIS. 109
je dirai bâbord, vous appuierez à droite; entendez-vous?'
— Oui.
— Alors , en route.
Et comme si elle n'eût attendu que la permission de son
maître , la chaloupe glissa doucement sur la mer. Patron Bous-
(juié avait dit vrai : la brise était favorable . la petite voile . noire
comme les vagues et invisible dans les ténèbres, se gonflait a
ravir. Au bout d'une demi-heure , la barque touchait le piton de
la chaîne, et Victor se faisait reconnaître par le gardifn de la
batterie à fleur d'eau. En ce moment un silence solennel planait
sur la ville assiégée; les sentinelles seules veillaient sur le rem-
part, et devant les tentes les deux armées prenaient du repos,
afin de réparer les fatigues de la veille et puiser dans le sommeil
de nouvelles forces pour la bataille du lendemain.
Le trente-neuvième jour du siège . Marseille était la ville des
angoisses, car une large brèche était béante depuis la base de
la tour Sainle-Paule jusqu'au premier arceau de l'aqueduc de la
porte d'Aix. Le connétable disposait le dernier et le plus formi-
dable de ses assauts. Il fallait un miracle pour sauver Marseille ,
car ses défenseurs , brisés par une résistance trop longue , cher-
chaient en eux un effort suprême qui pouvait leur être refusé
par des bras affaiblis. Ce fut alors qu'au milieu des bastions en-
flammés et croulants apparut une nouvelle armée au secours de
la ville, une armée de femmes ! Gabrielle de Laval commandait
ces nouvelles Amazones du nouveau Thermodon, et Claire, sa
nièce, portait la bannière de la cité grecque. A celte vue , les
assiégés poussèrent un cri de résurrection qui épouvanta les Es-
pagnols et les lansquenets sur les hauteurs- du Lazaret et de
Saint-Victor ; puis , quand l'assaut fut donné , le connétable
trouva toute la ville sur la brèche , jeunes gens , femmes et
vieillards ; un rempart vivant couvrait les ruines des bastions ,
et Marseille cria victorieusement à son ennemi, comme Dieu à
la mer : « Tu n'iras pas plus loin ! »
Quelques jours après , on célébrait ù la maison phénicienne
le mariage de Victor Vivaux et de Claire de Laval. Patron
Bousquié ne demanda d'autre récompense qu'une invitation à
la noce. Quant à M. de Beauregard, il jura de ne jamais lou-
cher à une seule pierre de la maison antique , et de la léguera
ses enfants avec son vernis séculaire, son double toit, son per-
110 REVUE DE PARIS.
ron, sa treille, telle enfin qu'elle se leva du milieu des roseaux,
comme une hôteilerie miraculeuse, pour sauver deux héroïques
femmes dans la plus terrible des nuits.
Au reste, on aurait pu croire que tout ce qui s'était passé
n'était qu'un songe, s'il n'était resté au milieu de l'avant-toit
une légère échancrure à la place où les tuiles avaient cédé sous
les pieds du capitaine Geronirao.
Maintenant, si l'on veut savoir notre avis sur cette chro-
nique, qui a sauvé la maison phénicienne de la démolition
dont elle était menacée, nous avouons que nous soupçonnons
fortement notre ami Méry d'en être l'auteur, et de l'avoir in-
troduite furtivement, par une pieuse ruse, dans le vieux bahut
de M. Morel.
Alexandre Demas.
( La suite à un prochain numéro. )
ACADÉMIE FRANÇAISE.
RECEPTION DE M. FLOURENS.
M. Michaud était un des plus malicieux causeurs de noire
leraps, et s'il avait jamais pu deviner que M. Flourens lui suc-
céderait à l'Académie française, nous aurions quelques mots
piquants de plus. Ce n'est pas que K. Michaud eût le droit d'exi-
ger qu'on fût excellent orateur. Il racontait lui-même , avec
cette fine bonhomie qui donnait tant de charmes aimables à
son commerce, que, nommé, en 1815, à la chambre des dépu-
tés par le département de l'Ain, il avait voulu montera la tri-
bune , et était resté court. L'échec était déconcertant , et
M. Michaud se crut perdu. Mais en avouant sa déconvenue, il
ajoutait : « J'avais tort... Bon , s'écrièrent les autres, celui-là
ne parlera pas, et c'est de ce jour que data mon crédit. »
M. Flourens à l'Académie ne courait pas le danger de M. Mi-
chaud à la chambre ; on n'improvise pas à l'Institut, et l'on a
tout le loisir d'assurer son éloquence. Mais la parole préparée
de M. Flourens lui sera-t-elle aussi profitable que le fut à M. Mi-
chaud ce silence forcé et involontaire? Son crédit s'en aug-
menlera-t-il ? Je le désirais sincèrement avant la séance , et à
l'heure qu'il est je n'ose tout à fait l'espérer. M. Flourens est
un homme démérite, un écrivain sage, lucide, estimable, que
la presse a traité dans ces derniers temps avec une violence de
112 REVUE DE PARIS.
mauvais goût , avec une souveraine injustice. Il y y dans le pins
célèbre livre de l'homme de génie dont M. Flourens s'est fait
imprudemment le concurrent, il y a dans Notre-Dame de
Paris un fort remarquable chapitre qui est intitulé : Un Mala-
droit ami. Les jeunes et farouches Sicambres littéraires qui
forment la suite indisciplinée et rebelle, j'aime à le croire, de
M, Victor Hugo, s'en devraient souvenir. Loin d'assurer par ces
excès d'orgueil , par ces invectives grossières , la légitime can-
didalurede l'auteur des Feuilles d' Automne, ils la risquent et
la compromettent. Ces formes prétoriennes sont tout à fait hors
du domaine académique, comme elles sont en dehors de l'urba-
nité et des convenances. M. Victor Hugo est un très-grand
poêle à coup sûr, et quand il s'agit de son entrée à l'Académie,
on peut ne pas discuter les titres , car ses droits sont éclatanls.
Dans la sévérité classique de mon point de vue . j'aurais, on le
suppose, bien des réserves à faire, des réserves absolues sur
beaucoup de points; j'aurais à prêter à la critique, sur cet im-
mense talent qui s'égare et s'obstine, la voix banale de Cassan-
(!re ; mais ce n'est pas le lieu assurément. Ce qu'il suffit de re-
marquer et de maintenir, c'est que , s'il est permis à Olympio,
dans la lyrique magnificence de ses strophes , de se chanter à
lui-même l'hymne de sa destinée , il est bon aussi de ne pas
transporter dans la prose courante des journaux ces formes
plus que personnelles. M. Hugo, après tout , peut bien condes-
cendre à traiter d'égal à égal avec l'Académie. J'entends éter-
nellement objecter que l'Académie n'a dans son sein ni M. de Dé-
ranger, ni M. de La Mennais. Mais , mon Dieu ! la réponse est
simple. M. de Déranger, ni M. de La Mennais ne se sont jamais
présentés , et l'usage veut qu'à l'Académie on se mette officiel-
lement sur les rangs. L'Académie n'a dérogé à celte coutume ni
en faveur de Montesquieu, ni en faveur de Voltaire, et je ne
vois pas pourquoi elle commencerait aujourd'hui. Cela date du
xviie siècle. D'Andilly, on le sait , avait été nommé direc-
tement , et il refusa par humilité chrétienne. De là le règle-
ment de l'Académie. Assurément le cas n'est pas applicable au
temps présent, et si M. de Déranger ou M. de La Mennais re-
fusait, ce ne serait pas, j'imagine, par humilité, et surtout par
humililé chrétienne. Mais soyons vrais. Sans vouloir soupçon-
ner d'affectation dans cette modestie persévérante , ne peut-on
REVUE |)E PARIS. ■ liô
pas dire que l'illustre chansonnier a un peu la coquetterie dé
briller par l'absence? El d'autre part, comment le prêtre trans-
formé en tribun, et qui prêche l'amour absolu de l'égalité, pour-
rait-il accepter une distinction même académique? L'Institut
est sans doute supprimé dans les plans des communistes.
Nous voilà bien loin de M. Victor Hugo et surtout de M. Flou-
rens, et plus encore de M. Michaud.
De l'auteur des Orientales , je ne dirai plus qu'un mot. Une
compagnie qui compte dans son sein les plus grands noms de
notre temps, des écrivains comme M. de Chateaubriand et
M. de Lamartine, des penseurs comme M. Cousin, des maîtres
de la parole comme M. Guizot, comme M. Thiers , comme
M. Villemain, des polygraphes spirituels comme M.Nodier,
un pareil corps a droit d'être traité avec quelque sérieux . avec
quelque réserve, surtout par les candidats. Sans croire le moins
du monde que le titre d'académicien soit une armure enchan-
tée , 31. Hugo devrait rappeler à ceux de ses amis qui le défen-
dent en sectaires que les injures n'ajoutent rien aux bonnes
raisons. M. Flourens se vengerait d'une manière bien spiri-
tuelle, s'il donnait aujourd'hui sa voix à M. Victor Hugo.
Il eût fallu aussi beaucoup d'esprit à M. Flourens pour se ti-
rer avec succès de son discours de réception. M. Flourens a
voulu se montrer élevé, méthodique, sévère; il a été froid, di-
dactique, terne. Au lieu de chercher à imiter d'AIembert, il
fallait songer à Fontenelle ; c'était le cas surtout en célébrant
une mémoire aussi aimable que celle de M. Michaud. Pourquoi
chercher les applaudissements (qui ne sont guère venus d'ail-
leurs) par des allusions mesquines à la question d'Orient, aux
cendres de Napoléon et au musée de Versailles? pourquoi parler
des croisades et du moyen âge en homme qui voit encore la
chevalerie à travers le Tancrède de Voltaire, plutôt que dans
le livre de Sainle-Palaye? J'apprécieles difficultés de la position :
M. Flourens n'était pas à l'aise ; il se sentait à la place de
M. Victor Hugo, et il savait de plus que M. Mignet, habitué à
tous les succès et familiarisé avec ces luttes de l'institut, allait
lui répondre.
M. Flourens n'a pas rappelé la bizarre destinée académique
de M. Michaud, mais il Ta enviée sans doute. Par une singula-
rité exceptionnelle, M. Michaud, qui en 1813 avait succédé à
12 10
114 REVUE DE PARIS.
Cailhava (qui sait aujourd'hui le nom de Cailhava ?) , ne fit pas
de discours de réception. Quoiqu'il se soit essayé depuis à la
chambre (on Ta vu) , il n'osa ni ne voulut lire de harangue à
l'Académie. Les bouleversements politiques de la restauration
lui permirent de siéger sans se conformer à la formalité habi-
tuelle. Il disait souvent : « Je n'aurai pas le bonheur de CaM-
hava, et je serai mal loué sans doute. » Je ne veux pas dire que
ce fût là une épigramme prophétique contre M. Flourens. A
plusieurs endroits, au contraire, de son discours, M. Flourens
parle d'un ton simple et bien senti des qualités et du caractère
de M. Michaud. Il y a même quelques parties qui ne manquent
pas d'un certain art sobre, rigoureux, précis. Ces qualités, avec
un peu plus de couleur çà et là , se distinguaient déjà dans un
remarquable morceau sur Cuvier , que M. Villemain a pu citer
avec éloge à propos de Buffon , et cela à une date où personne
ne s'avisait de vouloir transmettre à M. Flourens la difficile
succession de Condorcet et de Fourier.
Les éloges académiques , dans la solennité de leur pompe,
ne s'abaissent pas aux détails . ne se compromettent pas aux
petits livres. Ce scrupule a ses inconvénients pourtant, car, à la
longue, on cesse d'être exact. Ainsi, en sortant de la dernière
séance de l'Académie, on pouvait s'imaginer que M. Michaud
n'avait écrit que YHistoire des Croisades, le Printemps d'un
Proscrit, la Correspondance d'Orient, des poèmes enfin et de
gros livres ; on pouvait croire surtout que le publicisle monar-
chique n'avait jamais écrit que les articles royalistes de la Quo-
tidienne. L'ensemble est fidèle sans doute ; mais le détail est
faussé. Je ne crois pas manquer à la mémoire de M. Michaud
en recueillant sans art et dans le désordre où ils me viennent,
à la hâte et en ces deux jours, quelques détails moins familiers
à tous. Chacun a lu les livres dont nous parlait M. Flourens;
rappelons, au contraire, quelques brochures vieillies, quelques
traits oubliés. On est effrayé de loucher au passé ; le moindre
rayon fait reparaître mille atomes inconnus.
Il a été déjà parlé, par des juges compétents et informés, de
la vie de M. Michaud. M. Merle, dans de spirituels articles,
M. Poujoulat dans des pages chaleureuses , ont raconté une
foule de mots heureux et de traits touchants qui font aimer le
caractère de leur ami et regretter le charme de ses relations.
REVUE DE PARIS. llo
Mais, malgré le laisser-aller de l'affection el le déshabillé du
récit , ces curieuses notices , auxquelles il faut renvoyer, ne
disent pas tout el ne pouvaient tout dire. En un mot le fonda-
teur de la Quotidienne n'a pas toujours été royaliste, au moins
royaliste comme on le dit, et ce n'est pas à la Quotidienne que
sur ce point il convenait de se souvenir. On a presque donné à
M. Michaud l'inflexible logique . le noble entêtement de Joseph
de Maistre. Quoiqu'il faille rabattre de cette prétention, le spi-
rituel et malin publiciste ne perdra pas dans notre estime. C'est
quelque chose d'avoir toujours été sincère et d'avoir abandonné
le succès pour le malheur. Beaucoup ont changé de notre
temps, mais peu ont abandonné la cause du pouvoir pour une
cause perdue.
Joseph Michaud était né en 1763, à Albens, petit village voi-
sin de la Savoie. Son père, bon notaire de l'endroit , l'envoya
faire ses éludes à Bourg-en-Bresse. A vingt-deux ans, M. Mi-
chaud vint à Paris, préoccupé déjà d'idées littéraires que la
politique devait bientôt interrompre. On était en 91. M. Mi-
chaud débuta par un Voyage littéraire au Mont-Blanc ,
courte bluelte mêlée de prose et de vers que, sans aucun pres-
sentiment de l'empire, H dédia à Mme Beauharnais. II parait
que quelques années auparavant les excursions au Mont-Blanc
étaient devenues fort en vogue, et, dans le caprice de l'opinion,
avaient succédé à la mode des ballons , qui avaient eux-mêmes
détrôné les baquets de Mesmer. « Je suivis la foule , dit M. Mi-
chaud ; la patrie n'était point en danger alors; on pouvait la
quitter sans être compté parmi ses ennemis. » Malgré les
préoccupations politiques, l'enjouement l'emportait , et à ses
réflexions morales M. Michaud joignait quelques folâtres sou-
venirs de Chapelle et de Bachaumont. En somme, on ne devi-
nerait pas que ce petit voyage , fait en compagnie de je ne sais
plus quel gros prieur normand et de plusieurs pttites maî-
tresses, fut écrit à la veille de la Convention. Il y avait déjà des
traits spirituels dans l'opuscule de M. Michaud , surtout contre
les couvents; ainsi, à propos des bernardins de Haute-Corabe :
Les moine.» ont quitté le mondo ,
Mais \f> monde les a *mri*.
116 REVUE DL PABki.
Une apothéose de Franklin montrait combien les sympathies du
jeune écrivain l'avaient rattaché dès l'abord au mouvement des
esprits de son temps, aux rapides conquêtes de la liberté :
Auguste liberté I tout fléchit sous ta loi;
Les sceptres des tyrans se brisent devant toi....
Une vive ardeur de polémique s'empara donc de M. Michaud,
qui sentit dès lors le besoin de se mêler aux luttes terribles qui
retentissaient autour de lui.
Il commença par mettre en vers la Déclaration des droits
de l'homme. Je n'ai pu réussir à retrouver cet opuscuie, qu'on
a voulu, après coup , faire passer pour royaliste. Mais M. Qué-
rard, dans son travail bibliographique, semble avoir rétabli la
vérité sur ce point. Quelque fine ironie se mêlait peut-être aux
réflexions du jeune écrivain , comme il convenait à cet esprit
railleur, mais au fond c'était une adhésion.
Cette adhésion de M. Michaud aux principes de 89 se retrouve
d'ailleurs plus marquée, et tout à fait manifeste, dans deux
autres opuscules , dont le premier fut inséré dans la Décade
philosophique de 94, et le second dans YAlmanach des Muses
de 95. Ce sont deux pfèces de vers, l'une sur Ermenonville et
le tombeau de Rousseau , l'autre sur l'immortalité de l'âme. Il
n'y a sans doute aucune poésie dans ces rimes médiocres, dans
ces alexandrins d'une trame fort plate , mais on s'y sent au
moins en pleine révolution. Il est dit de Jean-Jacques :
.... Son àrae impatiente
S'élançait au-delà des siècles, et les temps
Déroulaient à ses yeux la chute des tyrans....
Voilà pour la politique. La religion elle-même n'était pas épar-
gnée :
L'ignorance a cédé son empire au génie ;
L'erreur , le fanatisme et la discorde impie ,
D'un sol heureux et libre ont fui île toutes parts....
REVUE b£ PARIS. 117
Nous sommes loin des apostrophes royalistes du Printemps
d'un Proscrit. Et que dites- vous de ces vers :
Ah ! si jamais des rois et de la tyrannie
Mon front républicain subit le joug impie ,
La tombe me rendra mes droits, ma liberté,
Et mon dernier asile est l'immortalité .'
Ce projet de suicide démocratique était une promesse de poêle,
et M. Michaud, on le pense, ne le réalisa ni au 18 brumaire,
ni à la restauration.
Je dirai tout à l'heure quels motifs déterminèrent M. Michaud
à prendre ainsi couleur , à adopter un drapeau qu'il devait si
vite abandonner , auquel déjà il avait été ouvertement infidèle.
Mais qu'on me permette d'abord une citation. Je n'aime pas les
citations en général ; mais celle-ci est piquante et inattendue :
ce ne sera pas la dernière. M. Michaud avait imprimé dans la
Décade son petit poëme sur Rousseau , poëme fort pâle et in-
signifiant. Dans le tirage à part qu'il fit faire, le futur historien
des croisades ajouta une dédicace à son frère , qui se battait
alors aux frontières dans les rangs de la république. Cette
épître, fort rare comme on imagine, est tout à fait inconnue,
et c'est à peine si M. Barbier lui-même en a inséré un membre
de phrase dans son Dictionnaire des Anonymes. M. Michaud
parle à son frère : « Tu n'as pas oublié les délicieuses soirées
<jue nous avons passées ensemble à étudier le Contrat social.
Loin du tumulte des factions, Rousseau réunissait alors toutes
nos affections et toutes nos pensées. Nous écoutions ses leçons
iivec la docilité d'Emile, et son génie prophétique charmait nos
veilles, et nous montrait dans l'avenir le triomphe de la liberté
et de la vertu. Tu as laissé les livres de Jean-Jacques pour aller
défendre ses principes au milieu des combats. Moins heureux
(jue toi , je suis resté sur le sanglant théâtre des discordes ci-
viles. Tandis que le canon de l'ennemi grondait sur ta tête au
camp de Jemmapes et de Fleurus, ton frère était à Paris sous
le glaive des assassins et des bourreaux ; notre mère, qui forma
nos cœurs aux vertus simples de la nature , avait été jetée dans
les fers... » Et plus loin : « One seule nuit a mis un intervalle
10,
118 HEVUE DE PAKIS.
de plusieurs siècles entre nous et la tyrannie... Notre ancien
maître, l'immortel Jean-Jacques, est porté au Panthéon au
bruit des victoires remportées sur les tyrans étrangers et sur la
horde sacrilège qui leur préparait des triomphes dans l'intérieur
de notre patrie. La dernière heure du crime a sonné à l'horloge
du monde... Braves guerriers, achevez de renverser les colon-
nes ennemies sur les rives du Rhin et de la Meuse, tandis que
vos frères s'occupent de délivrer les bords de la Seine et de la
Loire des brigands qui en ont ensanglanté les rives. Le moment
n'est pas éloigné, mon cher frère, où nous nous embrasserons
sur les derniers débris de la tyrannie. » Assurément ce n'est
pas là le ton habituel de M. Michaud. Comment expliquer celle
apothéose du Contrat social chez l'homme qui devait se ranger
plus tard aux théories absolutistes de M. de Bonald? D'où venaient
ces malédictions coutre la Vendée de la part du futur et loyal
admirateur des Bonchamp et des La Rochejacquelein? On va
le voir.
Dès son arrivée à Paris , M. Michaud, malgré quelques velléi-
tés libérales, s'était trouvé jeté dans le monde royaliste. Ses
liaisons l'y engagèrent de plus en plus . et, comme l'a dit élo~
quemment M. Mignel, en répondant à M. Flourens, il n'aperçut,
dans l'enfantement de la société nouvelle, que la douloureuse
fin de la société ancienne. Le spectacle d'une vieille monarchie
qui s'abîmait l'intéressa au passé, tandis que les excès sanglanls
de la révolution victorieuse le dégoûtaient du présent. Dans
l'entraînement des circonstances , dans la contagion nécessaire
des sentiments et des idées d'alors , M. Michaud partageait sin-
cèrement sans doute quelques-unes des opinions extrêmes que
nous venons de lui voir revêtir tout à l'heure d'une forme si
exallée. Mais c'étaient là avant tout des gages extérieurs qu'il
cherchait à donner pour sa sécurité ; c'était une adhésion mo-
mentanée, une concession temporaire envers un régime sous
lequel il avait couru déjà bien des dangers. Effrayé, M. Michaud
voulait donner le change. Telle est au moins l'explication que
lui-même offrait plus tard.
Un biographe a dit que M. Michaud avait fondé la Quoti-
dienne, à la tin de la convention, en octobre 95. C'est une er-
reur grave. La chronologie importe ici pour l'honneur, pour
la réputation de M. Michaud. pour prouver que sa poésie repu-
REVUE DE PARIS. ftS
blicaine fut surtout une fiction destinée a le préserver des ven-
geances démagogiques qui le menaçaient alors , et qui, malgré
cette soumission subite et bien complète, ne tardèrent pas à
l'atteindre.
Le premier numéro de la Quotidienne parut le 22 septem-
bre 92, et cette publication se continua jusqu'à la fin d'octobre 93.
Les tendances royalistes de ce journal le firent proscrire. Des
trois fondateurs, deux. M. de Ripperl et M Michaud furent
obligés de se cacher, et le troisième , Coutely , porta sa léte sur
l'échafaud. La chute de Robespierre ne suffit pas à préserver
M. Michaud. Après avoir reparu quelque temps sous le titre de
Tableau de Paris, la Quotidienne reprit son ancien nom
dans les premiers mois de 95. M. Michaud y travailla plus ac-
tivement que jamais, toujours dans le sens royaliste. Une des
pages les plus éloquentes qu'il ait écrites date d'alors. C'est
une proteslation énergique, touchante, passionnée, à l'occa-
sion de l'anniversaire de la mort de Marie-Antoinette. M. Mi-
chaud, très-jeune encore, et qui, sous la terreur, n'avait pas
montré suffisamment peut-être le courage de son opinion ,
retrouvait ici, pour le souvenir d'une femme, d'une reine ou-
bliée, tout l'aventureux dévouement qui lui avait fait défaut.
L'article fit grand scandale, et M. Michaud fut obligé de se
dérober. Quelques semaines après, au 15 vendémiaire, il osa,
avec Fiévée, présider la section du Théâtre-Français. L'appui
victorieux prêté par Bonaparte à la convention renversa l'émeute
et fit fuir M. Michaud. Le courageux journaliste fut arrêté à
Chartres, et le représentant. Bourdon (de l'Oise), donna ordre
de le transférer à Paris . attaché à la queue d'un cheval, ce que
les gendarmes , par pitié pour celte santé toujours frêle et dé-
licate, n'osèrent exécuter. Avant son jugement, 11. Michaud
parvint à s'échapper, et condamné à mort « pour avoir, par
son journal, provoqué le rétablissement de la monarchie, » ii
fut exécuté en effigie sur la place de Grève.
Un an après, M. Michaud purgea sa contumace et fut acquitté.
Il reprit alors la polémique de la Quotidienne, qui, selon les
exigences du temps, avec des intervalles, prenait, quittait,
reprenait son titre, et s'interrompait pour reparaître encore
sous les noms de Bulletin politique et de Feuille du jour.
M. Michaud n'en était pas à sa dernière proscription. On ne
i'20 REVUE DE PARIS.
saurait se figurer la violence de la presse d'alors. Nos journaux,
qui pourtant ne sont pas l'aménité même, n'en donnent qu'une
bien faible idée.
M. Michaud eut, sous le directoire, à soutenir bien des que-
relles, à traverser bien des orages. Il attaquait vivement les
montagnards dans son journal, et entre aulres Joseph Chénier.
Le tribun, avec cette bile amère qu'il ne sut contenir que de-
vant Bonaparte, s'en vengea par quelques traits sanglants qu'on
peut retrouver dans ses satires et dont le souvenir perce encore,
malgré l'effort d'impartialité , dans le Tableau de la Littéra-
ture. Joseph Chénier avait traité Michaud de folliculaire
obscur: il l'avait mêlé à la populace des sots; il avait
à son occasion prononcé les mots de calomnie et de bêtise.
M. Michaud se vengea avec colère , avec cruauté. C'est
la seule fois peut-être où il ait été violent , où il soit sorti de
sa modération habituelle; mais aussi quelle violence! quelle
haine !
Le pamphlet contre Joseph Chénier était intitulé : Petite dis-
pute entre deux grands hommes. C'est une satire en vers
assez mauvais, mais fort plaisanis. Si le cadre n'est pas neuf,
les détails pétillent d'esprit. M. Michaud suppose une dispute
entre Chénier et le député Riou, et la querelle se termine comme
dans le Lutrin: les interlocuteurs se jettent à la tête leurs
livres et ceux de leurs amis , la Clé du Cabinet de Garai, le
Rapport de Daunou. Toutes les tragédies du « cygne de Tur-
quie » (on se rappelle que les Chénier étaient nés à Couslan-
tinople) sont énumérées sans pitié, et l'on voit voltiger tour à
tour :
Un bon mot enfermé dans un très-gros volume...
ou bien :
Toute Tédition d'un petit madrigal...
Le dénouement n'est pas fort ingénieux, mais il est bien tourné
et fait rire. L'esprit soporifique de Joseph Chénier finit par en-
dormir tous les acteurs, jusqu'à la sentinelle de Louvot chez
qui se passe la scène.
REVUE DE PARIS. 121
Les faibles littéraires de Joseph Chénier sont raillés fort plai-
samment par M. Michaud, qui se moque beaucoup de Végalité
rimant toujours avec liberté, et de patrie s'accouplant forcé-
ment avec tyrannie.
Si le désir, comme il le dit, de « confondre un homme vain.
et orgueilleux » avait seul poussé M. Michaud à publier cette
bluette, s'il n'avait même fait que se moquer du rôle de dupe
joué par Marie-Joseph ; s'il s'était contenté de lui dire, à lui et
à ses amis : « Soyez les oies perpétuelles du Capitole et les
dindons éternels de la révolution,» on n'aurait pas à prolester,
le goût protesterait seul contre ces tristes excès de la langue
révolutionnaire. Mais M. Michaud ne s'en est pas tenu là, il a
contribué plus que personne à propager contre Marie-Joseph
une accusation terrible qu'on aime à croire fausse, un bruit
sanglant qu'on aime à croire calomnieux. L'ombre vengeresse
d'André reparaît à tout instant dans celte satire, et Caïn-Ché-
nier, comme l'appelle le poète par une plaisanterie odieuse,
répond avec l'Écriture : «Xumquid sum custos frottis mei?»
M. Michaud voit dans le Timolëon de Marie-Joseph une infâme
justification :
Le grand Timoléon vint apprendre aux Français
Que la fraternité n'était qu'une chimère,-
Et qu'on pouvait sans crime assassiner son frère.
Et en parlant de son dernier livre qui n'avait pas réussi :
Il s'en va chez les morts, en attendant son père ,
Rejoindre Charles IX et ses autres parents ,
Car dans cette famille on ne vit pas longtemps.
M. Michaud osait même dire :
Je sais bien que Chénier, fidèle à Melpomène,
Peut tuer ses héros ailleurs que sur la scène.
C'est là peut-être la seule mauvaise action de M. Michaud, et
encore est-ce l'habitude perfide de la polémique quotidienne
122 REVUE DE PARIS.
qui la lui a inspirée. On va si loin malgré soi dans cette guerre
avancée de la presse! on est si facilement entraîné au-delà des
bornes , dans celle lutte de lous les jours , où la vue des grands
horizons est voilée par la fumée du combat ! C'est un des graves
dangers de ce mélier de journaliste, de laisser ainsi s'énerver,
s'émousser en soi le strict sentiment du vrai et du bien, et,
sous l'aiguillon, de se porter en revanche aux excès amers des
représailles, aux injustices violentes des parlis. Quelques-uns
s'en préservent, mais beaucoup y succombent. M. Michaud était
d'une nalure bienveillante et douce; c'était un honnête homme
dans le meilleur sens du mot. Il se félicitait même dans ses der-
niers jours de n'avoir pas une rancune , un ressentiment, et il
se flattait de n'avoir pas un ennemi. A quelles exagérations
pourtant la presse ne l'a-l-elle pas poussé!
La police inquiète du directoire, qui préludait aux vexations
de la police impériale, se préoccupa beaucoup de M. Michaud.
Arrêté cinq fois en quelques mois, il fut condamné deux fois à
mort, et parvint toujours à s'échapper II racontait souvent de-
puis qu'enfermé dans un cachot de la Conciergerie avec un
jacobin forcené, il reçut communication de la liste des jurés qui
devaient le juger. Son embarras était grand, car il n'en con-
naissait aucun, et ne savait sur qui exercer son droit de récu-
sation. L'idée pourtant lui vint de choisir tous ceux qu'exclurait
son compagnon, c'est-à-dire les honnêtes gens, et il fut ac-
quitté.
La Quotidienne cessa définitivement de paraître en septem-
bre 97, pour n'être reprise qu'en 1814, par M. Michaud encore,
qui associa, entre autres, Berchoux et M. Merle à la nouvelle
défense de ses principes.
Proscrit au 18 fructidor avec plusieurs de ses collaborateurs
et de ses amis, avec Fonlanes qu'il aimait, avec La Harpe que,
malgré la différence d'âge, il produisit le premier dans le
inonde royaliste, après sa conversion, M. Michaud se réfugia
dans les montagnes du Jura. C'est là qu'il écrivit, pour se dis-
traire, le Printemps d'un Proscrit, poème qui, avec le temps,
a singulièrement perdu de sa fraîcheur printanière, mais dont
on garde du collège quelque aimable souvenir. C'est un accent
affaibli et gracieux encore de celte Pitié de Delille qui a inspiré
à son tour plusieurs lettres spirituelles à M. Michaud.
REVUE DE PAKI>. 123
Après trois ans d'exil, le 18 brumaire permit à II. Michaud-
de revenir à Paris; mais il s'aperçut vite des projets du premier
consul. Les espérances royalistes du fondateur de la Quoti-
dienne étaient renversées ou au moins ajournées; aussi pro-
testa-t-il dans un pamphlet oublié qui est pourtant son chef-
d'œuvre. Si un pamphlet sérieux pouvait vivre en France, je
n'hésite pas à dire que celui-là durerait. Jamais M. Michaud
n'a eu autant d'esprit, autant de verve, autant de talent. Celte
brochure est une vraie date. Elle est au seuil de l'empire ce que
seront à sa chute l'Esprit de Conquête de Benjamin Constant
el le Buonaparte et les Bourbotis de ISl.ûe Chateaubriand. C'est
le cri éloquent d'une jeune intelligence enchaînée qui ne se
demande pas si l'ère impériale était au fond nécessaire, miis
qui voit l'oppression des idées et qui s'en effraye el qui en gémit
avec colère : « Les imprimeurs et les libraires remplissent les
cachots; cent journaux ont élé supprimés dans un jour; la
proscription attend la pensée et la renommée est mise aux fers.
La presse, le peuple et l'opinion ne sont plus que des souverains
détrônés... César a passé le Rubicon. » C'était l'époque de la
Napoléonede Nodier. Les jeunes esprits littéraires se sentaient
arrêtés dans leur essor et réclamaient avec désespoir, M. Le-
mercier au nom de la révolution, H. Michaud au nom de la
monarchie. Les Adieux à Bonaparte firent grand bruit, et le
consul s'en préoccupa vivement. Il y avait des mois frappants,
et comme M. de Chateaubriand seul les sait trouver : « Je crains
qu'on ne dise un jour que notre république s'est fait homme. »
Ou bien encore: « Ce gentilhomme d'Ajaccio... c'est le jaco-
binisme royalisé. ■ A ces traits frappants, à ce relief éloquent
et hardi de la pensée se joignaient desombres avertissements :
«N'oubliez pas que les Tuileries sont devenues comme un ca-
ravansérail placé sur la route de l'échafaud. » Ou bien des
prophéties : « L'inconstance de la fortune mettra peut-être un
jour le courage de Bonaparte à l'épreuve. C'est là que l'Europe
l'attend pour juger s'il est un héros. »
Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans cet opuscule,
c'était la nécessité de la guerre dans laquelle M. Michaud en-
fermait Bonaparte, c'était celte impuissance de la paix, celte
loi de sang qu'il faisait peser sur sou gouvernement et qu'il
montrait avec une puissante logique , comme la fatalité qui
124 HEVLE DE PAK1S.
dominait cette destinée. Le point de vue royaliste était mani-
feste. M. Michaud demande au premier consul si , quand il a
couché pour la première l'ois dans la chambre de Louis XVI . il
n'a pas cru voir errer autour de lui l'ombre plaintive des rois
de France qui lui venaient redemander un trône usurpé. Les
illusions que se fait sur ce point le naïf fondateur de la Quo-
tidienne sont singulières; il voudrait que Bonaparte cédât la
couronne à Louis XVIII , et il lui dit : « Tu ne peux t'élever
qu'en descendant, et il y a pour toi une place plus belle que la
première , c'est la seconde. » Ne sourions pas trop. Ceci était
écrit en 1800, et M. de Lamartine, dans sa belle Méditation
sur l'empereur, n'a-l-il pas montré le même désir, n'a-t-il pas
manifesté le même regret ?
Après l'éclat de son pamphlet, M. Michaud jugea prudent de
se faire oublier, et il se réfugia à Versailles, chez un ami. Mais
la vue des calmes allées de Louis XIV redoublèrent ses élans
royalistes, et, persuadé que les peuples n'ont pas d'expérience
et que les ambitieux n'ont pas de mémoire , il écrivit une nou-
velle brochure , plus ironique , aussi vive que la première, et
où la destinée de Cromwell était longuement comparée à celle
du vainqueur des Pyramides. M. Michaud était prophète encore;
il montrait dans l'avenir je ne sais quel lugubre dénoue-
ment ; mais au lieu du cruel sang-froid d'Hudson Lowe , il
ne prévoyait que la tuile de Pyrrhus ou le pistolet d'Hol-
field.
Mme de Champcenets, qui voyait Bonaparte , mais qui était
dévouée aux Bourbons, fit rédiger par M. Michaud un mémoire
pour prouver qu'il était de l'intérêt et de la gloire du premier
consul de rendre le trône de France aux princes légitimes. Ce
singulier document fut remis à Bonaparte , qui eut la patience
de le lire d'un bout à l'autre, et qui s'écria, après l'avoir achevé,
et avec cette forte trivialité qui disait tant : « Bah!... la poire
n'est pas mûre. » Mmc de Champcenets fut exilée, et Bonaparte,
frappé du talent de M. Michaud. lui fil bientôt pressentir, à sa
manière , qu'il désirait le voir écrire pour son gouvernement.
M. Michaud refusa, et fut enfermé au Temple. On l'y laissa quel-
que temps , et quand les aigreurs furent calmées , on le rendit
aux loisirs de la vie littéraire, à laquelle il se dévoua avec
amour durant les gloires sanglantes de l'empire. Plus tard,
REVUE DE PARIS. 125
M. de Fonlanes , qui recrutait volontiers des adeptes à Napo-
léon dans la jeunesse opposante , fit des offres formelles à
M. Michaud, et, comme exemple, parmi les royalistes apaisés ,
il lui citait l'abbé Delille : k Voyez , disait-il , il a la chaire de
poésie latine du collège de France ; il a pris cinq mille francs. »
— « Mon Dieu, c'est un peureux, répondait M. Michaud , il en
aurait même pris cent. « Dans les dernières années , pourtant .
M. Michaud se rapprocha de l'empereur. M. Lemercier lui-même
avait écrit une pièce sur la naissance du roi de Rome ; M. Mi-
chaud en écrivit deux.
M. Michaud , pourtant , n'était point flatteur ; il Ta prouvé
plus d'une fois, même sous la restauration, et près des rois
qu'il aimait. Les avances ne le séduisaient pas. «Je suis comme
ces oiseaux, disait-il, qui sont assez apprivoisés pour se laisser
approcher, pas assez pour se laisser prendre. » Un des ministres
de Charles X, voulant se rendre la Quotidienne favorable, fit
venir un jour M. Michaud, et lui offrit... tout ce qu'un ministre
peut offrir, comme l'a dit spirituellement M. Flourens. « Il n'y
a qu'une chose , lui dit M. Michaud , pour laquelle je pourrais
vous faire quelque sacrifice. » — «Et laquelle? reprit vive-
ment le ministre. » — « Ce serait si vous pouviez me donner
la santé.*»
Quand l'Académie française protesta auprès du roi en faveur
de la liberté de la presse menacée , M. Michaud n'hésita pas à
signer. Il ajouta seulement « qu'une prière n'était pas une sé-
dition. » La place de lecteur du roi, et les appointements de
mille écus qui y étaient attachés, seule récompense de ses longs
services, lui furent le lendemain retirés. Charles X cependant
le fit venir, et comme il lui adressait avec douceur quelques
reproches : «Sire, lui répondit M. Michaud, je n'ai prononcé
que trois paroles et chacune m'a coulé mille francs. Je ne suis
pas assez riche pour parler, » et il se tut.
M. Michaud, on le sait , s'était réfugié dans les lettres , dans
l'histoire , pendant les années de l'empire. Un travail , une
compilation que le hasard lui avait fait entreprendre sur la
chute de l'empire de Mysore , l'avait mis sur la route de ces
études sérieuses. II s'y engagea avec ardeur, avec amour, et
pendant trente ans , la veille même de sa mort , il s'occupait
encore des croisades. Le premier volume des Croisades parut
12 11
126 REVUE DE PARlv
en 1811. C'est une date remarquable. Il est à craindre que ce
livre, un peu trop loué, n'ait avant tout une valeur chronolo-
gique. M. Mignet, dans la brillante réponse qu'il a faite à
M. Flourens, a jugé ce travail de haut, mais avec l'indulgence
qui est permise à un maître. Un des premiers, après M. de Cha-
teaubriand, M. Michaud est revenu vers le moyen âge , vers
l'étude de cette époque laborieuse qui a enfanté notre civilisa-
tion. C'est là sa gloire. Je n'ose pas croire que Y Histoire des
Croisades soit un livre définitif. Le sujet est si beau, si grand,
si varié , si solennel ! Il faudrait la plume d'Augustin Thierry
pour suffire à une pareille tâche.
La restauration rendit M. Michaud à la politique. Il y re-
parut en 1815 par une brochure écrite durant les cent jours,
et qui avait pour litre les Quinze semaines. Ce pamphlet, qui
n'eut pas moins de vingt-sept éditions authentiques, est fort mé-
diocre , et on est là bien loin des Adieux à Bonaparte . Je
regrette surtout d'y rencontrer quelques-unes de ces déclama-
tions brutales contre Vogre de Corse, qui ont déshonoré celle
époque. Un homme d'un goût aussi fin que l'auteur des Croi-
sades ne pouvait pas se prendre au sérieux lui-même quand il
comparaît le faible sénat de Napoléon au conseil de Satan dans
le Paradis perdu. M. Michaud se tira bientôt de ces tristes
excès dans lesquels donnèrent tant d'écrivains moins royalistes
que lui. Pendant quinze ans il dirigea presque exclusivement
la Quotidienne avec toute l'indépendance de son caractère ,
avec une fidélité qui lui valut les injures de son incorrigible
parti. La Gazette de France , avec sa polémique perfide et
rancunière, ne pardonna point à M. Michaud son opposition
contre le ministère Villèle. Elle exhuma même quelques-uns
des vers républicains que j'ai rappelés tout à l'heure. Char-
les X, étonné , en parla à M. Michaud , qui lui répondit avec
une fierté prophétique : « Les choses iraient bien mieux si le
roi était aussi au courant de ses affaires que Sa Majesté pa-
raît l'être des miennes. » Ce n'est pas là une réplique de cour-
tisan.
Je n'ai rien à dire de la Correspondance d'Orient et du
voyagequeM. Michaud entreprit à soixante-deux ans dans toute
la verdeur courageuse de sa frêle vieillesse, afin de rassurer
sa conscience d'historien, Ce livre est assurément le meilleur de
REVUE HE PARIS. 127
tous ceux qu'il a écrits. On n'eut jamais plus de grâce, plus de
laisser-aller, plus d'élévation. Après M. de Chateaubriand et
avant M. de Lamartine, M. Michaud a écrit sur l'Orient un
ouvrage qui restera . parce qu'il est d'une lecture charmante .
parce qu'il est écrit de ce ton naturel , facile , sans trop d'arl ,
qui allait si bien à M. Michaud , parcequ'enfin il mêle avec esprit
eldétachementles aventures d'un touriste spirituel, d'un pèlerin
plein de foi, un vif sentiment des ruines et du passé, au pres-
sentiment rêveur de l'avenir. M. Mignet , qui a obtenu à l'Aca-
démie un succès éclatant et mérité, a trop bien parlé de ce livre,
et en a trop fait sentir les qualités durables et vraies, pour que
j'insiste.
M. Michaud était avant tout un conteur aimable, malin, plein
d'une verve un peu lente et cachée, mais fine et railleuse.
Homme de parti , et de parti absolu , lié par ses engagements ,
par l'honneur, et aussi par ses convictions, je n'en doute pas,
il savait pourtant le fond des choses. Quelqu'un se moquait un
jour devant lui de sa polémique arriérée de la Quotidienne.
« Allez, allez , répondit-il . qu'importe qu'on tire les coups de
fusil de la sacristie ou d'ailleurs, pourvu qu'ils frappent. ■ On
a cité de lui l'autre jour beaucoup de mots qui ont égayé la
séance et dont l'enjouement caustique n'a pourtant blessé per-
sonne. C'était un des dons particuliers à M. Michaud d'avoir
de l'esprit, beaucoup d'esprit, d'en faire fort souvent usage ,
et d'en user même contre les gens, mais sans les trop blesser,
sans les aigrir.
La Harpe disait à M. Michaud qu'il était l'homme de France
qui causait le mieux. Si Talleyrand en disait autant de M. Le-
mercier , c'est qu'il oubliait M. Michaud. Beaucoup de mots de
Talleyrand ne sont en effet que des emprunts faits à la con-
versation étincelanle de l'historien des Croisades. Il y a un trait,
par exemple , que j'ai entendu attribuer à l'évêque d'Aulun , et
qui est bien réellement de M. Michaud.
Le jour où Girodet eut achevé sa Galatée, il admit quelques
amis à la visiter. L'auteur du Printemps d'un proscrit était
du nombre, et il dit au peintre avec cette bonhomie gracieuse
qu'il avait gardée d'un autre temps : « On n'a rien vu de plus
beau depuis le Déluge. »
Il me revient encore, entre mille, un mol ingénieux du mor-
123 BEVUE DE PARIS.
dant publiciste. Lors du blocus continental, le commerce était
interdit avec la Grande-Bretagne, et pour mieux faire la con-
trebande des marchandises, on emplissait les bateaux de bou-
quins et de livres sans prix, qu'on jetait ensuite en mer et qu'on
remplaçait par quelque cargaison anglaise : plusieurs éditions
d'ouvrages qui n'avaient pas eu de succès se trouvèrent parla
épuisés. II en était arrivé ainsi à un poème de M. de Saint-
Vicior, les Tableaux de Pans. M. de Saint-Victor en
profita pour se faire réimprimer, et M. Micliaud appelait
méchamment la première édition « l'édition ad usum del-
phini. »
En résumé, M. Michaud a été un de ces hommes distinguée
comme Boufflers , comme Delille et bien d'autres , qui ont
mieux valu queleurs livres. Il avait de l'imagination en parlant :
l'aiguillon alors s'en mêlait, le trait venait . la verve l'empor-
tait; il était charmant. Ce talent ne se retrouve pas au même
degré dans ses livres , et l'écrivain n'a pas su fixer sous sa
plume cette verve séduisante . et, si j'osais dire , cette mousse
fugitive et pétillante qui jaillissait dans ses causeries. — En
politique. M. Michaud a eu un rôle honorable, un rôle dévoué,
en un mot la fidélité sans la consistance. M. Mignet l'a dit, la
révolution l'avait fait journaliste ; les tristesses de l'exil l'avaient
rendu poète; une préface de roman (l'introduction qu'il écrivit
à la Mathilde de Mme Coltin ) le fit historien ; j'ajouterai que
la nature l'avait fait causeur, et que c'est par là sifrtout, malgré
tant d'autres qualités sérieuses et non oubliées, qu'il vit dans
l'esprit de ceux qui l'ont pratiqué.
C'est la destinée, désormais fatale, du parti légitimiste, de
représenter le passé. Cinq fauteuils, depuis quelques mois, sont
devenus vacants à l'Académie française, et quatre appartenaient
aux premiers et aux plus considérables représentants du roya-
lisme. Dans M. Michaud les légitimistes ont perdu leur plus
spirituel écrivain . dans M. de Pastorel leur érudit le plus pro-
fond, dans M. de Bonald leur plus éminent penseur, dans M. de
Quélen leur défenseur , non pas le plus habile , mais le plus
tenace. Il appartenait à l'historien de la révolution déjuger,
de louer, avec une élévation tout impartiale . avec le vrai sen-
timent de sa dignité et des convenances , l'historien de la mo-
narchie. M. Mignet s'est acquitté de sa tâche avec éloquence.
REVUE DE PARJS. 129
avec éclat, et les applaudissements unanimes ont dû lui prouver
que par la haute équité de ses appréciations il avait été l'inter-
prète des sentiments de tous , et de la sympathie de la foule
pour un noble caractère.
Ch. La bitte.
11.
L'ALLEMAGNE
DU NORD ET DU MIDI.
LA SOCIÉTÉ ALLEMANDE.
Étonné d'entendre tous les voyageurs répéter à satiété cette
phrase : « Je me suis beaucoup amusé à Vienne et passablement
ennuyé à Eerlin, » j'ai voulu chercher la cause de celte unani-
mité de suffrages en faveur de l'Autriche contre la Prusse, et
ma première observation a été qu'à Berlin on fait beaucoup de
philosophie, ce qui n'amuse que les Allemands, tandis qu'à
Vienne on fait beaucoup de musique , ce qui amuse tout le
monde.
Que si de Berlin vous vous dirigez vers le nord, vous arriverez
à Kœnigsberg , la patrie de Kant , et alors vous vous trouvez
comme noyé dans une atmosphère philosophique; tandis que,
si de Vienne vous gagnez le midi , vous arrivez sur les confins
de l'Italie, et la musique se mêle plus que jamais à l'air que
vous respirez. Ma découverte une fois faite , j'ai tracé par l'ima-
gination une ligne au milieu de l'Allemagne, séparant le nord
où L'on pense du midi où l'on chante , et je me suis aperçu que
là haut régnait une religion austère qui convertit tous les chré-
REVUE DE PARIS. 131
tiens en sages et en philosophes, et que là-bas le catholicisme
dominait sur les peuples avec ses pompes , ses chants et ses har-
monies.
Si j'entendais parler d'un philosophe , il était certainement de
l'Allemagne du nord, comme Kanl et Hegel; si j'invoquais une
grande gloire musicale, c'était à Vienne ou à Salzbourg qu'il
fallait demander les souvenirs de Mozart. Il y avait bien toute-
fois à Berlin un grand musicien, et à Vienne un grand philo-
sophe ; mais , influencés par la température , ils ne ressemblaient
pas aux autres. Le musicien de Berlin , Meyerbeer , était savant
et penseur comme un philosophe véritable , et le philosophe de
Vienne, Schelling , incline tellement vers les impressions méri-
dionales , que tout son système tend à s'absorber dans la grande
pensée catholique qui le domine déjà comme un véritable
croyant.
Il y a donc deux Allemagnes , et c'est la nature qui l'a voulu
ainsi. A celle du nord ont été données des plaines sablonneuses ,
des marais , une terre ingrate et rebelle qui appelle l'homme au
travail. A l'Allemagne du midi les ondes rapides , les lacs azurés,
les riantes forêts, les riches moissons et la gaieté qui naît de
l'abondance et des loisirs. De là les différences caractéristiques
qui se rencontreront dans les institutions des deux pays ; et de
là aussi celte richesse intellectuelle des États du centre de l'Al-
lemagne , qui , se recrutant alternativement au nord et au midi ,
vous offrent un perpétuel mélange de savants et d'artistes dont
l'agréable variété étonne et charme l'imagination.
Examinons un peu séparément lAulriche et la Prusse sous le
rapport politique. Ce qui frappe d'abord chez la première de ces
deux puissances, c'est un bariolage de pays et des nuances de
mœurs si extraordinaires que l'esprit se résigne difficilement à
croire qu'il puisse jamais s'y établir la moindre unité. Il a certes
fallu toute l'adresse de M. de Melternieh et la longue routine
d'une paix de vingt-cinq ans, pour accoutumer au même joug
des populations d'une allure si différente. Hâtons-nous de le
dire à la louange du gouvernement autrichien, c'est par les soins
les plus actifs donnés au bien-être matériel du peuple qu'il a dé-
joué ou du moins conjuré pour quelque temps les théories qui
ailleurs agitent et exaltent les esprits.
L'Autriche est la rivale commerciale de la Russie. Elle peut
132 REVUE DE PARIS.
fournir en abondance aux marchés étrangers , et à des prix
aussi bas , tous les produits bruts maintenant monopolisés par
la Russie ; et le Danube, ce grand chemin de l'Allemagne à la
mer Noire , est sur la voie de toutes les entreprises russes en
Orient.
La Bohême est un pays riche , industriel et fertile ; les grains ,
les arbres fruitiers . le houblon , le lin , le tabac , le safran , y
croissent avec une abondance merveilleuse. Des mines d'étain ,
de cobalt , d'argent , d'alun , augmentent encore ses ressources ;
on y fabrique des toiles , des étoffes de laine et de soie , et au-
près de nombreuses papeteries et verreries s'élèvent des manu-
factures de cuirs , de peaux et de marchandises métalliques. La
Moravie offre les mêmes produits. L'archiduché d'Autriche,
quelle que soit sa fertilité et son industrie , a contre lui la ba-
lance du commerce , car il lire des marchés de la Turquie pour
neuf millions de florins de marchandises , et n'en fournit que
six. La Slyrie contient en grande quantité du fer , du cuivre , du
plomb, du marbre et du charbon de terre, et fournit en abon-
dance du vin, qui manque complètement en Carinthie. La Car-
niole est moins riche , mais le Tyrol possède des fabriques d'é-
toffes de soie et de toiles de colon qui donnent de l'activité à son
commerce. La Hongrie , que ses mœurs féodales et sa popula-
tion plus rare maintenaient dans un état de torpeur , s'est ré-
veillée depuis quelques années d'une manière éclatante, et va
s'enrichir par la navigation du Danube, que sillonnent les ba-
teaux à vapeur j le blé , le riz , le lin , le chanvre , le tabac , le
pastel, la soie y abondent. Les vins y sont excellents, et les
mines y produisent du fer, du cuivre, de l'argent et de l'or.
LTllyrie , la Gallicie ajoutent aux productions de la terre de
nombreux troupeaux de bœufs , de moulons, de chevaux, de
chèvres, d'élans, auxquels il faut joindre un gibier abondanL
et une grande quantité d'abeilles. Enfin, les Étals possédés par
l'Autriche en Italie portent à cet imposantensemble le tribut de
leurs richesses variées; et si Venise dépérit, Triesle s'élève et
s'accroît tous les jours, de manière à compter bientôt au rang
des premières places maritimes du continent.
Rien ne manque donc à la prospérité matérielle de l'Autriche ,
et , en temps de paix, sa force est immense. La guerre seule
pourrait apporter quelque perturbation dans ce magnifique en-
REVUE DE PAHIS. 133
semble, car ce qu'on chercherait en vain dans les diverses par-
ties de ce grand édifice politique , c'est l'unité.
Les différents pays possédés par l'Autriche ont si peu de res-
semhlauce entre eux, que le cabinet de Vienne lui-même est
obligé de recourir, pour les gouverner, à des principes essen-
tiellement opposés. Ainsi , l'industrie et les arts auraient bientôt
émancipé la Bohème , si l'on n'y entretenait avec soin jusqu'aux
moindres privilèges de la domination féodale; et l'esprit féodal
est si puissant en Hongrie que le gouvernement est obligé,
pour lutter d'influence avec la noblesse , de caresser ia classe
moyenne, et de revêtir des formes quasi-démocratiques , aspi-
rant à créer là un tiers-état dont il combat l'influence partout
ailleurs. Que Venise adresse à Vienne les plus légitimes de-
mandes en matière de travaux publics , elle n'en obtiendra rien,
même de ce qui est destiné uniquement à l'empêcher de périr.
Mais Trieste, la ville monarchique , Trieste, où l'on ne craint
pas qu'un ancien esprit républicain se réveille, a hérité de l'in-
térêt puissant qu'on refuse à sa rivale , et aspire à la domina-
tion de l'Adriatique que Venise ne sut pas conserver , même aux
beaux jours de sa prospérité.
Venise est pour l'Autriche ce que la Pologne est pour la
Russie ; c'est l'État particulier sacrifié -à la grandeur de l'en-
semble. Cette ville fut si puissante et si riche, son aspect parle
encore si éloquemment au cœur de nos artistes, qu'il n'est pas
un poète ou un voyageur qui ne voulût la voir renaître à la vie
et au bonheur. Pour être juste, il faut avouer que le gouver-
nement autrichien , qui a profilé de sa chute , n'a point été l'au-
teur de sa décadence et de sa ruine. Les causes qui ont précipité
Venise furent ses conquêtes imprudentes dans la terre-ferme,
qui lui firent négliger ses possessions maritimes; lesprogrès des
Turcs, qui s'emparèrent du détroit des Dardanelles ; enfin la dé-
couverte du cap de Bonne-Espérance. Le détroit de Gibraltar,
que l'orgueilleuse Italie fermait aux autres peuples, se ferma
pour elle à son tour, quand la navigation prit la route d'un
monde nouveau. «L'Italie, dit Montesquieu, ne fut plus dès-
lors au centre du monde commerçant; elle fut dans un coin de
l'univers. » Ainsi dut périr la plus brillante des anciennes puis-
sances maritimes; les Étals qui l'ont depuis possédée n'ont f;iit
que conquérir des dépouilles inanimées.
134 KEVLK DE PARIS.
L'idée sombre et lugubre que nous nous faisons de tout gou-
vernement despotique et absolu nous rend très-difficile l'intelli-
gence parfaite de la monarchie autrichienne. Le pouvoir, à
Vienne, est, en effet, dégagé de tout contrôle ; mais il tourne
éternellement dans le cercle que lui ont tracé les traditions et
les mœurs, et il n'oserait en sortir. Le code autrichien, c'est
l'usage. Agir comme on a toujours agi , c'est la première et la
suprême loi. On fait du despotisme, mais on le fait en famille,
d'une manière palernelîe, avec le consentement de ce bon
peuple, qui n'y voit pas le moindre inconvénient. Tout Autri-
chien aime la famille impériale, et ne souffre pas qu'on médise
du gouvernement. Vous en serez bien accueilli, choyé, fêté .
mais gardez le silence. Voire moindre mot sera répété , votre
critique mal interprétée, et le plus honnêle bourgeois se chan-
gera sans scrupule en délateur, si vous vous oubliez jusqu'à
dire que les archiducs et les ministres ne sont pas les premiers
génies du monde.
C'est donc l'inquisition de Venise ? direz-vous. Pas du tout.
Vous êtes dénoncé , il est vrai ; mais , de tous les pays de lEu-
rope, l'Autriche est celui où Ion est le moins disposé à vous
arrêter. On vous fait venir, on vous interroge, on élève des
difficultés puériles relatives à votre passe-port; on vous fait en-
tendre de mille manières que vous seriez mieux dans votre pays.
On épuise tous les moyens possibles, même s'il le faut les bons
procédés et les secours pour faciliter votre retraite. Quiconque
est arrêté en Autriche y met réellement une forte dose de bonne
volonté, car tout ce qu'on exige, c'est que vous vous en alliez.
Mais celle arrestation si retardée a-t-ellelieu enfin? malheur à
vous , alors ! Personne au sein de votre pays ou de votre famille
n'entendra plus parler de vous, ne saura dans quelle prison
d'État vous êtes , ni même si vous y êtes mort ou vivant. La main
de fer ne voulait pas vous prendre ; vous êtes pris , elle ne vous
lâchera plus.
Telle est l'Autriche sous le rapport de la statistique , de la
politique et de la police. Ne faites rien qui puisse donner om-
brage au pouvoir , et vous serez étonné de la bonté , de la gaieté ,
de l'entraînement de ce peuple, bon, hospitalier, aimant le
plaisir et toujours disposé à le partager avec vous. Pas une
ville qui n'ait son casino . pas un casino de pHilP ville qui n'ait
REVUE DE PARIS. Jôo
sa société musicale, aussi distinguée parle talent des artistes
et des amateurs que le meilleur orchestre des grands théâtres
de Paris. Depuis l'Allemagne centrale jusqu'aux dernières fron-
tières de la Styrie , ces mœurs frappent l'observateur. A Paris,
où notre chant est une élude difficile et notre danse une marche
paresseuse, où la loi sévère des convenances dirige et refroidit
tout, comment pourrions-nous nous plaire à ces bruyants plai-
sirs du peuple de l'Europe qui boit , qui chante et qui danse le
plus ?
Mais voici la Prusse; il faut en rabattre. La science remplace
le plaisir . la tenue puritaine succède au joyeux abandon. L'Al-
lemagne offre l'apparence d'une école. En Prusse, les moments
du travail j en Autriche, l'heure de la récréation.
Les diverses provinces de la Prusse sont d'un revenu très-iné-
gal, et cela seul suffirait pour justifier la division de ce royau-
me en administrations provinciales ; car comment appliquer
les mêmes mesures gouvernementales aux plaines arides qui s'é-
tendent de Kœnigsberg à Berlin et aux bords fertiles du Rhin,
séjour de l'abondance et de la richesse ? Quoique la Prusse soit
située sur la mer Baltique, qui baigne ses côtes occidentales et
septentrionales , sa marine est peu de chose. Le centre de sou
commerce est la ville de Dantzik, autrefois ville auséali-
que , dans laquelle s'expédient aujourd'hui les productions
des provinces prussiennes du nord et les blés de la Po-
logne. La ville de Kœnigsberg est la capitale de cette Prusse
orientale composée de pays allemands et lithuaniens. Là ,
contre une nature ingrate lutte une admirable activité. On y
recueille des grains . du houblon . du lin , de la cochenille sau-
vage et de l'ambre jaune , dont les côtes fournissent près d-.;
deux cents tonnes par an; les fabriques produisent en assez
bonne qualité des étoffes de soie et de laine, du papier, de la
fayence , du savon , de la bière et de l'eau-de-vie. On tire du du-
ché de Posen le meilleur grain et des chevaux passables; mais
le duché de Poméranie est le plus riche et le plus favorisé sous
le rapport du commerce , et la ville de Stettin surtout développe
une grande industrie. La Marche de Brandebourg, autrefois
électorale , dont Berlin était le chef-lieu , et la nouvelle Marche,
située autour de Kuslrin , donnent au commerce les mêmes pro-
duits, quoiqu'en moindre quantité; mais toutes ces richesses
136 REVUE DE TARIS.
réunies sur une surface considérable sont loin d'être équivalentes
à celles que la Prusse recueille aujourd'hui dans ses provinces
du Rhin. Quel admirable pays, en effet, que celui qui s'étend
depuis Trêves jusqu'à Munster, et depuis Mayence jusqu'à
Clèves! De ce côté du Rhin , Trêves, Aix-la-Chapelle, Coblenlz,
Bonn, Cologne et.Tuliers; sur l'autre rive, Dusseldorff, la ville
des beaux-arts , Wesel, Emmerich . Munster, Lippstadt, Pa-
derborn et Eberfeld , ce centre d'une industrie dont l'essor pro-
digieux , grâce à la nouvelle loi des douanes , balance déjà dans
le commerce la vogue des étoffes de soie de Lyon !
Ce qu'on ne saurait contester à la Prusse, c'est une adminis-
tration parfaite sous le rapport économique. Une chose avérée .
c'est que de tous les États de l'Europe , c'est celui où l'on fait
le plus de choses avec le moins d'argent. Il y en a pour long-
temps avant que la France ait acquis une réputation pareille.
Comme puissance politique et commerciale, la Prusse s'est
placée au premier rang , et il faut avouer que le plan qu'elle a
suivi avec persévérance est empreint à la fois de grandeur et
d'habileté. Faible par sa configuration géographique, et pré-
voyant qu'elle ne pourrait défendre à la fois ses frontières vers
le Rhin et vers le Niémen , elle a résolu de se placer , malgré
l'influence de l'Autriche, à la tête des États allemands , par un
système qui leur donnerait à tous le même intérêt , et qui par
conséquent rendrait communes chez eux l'attaque et la défense.
Ce système est l'adoption d'une loi de douanes unique , par la-
quelle une vaste ligne tracée autour des États allemands, et qui
comprend dans son enceinte tous les pays situés depuis Stras-
bourg jusqu'à Tilsitt , assure la consommation de celte vaste
partie du continent européen aux manufactures et fabriques
qui s'y trouvent comprises. L'Angleterre et la France sont ainsi
frappées par une espèce de système continental , réduit à la moitié
de celui qu'avait rêvé Napoléon.
Obligée de s'appuyer sur la Russie en cas d'attaque de la
France , ou sur la France si elle était au contraire menacée
vers le Nord , c'est l'alliance intime de la Russie que la Prusse a
préférée. La France l'inquiétait par deux motifs : d'abord parce
que les provinces rhénanes , ou du moins celles de la rive gauche ,
seront toujours convoitées par les Français , qui les appellent
leurs frontières naturelles; ensuite parce que la fraternité des
REVUE DE PARIS. 137
des deux peu pies réveillerait trop aisément à Berlin ces espérances
de constitution si encouragées en 1815 , si déjouées depuis-, et
si embarrassantes lorsqu'on affecte de rappeler sur quelles pro-
messes positives et sacrées elles étaient fondées. La Russie, au
lieu d'envier des provinces prussiennes, est au contraire fort
satisfaite de voir une partie de la Pologne possédée par la Prusse,
qui lui prête son secours pour contenir l'autre partie; et ce n'est
pas de Saint-Pétersbourg que viendront jamais des influences
favorables à une constitution. Indépendamment de ces raisons
politiques, la Prusse, en sa qualité de première puissance com-
merciale de l'Allemagne, sait que la Russie possède la mer Noire,
qu'elle règne également sur la mer Caspienne, que son influence
s'étend depuis les bouches du Danube jusqu'aux provinces cen-
trales de l'Asie. Quel débouché pour les produits allemands !
quelle vaste route offerte aux peuples associés dans le nouveau
système, si une étroite alliance de la Russie avec l'Allemagne
peut ouvrir et assurer à celle-ci un passage perpétuel en Orient!
Il suffit de mentionner les universités prussiennes pour rap-
peler les titres qui placent la Prusse au premier rang dans l'Eu-
rope savante. Heureuse si les préoccupations ombrageuses de la
diplomatie réunie à Carlsbad n'avaient attenté aux privilèges des
universités, comme elles ont enchaîné tous les organes de la
presse politique !
La profondeur des études philosophiques , la gravité des tra-
ditions universitaires , l'application constante au travail, et le
rigorisme inséparable des habitudes religieuses des luthériens ,
donnent à ces populations du nord de l'Allemagne quelque chose
de raide et de gourmé qui contraste avec la nonchalante bon-
homie de l'Allemand des autres Etats. Cependant le Prussien
des bords du Rhin est loin de présenter cette tenue rigoureuse
et sévère. La nationalité teutonique s'efface en présence des sou-
venirs que les guerres , l'occupation militaire et la domination
de la France ont laissés partout sur les bords du fleuve. De com-
patriotes qu'il fut jadis , devenu voyageur dans ces contrées , le
Français n'y est pas accueilli tout à fait en étranger. On rend
justice à la Prusse , dont l'administration a réellement amélioré
l'état du pays; mais c'est encore avec une espèce d'orgueil que
l'habitant raconte les services qu'il rendit autrefois à la France
et à Napoléon.
12 12
138 REVCE M PARIS.
Rien n'est prussien à Coblentz et à Cologne, si ce n'est la
garnison ; et ce qui l'est moins que tout le reste, c'est la popu-
lation catholique , dévouée à son culte et à ses prêtres, que le
cabinet prussien , chef de la Rome protestante , ne se ralliera
jamais.
Autour de l'Autriche et de la Prusse , ces deux colosses de la
grande république allemande, gravitent trente-quatre États, les
uns royaumes , les autres électorats ou grands-duchés , d'autres
enfin simples duchés, principautés ou landgraviats , soumis
chacun à des lois particulières , puis reliés ensemble , et dominés
par un pouvoir suprême dont les fonctions sont loin d'être bien
éclaircies. Ce pouvoir se nomme diète germanique. C'est une
assemblée de ministres nommés par chaque prince membre de
la confédération , et chargés de statuer en conseil secret sur
tout ce qui a rapport à la sûreté intérieure et extérieure de l'Al-
lemagne. Et comme il faut de beaux noms aux belles institu-
tions, la diète se nomme dans ses actes officiels la haute
diète germanique , et la réunion des princes de tous les
petits États forme ce qu'on appelle la sérénissime confédéra-
tion.
Francfort est le siège de la diète et le véritable centre de
l'Allemagne. Son aspect riant , la richesse de son commerce , le
luxe et la commodité de ses grands hôtels élégants et conforta-
bles , et sa qualité de ville libre , qui lui est aujourd'hui com-
mune avec Hambourg, Lubeck et Brème, l'agrément de ses
promenades et son voisinage des eaux minérales du duché de
Nassau , lui donnent une importance remarquable. Le Russe qui
se rend à Paris , l'Anglais qui va visiter l'Italie, passent à Franc-
fort , et s'y arrêtent quelques jours. Le mouvement continuel
des voyageurs égaie et enrichit la ville, et, au mois de juin de
chaque année, lorsque les bords du Rhin, Bade, "Wiesbade ,
Ems et Schwalbach attirent par nuées les illustres voyageurs
des extrémités de l'Europe, la population de Francfort semble
à la fois doubler et se renouveler tous les jours.
Arrivé à Francfort-sur-Mein , le Français n'oubliera pas de
faire un pèlerinage intéressant. Avant de quitter l'Allemagne,
qui, à l'époque des persécutions religieuses , offrit une généreuse
hospitalité à ceux de nos ancêtres que persécutait un fanatisme
despotique , il ne négligera pas d'aller contempler, à quelques
REVUE DE PAKIS. 139
lieues de Francfort , un type empreint pour lui d'un charme
tout particulier et d'un véritable intérêt historique , type ex-
clusivement français et parfaitement inconnu à la France, qu'il
faut aller chercher et découvrir dans un pays lointain , au sein
d'une colonie isolée. Je veux parler ou protestant réfugié par
suite de la révocation de l'édit de Nantes , et qui s'est conservé
et perpétué dans une solitude d'Allemagne, sans aucun mé-
lange d'éléments étrangers.
Si de Francfort vous vous dirigez vers la chaîne des monts du
Taunus, laissant à gauche les grandes routes qui vous conduisent
soit vers les bords du Rhin, soit dans la direction de Cassel,
vous voyez s'élever devant vous les deux plus imposantes mon-
tagnes du pays , le Feldberg , d'où votre vue peut dominer un
magnifique horizon de vingt-cinq lieues, et V Alkoznig , qui
servit autrefois de refuge et d'exil à la rivale de Frédégonde; un
sentier étroit et solitaire y porte encore le nom de vallée de
Brunehault. Au pied du Feldberg se trouve démolie la forte-
resse de Kœnigstein , que les Français occupèrent lors du
passage de Pichegru; les Prussiens l'assiégeaient avec tant de
maladresse que nos compatriotes jugèrent à propos de sus-
pendre , pendant la nuit , des lanternes à toutes les tours du fort
afin d'apprendre à ces mauvais artilleurs à viser juste s'il était
possible.
A la droite de Kœnigstein, la route descend jusqu'à Ursel,
et la pente s'éteint ensuite dans un vallon magnifique. Là est
situé le landgraviat dont Hombourg-ès-Monts est la capitale.
Une haute tour gothique annonce de loin le château du land-
grave , prince souverain du pays.
C'est là , dans ce château , que résident avec une famille féo-
dale la bonté et la vertu héréditaires. Ces princes, branche ca-
dette des souverains de la Hesse-Darmstadt, descendent de Phi-
lippe-le-Magnanime , et sont les dignes rejetons de ce sang
généreux. C'est devant un de leurs aïeux que se présentèrent les
Français proscrits par l'intolérance de LouisXIV. Il les accueillit
dans ses États, et leur donna des terres à cultiver. Le gouver-
nement français se plaignit; le landgrave mit les droits du mal-
heur au-dessus des intérêts de la politique. Influencé par la
France , l'empereur d'Allemagne écrivit à ce prince : « Ces ré-
fugiés sont pauvres . vous n'êtes pas très-riche ; il faudra bien ,
140 REVUE DE PARIS.
par force, les renvoyer. » Et le landgrave répondit : a II me
reste une magnifique vaisselle d'argent, je suis prêt à la vendre
plutôt que d'abandonner ces malheureux. « Il tint sa parole , et
Dieu , par ce bon prince , sauva nos compatriotes de la misère
et du désespoir.
La colonie française, qui depuis ce temps a prospéré, se
compose de deux communes , Domolzhausen et Friedrichs-
torff. Dans la première , le français et l'allemand sont en usage,
mais le français domine ; dans la seconde, il règne seul , mais
si exclusivement qu'il n'est pas rare d'y trouver des habitants
des deux sexes qui ne savent pas parler l'allemand. Les enseignes
des boutiques indiquent en français la profession des artisans;
dans les fabriques où se confectionnent des bas , des gilets et
d'autres articles de commerce, c'est en français que s'expri-
ment le maître et les ouvriers. Au cabaret , le français seul se
fait entendre; au bal champêtre, c'est en français que se font
les invitations et que se dictent les figures. A l'école , on apprend
à lire et à écrire en français; à l'église, le prêche est en fran-
çais. Qui se douterait qu'on est dans un vallon isolé au centre
de l'Allemagne?
Si de l'industrie et du langage qui vous font croire à la patrie
par une illusion bien naturelle, vous passez à l'examen des
mœurs et des caractères , vous reconnaissez le protestant fran-
çais à sa tenue austère, à son allure un peu guindée , à ses
maximes puritaines. Les citations de la Bible et l'invocation fré-
quente à l'Éternel se mêlent aux choses les plus familières.
L'ancien esprit d'indépendance a fait conserver comme une
charte la liste des privilèges accordés à la commune depuis son
origine. Chaque bourgeois du lieu sait quels sont ses devoirs et
ses droits. C'est une espèce de république qui se gouverne par
le pasteur et le maire , à la seule condition de l'impôt payé à un
souverain extérieur. Un jour , je m'oubliai jusqu'à dire à un no-
table : « Envoyez-moi votre réponse par un paysan. » Il me
répondit d'un ton piqué : « Monsieur, il n'y a pas de paysans
dans cette commune; nous sommes tous Français réfugiés,
bourgeois et citoyens. »
Il vous souvient peut-être d'avoir vu sur nos quais et dans nos
magasins de gravures une lithographie représentant INapoléon
surpris par l'orage , et qui se réfugie avec Duroc dans un ehâ-
REVUE DE PARIS. 141
teau allemand. Une femme française se rencontre là , dame.de
compagnie , et l'empereur reconnaît en elle la veuve d'un brave
mort en Egypte. Il fait une pension à la mère, place son jeune
enfant dans une école militaire ; puis , remontant à cheval , il
dit à Duroc : • Voilà la première fois qu'il m'arrive de chercher
un abri contre l'orage; il semble que le Ciel ait voulu m'indiquer
qu'il y avait une bonne action à faire dans cetle maison. » La
bonne action, en effet, fut accomplie. La veuve Cérésole (c'était
son nom) retourna en France , et son fils fut élevé dans une
école de l'État. Ce jeune homme, qu'une solide instruction
portait vers les études bibliques , au lieu de se faire militaire .
devint pasteur. Et voilà l'histoire du pasteur Cérésole, aujour-
d'hui confiné dans les montagnes du landgraviat de Hesse-Hom-
bourg , et chef spirituel de cette colonie française dont il dirige
et surveille l'enseignement religieux.
Ce n'est pas seulement la Fiance que représente cet établis-
sement de réfugiés , mais la France de Louis XIV. Les vieilles lo-
cutions y abondent, et vous entendez là des expressions que
depuis nos ancêtres aucun n'a connues. ■ Vous rappelez-vous
telle chose? — J'en ai soutenance. — Trouvez- vous votre
pays agréable? — Oui, je le trouve ainsi. — Reviendrez-vous
me voir? — J'irai de rechef. — Me le promettez -vous? —
Toutes fois et quantes il vous plaira » Ils n'écrivent pas seu-
lement oi pour ai , mais ils le prononcent ; et si vous demandez
à quelqu'un s'il est malade , il vous répondra : Je suis encore
un peu faible; mais fidèle à l'orthographe foible dont il adopte
la consonnance, il dit : je suis fouable , et trouve fort indiffé-
rent qu'on dise un homme noyé ou nayé.
Ces hommes ont ignoré la révolution française ou n'en ont
que vaguement entendu parler. Chez eux, l'esprit et le bon sens,
peu cultivés d'ailleurs, ont suivi leur pente naturelle; et, chose
singulière! procédant par une réaction inévitable, mais lente
dans leur pays, quoiqu'elle ait été rapide pour la France, ils
arrivent dans ce moment même aux doutes , au scepticisme, à
la philosophie «lu xvme siècle. A l'époque où Voltaire dominait
tous les esprits en France , le réfugié avait encore tout le fana-
tisme des Cévennes ; depuis le commencement du xixe siècle , il
entre dans cetle voie que déjà nous avons abandonnée , et quel-
ques volumps des encycloptMlistes • répandus tout dernièrement
12.
142 REVUE DE PARIS.
dans la commune , y ont produit une telle impression , que le
pasteur en a été sérieusement effrayé.
Les petits États d'Allemagne , dont l'ensemble forme le corps
germanique , jouissent tous du système constitutionnel. Leurs
chartes ne sont pas pourtant pareilles, car les uns ont une
seule assemblée législative , comme à Cassel , les autres deux
chambres, comme dans la Bavière et le Wurtemberg. La diète,
qui les domine et les surveille , a plus d'une fois donné des
preuves de sa souveraineté absolue, en s'opposant, au nom de
la sûreté générale de l'Allemagne qu'elle est chargée de dé-
tendre , à des lois qui émanaient, dans l'un ou l'autre État, de
l'accord des trois pouvoirs constitutionnels.
A l'époque de la guerre de l'indépendance, en 1815, une
idée souvent exprimée par les poëtes et les défenseurs du pays
était celle qui tendait à faire des États allemands une seule et
même patrie. Ce système, repoussé comme une utopie, aussi
longtemps qu'il s'est allié avec les idées libérales et quasi-répu-
blicaines , est aujourd'hui adopté sous le point de vue com-
mercial par la Prusse , qui, encourageant toutes les manufac-
tures et fermant les frontières à l'importation étrangère, rallie
avec un grand succès autour d'elle toutes les parties de l'Alle-
magne centrale. Ce que la différence des institutions politiques
semblerait éloigner, le commerce le rapproche; c'était le seul
moyen de donner à tous les pays de l'Allemagne une apparence
d'harmonie et d'unité.
L'habitant des États du centre de l'Allemagne aime à la fois
à méditer avec les philosophes du nord et à se délasser avec cette
foule de compositions musicales que les grands artistes des pays
méridionaux produisent avec tant de génie et de fécondité.
Moins porté que l'Italien vers le goût des douces mélodies , il
invente avec bonheur les harmonies les plus savantes et les
exécute avec une perfection dont s'étonne l'étranger. A la phi-
losophie, à la littérature , à la musique, il joint le goût de la
peinture, car tous les arts se tiennent par la main; et, indé-
pendamment des trésors que les musées allemands ont empruntés
aux écoles anciennes, deux écoles nouvelles, celles de Munich
et de DusseldorfF, divisent les esprits et se disputent aujourd'hui
la prééminence. L'école prussienne est la plus jeune, et les noms
de Chadow, de Lessing, de Bendemann ?ont déjà de la célébrité;
REVUE DE PARIS. 145
mais c'est à Munich que s'est constituée celle d'Overbeek et de
Cornélius , dont la supériorité est incontestable , et qui n'ont
que le défaut d'avoir introduit dans la peinture un mysticisme
qui fait souvent prendre à l'initié ses croyances pour du talent.
Cette école , aux traditions religieuses, fait remonter, pour le
style , ses études au chefs-d'œuvre d'Alber Durer, du Pérugin ;
adoptant exclusivement leur manière , elle approuve les pre-
miers ouvrages de Raphaël , mais le considère comme ayant
dénaturé par une grâce un peu mondaine l'art si suave et si pur
à son origine. L'œil de l'étudiant chaste et pieux ne reconnaît
pas dans les madones du peintre d'Urbin cette apparence de
spiritualisme et de virginité qui doit éloigner toute pensée d'un
amour humain de la figure de Marie. Cette idée , juste peut-
être, étant poussée par les élèves jusqu'à l'exagération, ils ont
fini par n'aimer , parmi les vierges et les christs , que les types
les plus dépourvus de toute espèce de formes qui accuserait un
peu d'embonpoint ; d'autre part . le démon leur paraissant fa-
buleux avec les cornes et les griffes que lui accorde une tradi-
tion vulgaire , ils se bornent à le faire excessivement gras, afin
de le peindre comme l'asile et l'expression de toutes les sensua-
lités grossières ;de sorte que toutes leurs vierges ont un air de
phthisie et de souffrance qui fait peine à voir, tandis que leurs
diables , pareils à des Silènes , semblent , en vérité , considérer
leur damnation avec une trop joyeuse humeur.
C'est que l'Allemand, éminemment penseur, féconde tou-
jours son sujet par la méditation; sa pensée , alors même qu'elle
s'égare , dépose de sa puissance par son originalité; et rien ne
manquerait à ses œuvres, si le goût français en dirigeait l'exé-
cution.
0.
POÉSIE.
i.
BUR MER,
Quand un lambeau d'azur apparaît dans la brume,
Sur la hune souvent , pensif, je vais m'asseoir,
Et , tout seul , de là haut , sur la vague d'écume,
J'aime à voir le vaisseau dans la clarté du soir.
Le vent autour de moi fait flotter le nuage,
Le vent ouvre à mes pieds l'abîme de la mer.
L'onde bondit, s'élance , et le pétrel sauvage
S'y repose en poussant un cri rauque dans l'air.
Mes yeux avec ardeur s'égarent dans l'espace :
Lorsqu'au sud l'horizon vient à se découvrir ,
Chaque point qui s'éclaire , et chaque flot qui passe,
Au fond de ma pensée éveille un souvenir.
Là-bas , dans le lointain , est la terre de France ,
Là sont les lieux chéris et quittés à regret,
Où , dans les jours d'ennui , les heures de souffrance ,
Mon âme s'en retourne et s'arrête en secret.
Dans notre humble hameau, souvent ma bonne mère
S'effraye en découvrant un nuage au ciel bleu ,
REVUE DE PARIS. 145
Et , pour chasser au loin l'inquiétude araère,
Avec plus de ferveur me recommande à Dieu.
Dans l'asile joyeux , qui parfois les rassemble ,
Mes amis , mesurant mon volontaire exil ,
Songent peut-être à l'heure où nous étions ensemble,
Et se disent peut-être : A présent, que fait-il?
Mon cœur , naguère encore avide de voyage,
Dans ces rêves soudain devient tout soucieux ,
Et, tandis que je cherche à reprendre courage ,
Quelques pleurs malgré moi s'échappent de mes yeux.
II.
A LA POINTE DU SPZTZBERG.
Voici le dernier roc de la terre du is'ord ,
Le dernier sol auquel l'homme ait livré son sort ,
La pointe du Spitzberg , la limite du monde.
Du haut des pics aigus je ne vois plus que l'onde,
L'onde dont nul regard n'a jamais vu la fin,
Et les glaces qui vont jusqu'au pôle lointain.
Ici toute existence ou dépérit, ou cesse;
Le lichen comprimé sur la roche s'affaisse ;
Nulle herbe sur le sol , nul insecte dans l'air.
Quelquefois seulement apparaît un éder
Qui s'enfuit en poussant un cri plaintif et rauque ;
Sur la vague s'élève une tête de phoque ,
Sur la neige on distingue une trace d'ours blanc j
Et jamais rien de plus dans ce lieu désolant,
Jamais un autre bruit que celui de l'orage,
Ou celui de la mer tombant sur le rivage.
Au loin de tous côtés s'étend un ciel obscur.
Où le regard en vain cherche un bandeau d'azur,
El dans le jour brumeux , dans le vent qui soupire .
146 REVUE DE PARIS.
Au bord de ce désert une voix semble dire
A l'homme aventureux comme au flot agile :
Tu n'iras pas plus loin.
Sur le roc écarté ,
Pensif, je vais m'asseoir jje contemple en silence
Ce rivage sans fleurs , cet Océan immense ,
El les pics décharnés, et dans chaque vallon
Les glaciers éternels qui ferment l'horizon.
Là , tout seul, oubliant le monde et ses rumeurs,
Ses plaisirs mensongers et ses fausses douleurs ,
Dans l'espace laissant s'égarer ma pensée ,
L'œil humide de pleurs et la tète baissée ,
Oh ! je ne garde plus nul vain rêve en ce lieu ;
Je reprends mon essor et remonte vers Dieu.
III.
LÉGENDE D'ALLEMAGNE.
Louis doit quitter sa jeune Claire ,
Qui pleure en le voyant partir :
Adieu , dit-il , adieu , ma chère ,
Bientôt j'espère revenir.
Tiens , garde cette violette ,
Garde-la jusqu'à mon retour;
C'est la fleur timide et discrète ,
Le symbole de notre amour.
Et puis il part , et son voyage
Dure longtemps, oh ! bien longtemps.
La pauvre fille , avec courage,
Attend l'hiver et le printemps.
Il revient, il cherche sa Claire;
Alors la violette , hélas !
Fleurit au bord du cimetière ,
Et Claire doit un peu plus bas.
REVUE DE PARIS. 147
IV.
EN HOLLANDE.
Dans les prés de Hollande, au haut de la charmille,
J'ai souvent remarqué , le long de mon sentier ,
Le chêne où la cigogne , hôte de la famille ,
Construit son nid de chaume à côté du fermier.
Quand les brouillards d'automne enveloppent la plaine ,
La cigogne s'en va chercher pour quelques jours
Un refuge étranger sur la terre lointaine;
Mais à son premier nid elle revient toujours.
A travers les forêts , les mers et les montagnes ,
Son instinct la conduit sous un climat nouveau ;
Et l'amour la ramène à ses vertes campagnes,
A l'arbuste où sa mère a posé son berceau.
Le voyageur ressemble à cet oiseau fidèle.
S'il prend aussi l'essor pour voir un autre lieu ,
A l'heure du départ , à cette heure cruelle ,
Oh ! ne lui dites pas à tout jamais adieu !
Des charmes du foyer , du sol de la patrie,
Il emporte en son cœur un souvenir constant,
Et joyeux il revient sur la terre chérie
Où l'amour le rappelle , où l'amitié l'attend.
X. Marmier.
REVUE POÉTIQUE.
BEATRICE. — PROVENCE. — ONTX. — LA COLÈRE
DE JÉSUS.
La critique, qui s'étonne à bon droit de la tiédeur contem-
poraine en matière de poésie , s'ingénie sans cesse à en décou-
vrir les causes, qu'ellejserait heureuse de combattre. Les poètes,
pour résoudre la question , ne s'embarrassent point, eux, en
de longs détours, et font justice de celte indifférence par leurs
dédains. Ils se récrient sur les préoccupations industrielles de
l'époque, et quand ils ont prononcé le servum pecus , ils se
drapent superbement dans la pourpre méconnue de leur génie.
La critique ne s'en peut tenir là , et se demande comment ,
peuple d'Athéniens que nous sommes, nous qui prétons l'oreille
et l'esprit à lant de voix et d'intérêts divers, nous dont l'infa-
tigable activité se prodigue à tant d'objets, appelle et dévore
tant de nouveaux aliments , nous que la politique , la tribune ,
la presse, et aussi la cour d'assises, peuvent à peine satisfaire
en nos besoins , toujours avides d'événements et d'émotions ;
comment , dis-je , nous n'aurions pas de plus longues heures à
donner aux jouissances du cœur, de l'imagination et de l'es-
prit, à la noble et profitable étude de nos poëtes contempo-
rains. Je dis profitable , et j'entends surtout appliquer ce mot
RgVtJE DE PARIS. 1 49
à renseignement moral qu'on peut retirer de celle lecture, car,
on le doit dire ù sa gloire, la poésie ira le plus souvent ex-
primé , de nos jours, que de purs et généreux sentiments. L'a-
mour même, cette muse universellement, mais bien diverse-
ment inspiratrice , l'amour s'est spiritualisé sur les lyres
modernes. Pour un , en effet, qui, comme Horace au bord de
la fontaine de Blandusie, a chanté, sous des guirlandes de roses
et de lierre, le vin et la volupté, combien d'autres n'ont-ils pas
dégagé l'amour des liens charnels qui , même au point de vue
de l'art, en avaient compromis et borné la peinture? Ainsi en
a-t-il été de bien d'autres sentiments que la poésie s'est récem-
ment efforcée de populariser, et bien qu'il soit toujours délicat
et difficile de le faire , si l'on a pu accuser quelques écrivains
d'avoir allumé dans le monde moral des bra ndons funestes, ce
ne sont certes pas les poêles qui seraient passibles de tels re-
proches, eux qui se sont bien plutôt montrés les appuis, les
défenseurs passionnés, et, je dis en souriant, les conservateurs
de ce monde-là. Aussi, jointe à la valeur littéraire irrécusable
de plusieurs œuvres du temps , cette excellence morale de la
poësie autorise le blâme d'une indifférence , inqualifiable et
presque inouïe en littérature , contre laquelle la critique et les
poêles doivent, de concert, protester.
Il est encore cependant, même de nos jours d'outrecuidance
intolérante , des natures poétiques que cette inattention de la
foule ne semble pas préoccuper beaucoup. Vouées entières à
l'adoration de la muse , elles vivent dans l'œuvre qu'elles s'im-
posent, comme en une cellule chère, et s'y cloîtrent, fort insen-
sibles à l'indifférence publique.
Nous croyons pouvoir classer dans ce nombre M. Taillandier,
l'auteur de Béatrice. On juge, aux candides aveux du jeune
poète, qu'il a de ces ferveurs vivaces qui consolent de bien des
mécomptes. Le prix de son œuvre , il ne l'attend pas que des
suffrages de la critique ; il le trouve en partie déjà dans la
pratique même de l'art, et c'est un hommage qu'il m'est doux
de rendre à la bonne foi , au désinléressement de ses inspira-
tions.
L'auteur de Béatrice est de la filiation de M. Quinet. Celle
paternité, d'ailleurs , M. Taillandier ne laisse pas à d'autres le
soi» de la constater ; il la déclare lui-même el s'en glorifie d'un
12 13
160 REVUE DE PARIS.
ton reconnaissant qui fait honneur à sa franchise, sans nuire, ce
me semble , à son talent. ?se doit-on pas , en effet, applaudir à
la sincérité de l'écrivain qui confesse ses sympathies et avoue
ses modèles , en un temps où chacun , même alors qu'il imite .
se pose comme le premier de sa race , et se déclare suzerain
indépendant en son petit royaume? M. Taillandier n'affiche
pas ces ambitieuses convoitises du sceptre , et ne donne point
cet exemple trop commun d'ingratitude littéraire. C'est là. il
importe de le dire , un des orgueilleux ridicules de notre siècle
que cette manie de se considérer comme chef d'une lignée. et
de méconnaître toute parenté ascendante. L'imitation , nul ne
le conteste, est sans doute impuissante et vicieuse ; ses produits
ne sont pas viables, et toute œuvre calquée est froide et inco-
lore; mais que d'esprits cette fureur de passer pour original
et inventeur n'a-t-elle pas jetés en d'étranges écarts ! J'en sais
qui ont mieux aimé faire grimacer leur muse que de lui laisser
son naturel et gracieux sourire, parce que ce sourire ressem-
blait quelque peu (le beau malheur!) à celui d'une muse voi-
sine. Mais quand même votre talent aurait dans sa physionomie
quelques traits rappelant de loin la manière d'un poète illustre,
je ne vois pas que ce soit là une si fâcheuse ressemblance qu'on
doive détruire en soi cette qualité comme un défaut. Toutefois,
que ce blâme d'une originalité grotesque ne soit pas non plus
considéré comme un plaidoyer en faveur de l'imitation, et que
M. Taillandier surtout apporte quelque prudence à suivre les
pas de M. Quinet. La voie où s'avance l'auteur à? Ahasvérus
n'est pas encore suffisamment connue et éclairée pour que tout
survenant s'y aventure sans circonspection , d'autant que les
écarts des disciples pourraient compromettre la marche et le
triomphe du maître.
M. Taillandier ne croit pas, il le déclare, à l'immobilité du
Verbe qui, incarné, selon lui, dans l'humanité, s'y développe
sans cesse. C'est , on le voit , le thème sur lequel se brodent ces
épopées humanitaires , qui menacent de devenir bien nom-
breuses , et qui ne marchent qu'enveloppées de mythes et de
symboles , c'est-à-dire de nuages.
Depuis la diffusion parmi nous des idées allemandes, on parle
beaucoup de ces théories nébuleuses qui avaient jusqu'alors
paru antipathiques au caractère de notre littérature. Ceux qui
REVUE DE PARIS. 151
font des mythes aujourd'hui s'imaginent frayer des routes où
jamais la poésie n'avait porté ses pas ; c'est encore une erreur.
Ces théories-là , pour nous venir d'Allemagne , n'en ont pas
moins couru le monde. Au xvie siècle , par exemple, la poésie
italienne n'avait pas une hien haute portée psychologique; elle
se bornait, le plus souvent, à l'expression de langoureuses fa-
deurs et au récit de grands coups d'épée ; l'amour n'était guère
que de la galanterie, et la pensée, tournée en pointes, compro-
mettait sa gravité et son prix à ce jeu futile d'antithèses. Il est
cependant un traité du Tasse où se lit une bien étrange inter-
prétation de la Jérusalem délivrée. Le camp des croisés , s'il
en faut croire le poète commentateur, composés de princes et
de soldats, représente l'homme qui est composé d'âme et de
corps; Jérusalem , ville forte et placée dans un terrain âpre et
montueux, but où convergent toutes les entreprises de l'armée
fidèle, figure la félicité civile convenable au bon chrétien,
félicité difficile à acquérir , placée sur la cime escarpée qu'ha-
bite la vertu, mais où doivent tendre toutes les actions de
l'homme politique. Toutes singulières qu'elles peuvent sembler,
ces prétentions sont de bien près celles de nos nouveaux poèmes
symboliques ; ce qu'on nommait jadis allégorie s'appelle mythe
à cette heure : le mot est changé, mais non la chose.
Je ne m'aventurerai pas , et pour cause , à donner l'analyse
de Béatrice. La pensée-mère de semblables livres s'égare en
de tels dédales, et subit tant de métamorphoses , qu'elle ne
rayonne pas toujours d'une lucidité parfaite, et que les yeux
n'en sont pas également frappés. Un poète dramatique qui joint
à sa puissance créatrice le talent ingénieux , et toujours utile ,
de commenter son œuvre , ce poète explique les divers aspects
qu'il se plaît à voir dans l'une de ses œuvres par la comparai-
son suivante : a Le mont Blanc , dit-il , vu de la Croix de Fié-
chères, ne ressemble par au mont Blanc vudeSallenches. » C'est
une similitude que je recommande aux auteurs de poèmes
symboliques, et qu'ils pourraient utiliser dans leurs préfaces.
Leurs œuvres, en effet, sont loin d'avoir la même physionomie
pour tous les regards, le même sens pour toutes les intelli-
gences. Faites l'expérience de lire devant un cercle d'hommes,
je parle d'hommes compétents en poésie, un poème de celle
famille, interrogez-les à tour «le rôle sur la pensée qu'ils ait ri-
152 REVUE DE PARIS.
buent au livre, et sur les enseignements qui, selon eux , s'en
dégagent. Pour plusieurs , je vous l'assure , le sens d'une pa-
reille œuvre sera une arche close , et ceux qui auront cru en
saisir la pensée parabolique vous répondront, dans le demi-
sommeil où cette lecture les aura plongés, qui d'une façon, qui
d'une autre. J'ajoute en hâte que , s'il s'agit du poerae de
M. Taillandier, tout en faisant leurs réserves sur le sens un peu
obscur et confus de l'ensemble , ils seront unanimes à louer le
ton naturel du récit, la grâce des descriptions, le charme enfin
de tous les détails.
Rien n'est touchant, en effet , comme les familiers entretiens
de ces trois amis qui s'isolent , dans le passé , de toutes les
questions présentes , pour y vivre tout au souvenir des maîtres
anciens, poëtes, peintres ou théosophes, et rêvant pour l'avenir
des temps meilleurs, des cités de Dieu où leur belle âme s'é-
lance et se complaît en espoir.
Et puis , sous leurs longs voiles déroulés et sous leur nimbe
lumineux, passent à vos yeux dans ce livre maintes gracieuses
évocations, Éloa, Rachel , Marguerite, maints poétiques fan-
tômes consacrés qui rappellent ces vierges de l'école byzantine
que les vieux peintres peignent sur fond bleu avec l'auréole
d'or au front.
On trouve aussi dans Béatrice de petites légendes qu'on
croirait surprises par un follet des vieux temps au fond et dans
le secret de quelque atelier d'Allemagne, et fidèlement trans-
mises au poëte, qui a mis bien du charme à l'expression de ces
doux mystères. Une de ces légendes nous a surtout ravi. Par une
nuit brumeuse de novembre , une jeune fille est assise à son
rouet, et pleure. Elle pleure , et c'est de jalousie. Son bien-airaé
l'adore , il est vrai, mais il a un autre amour bien inquiétant
pour elle , l'amour de l'art. Et cédant à cette violente passion ,
son jeune amant s'en est allé bien loin pour se former à l'école
des maîtres. Tandis que la jeune fille se lamente, une belle
dame lui apparaît, et s'informe du motif de ses larmes. La
pauvre enfant lui conte sa peine; et alors la dame : — Ne
pleurez pas, lui répond-elle, votre ami ne vous oublie point.
Il travaille sous les yeux d'un maître qui peint des toiles pour
le Christ. Hier, en face d'une sainte Marie qu'il avait peinte
au mur d'une église, il se désolait, étant loin de vous : et dans
REVUE DE PARIS. 153
la tristesse de son cœur il priait la sainte de venir vous appren-
dre ce qu'il a fait pour sa gloire. Et voici que, touchée de son
amour, je viens vous annoncer celte bonne nouvelle.
Heureuses les franches natures, les pures imaginations,
heureux les doux esprits que le prosaïsme des questions, à
cette heure pendantes, a si peu altérés de son conlact qu'ils
puissent encore se bercer avec bonheur de tels accents, s'ou-
blier à la contemplation de telles peintures, s'intéresser à de tels
récits, non moins simples, non moins naïfs que ceux de la nour-
rice à l'enfant!
Le style de M. Taillandier se ressent bien parfois des nébu-
leuses conceptions qu'il exprime. Les contours de sa phrase ne
sont pas toujours nets et fixés ; on voit que le jeune écrivain
n'est pas encore complètement maître, surtout dans la strophe,
de son riche et perfectible instrument. Mais toujours est-il, au
moins, qu'il n'a dans sa manière aucun de ces défauts innés ou
systématiques, également difficiles à vaincre; et quand il a
bien présent à l'esprit, bien figuré à l'imagination l'objet qu'il
veut rendre , alors le tracé de sa période est pur et précis; son
style, d'un coloris suffisant, marche avec retenue, mais sans
contrainte. Voici un fragment à l'appui de cet éloge :
.... Par la prairie
Nous vîmes s'avancer de loin sainte Marie ;
Sa main tenait le Christ ; douce mère de Dieu,
Elle ne portait pas encor son manteau bleu,
IS'i les riches tissus , ni les belles parures ;
Mais . telle qu'on la voit sur les vieilles peintures ,
Elle était calme et grave , et n'avait pour beauté
Que sa pure tendresse et sa simplicité.
Timide , elle venait dans sa naïve grâce ,
Pauvre , sans ornements , et parlant à voix basse
A son fils , qui tenait sa robe par la main ,
Et souriait au monde au milieu du chemin.
C'est pur, sobre et naïf de ton. comme une de ces toiles que sa-
vaient peindreFiesoleou Orcagna, ces vieux artistes si fervents
f?t si convaincus.
13.
154 REVUE DE PARIS.
Je parlais de mythe à l'instant; un mythe profond, un nœud
gordien inextricable , c'est la préface de Provence. Il n'est
guère , en effet, possible d'imaginer quelque chose de plus ob-
scur, et aussi de plus curieux, que cet étrange manifeste, où
l'auteur entre de plain-pied en conversation avec M. de Cha-
teaubriand, et profite de la circonstance pour lui donner une
leçon d'histoire littéraire. « Monsieur, est-il dit tout d'abord,
vous lirez à deux fois cette préface. » Et que M. de Chateau-
briand, écoiier indocile, n'aille pas se récrier sur la longueur et
l'inutilité de la leçon : « Vous la lirez à deux fois, monsieur. »
11 n'est pas, on le voit , de réplique permise. Mais ce n'est rien
encore j quelques lignes plus bas , i auteur assure qu'il donne-
rait tout ce qu'il écrira jamais pour la seconde décade perdue
de Tite-Live. Le lecteur et le critique , gens railleurs de leur
espèce, sont bien vile tentés de lui répondre que ce ne serait
point, de sa part, une bien grande générosité, et qu'il aurait
peu , sans doute, à perdre au change. Voilà pourtant ce que
l'auteur , quelques mots après, appelle ses humilités. Les pré-
faces, il faut l'avouer, sont parfois de bien grandes maladres-
ses. Elle serait curieuse et instructive, la liste des livres con-
temporains que leurs préfaces ont compromis. Tel proteste de
sa modestie tout le long du volume, qui fait crouler tout ce bel
échafaudage d'humilité littéraire dans quelques pages d'avant-
propos où se trahissent ses prétentions jusque-là dissimulées.
En des jours comme les nôtres, où chacun ne croit guère qu'en
soi-même, on compte les écrivains qui s'acquittent habilement
d'une préface, et je dois reconnaître que, parmi ceux-là, les
poètes ne sont pas les plus nombreux.
Le livre de M. Adolphe Dumas vaut mieux que sa préface,
et nous avons de son talent, considéré en somme, une opinion
plus favorable que celle qui pourrait résulter de la seule lecture
de Provence. La critique , que d'autre part M. Dumas ne se
fait pas faute de rudoyer, a été vraiment bien sévère pour son
début au théâtre. 11. est d'ailleurs une critique de feuilleton qui
se montre d'ordinaire peu avenante et peu courtoise à l'égard
des poêles. Elle qui aura de l'indulgence , de la bonne humeur
et des bravos pour un vaudeville, chose assez peu littéraire de
sa nature , elle sera morose , querelleuse , hostile même pour
toute oeuvre qui osera tenter sur les planches acte de poésie.
REVUE DE PARIS. 155
Cette différence de dispositions a lieu de surprendre, et, si l'on
en cherchait bien le motif , je ne puis croire qu'on le trouvât
uniquement dans l'amour de Part. N'en déplaise donc à cette
critique , l'auteur du Camp des Croisés a fait preuve . en son
drame , de qualités poétiques réelles; et , sans souscrire au ju-
gement de M. Hugo, qui, dans une lettre dont M. Dumas fit un
bouclier à son œuvre , assurait qu'il y a dans ce drame assez
de talent et de poésie pour défrayer douze tragédies ; sans ad-
mettre, dis-je, cette opinion (je soupçonne même qu'elle n'était
pas complètement celle de M. Hugo), il importe de constater
dans ce drame, mal construit, confus , embarrassé dans sa
marche, des mouvements d'un lyrisme brillant et plein d'âme.
Ainsi, la ballade d'Agar est un morceau d'une gracieuse exécu-
tion; ainsi le rôle de Léa est en plusieurs passages empreint
d'une grâce charmante, quoiqu'il y perce un peu de recherche,
et les couplets élégiaques que le poète met en sa bouche et
dans celle de son amant jettent par intervalles les douces splen-
deurs de ce soleil du Midi , dont l'action semble moins vive sur
Provence. Serait-ce à dire que c'est la nuit et non la lumière
qui se fait en M. Adolphe Dumas? Je suis, certes, loin de porter
ces menaçants augures ; mais enfin , si le jour doit se faire pur
en ce talent-là, il est bien l'heure qu'il se fasse. Quoique M. Du-
mas insiste avec une complaisance particulière sur son ex-
trême jeunesse, il ne faudrait pas prendre ses vers pour des
vagissements de sa muse, et bien qu'il soit loin sans doute
d'avoir dit son dernier mot , il n'eu est pas non plus à son
premier (il laisse déjà par derrière lui un bien gros poërae),
et on a le droit de juger sa valeur au poids de ses productions
actuelles.
J'ai le regret de ne pas connaître la Provence ; mais je ne
puis croire que l'image de ce beau pays se retrouve entière
dans le livre de M. Dumas ; je ne puis croire que ses nuits
tièdes et semées d'étoiles , ses brises chaudes d'émanations
embaumées, ses mœurs, ses paysages, soient complètement
reproduits dans celle œuvre. Je me demande aussi quel rap-
port, même éloigné, des vers comme ceux datés de Vincennes,
ou ceux intitulés Jean Fréron, peuvent avoir avec la Pro-
vence. Ces récriminations amères et violentes sont ici déplacées
plus que partout ailleurs, car elles surprennent et indisposent
156 REVUE DE PARIS.
le lecteur, qui , sur la foi du titre , comptait sur les molles et
sereines inspirations d'une terre où l'âme doit, il semble,
trouver jusque dans l'air l'assoupissement de ses blessures.
Mais, je le répète, tout ceci ne doit pas empêcher de recon-
naître une organisation poétique en M. Dumas. Il y a , certes ,
en cette nature, de belles qualités qu'un talent plus rassis saura
mettre à bien , des germes précieux qui sont dans l'attente
d'heures plus sereines pour s'épanouir ; jusqu'ici sans doute
il y a eu plus de brouillards que de rayons , plus de fumée
que d'éclairs , dans la manifestation de cette pensée-là : c'est
un chaos peut-être, mais enfin un chaos d'où l'harmonie peut
sortir.
M. Adolphe Dumas, qui malmène Pétrarque, le poète de
Vaucluse, en plus d'un passage de son livre, devrait bien ,
plutôt que de lui contester l'élan poétique, imiter son art trans-
parent, sa forme riche et savante, son dessin pur comme celui
de Raphaël. Un autre poète contemporain, né, ce nous semble,
comme M. Dumas, dans le midi de la France , et qui a mieux
que lui le sentiment des lignes harmonieuses qu'affecte la forme
méridionale, c'est l'auteur des Sytuboles et des Poésies romai-
nes, M. Jules de Saint-Félix. Par malheur, le roman, ce grand
envahisseur, est venu imposer son joug à ce poëte, et lui ar-
racher des mains une lyre à jamais regrettable. Mais que vais-
je parler de modèles à M. Dumas ? Des modèles , nul n'en veut
plus suivre. Pour réussir toujours, il suffirait d'ailleurs à l'au-
teur de Provence de rencontrer plus souvent le ton et la veine
qu'il a plus d'une fois trouvés déjà. Qu'il s'efforce donc de ré-
former les scories de sa versification trop souvent abrupte, et
qu'il emplisse, par exemple, son aire poétique de pièces comme
celle des Blés. Alors, etjeledissansjouer surles mols,samission
sera riche. Là même, en cette pièce remarquable des Blés, on
doit un éloge spécial à la Glaneuse , délicieuse petite peinture
dans le goût biblique , qui rappelle la jeune et belle Ruth gla-
nant parmi les moissonneurs de Booz :
C'est dans le même champ , c'est la même orpheline
Baissée , et , comme un lys que la chaleur incline .
Penchée à l'ombre de son corps ;
REVUE DE PARIS. 157
Glanant sa pauvreté sous les heures ardentes ,
Et cherchant , à côté des moissons abondantes ,
Des épis comme des trésors.
Il y a encore de bien jolis vers dans ceux consacrés aux belles
Avignonnaises. Le Cerisier est aussi un charmant caprice re-
nouvelé de Rousseau, jetant des cerisesdans le giron de MlleGal-
let. Mais je ne pense pas qu'il y ait dans tout le livre des vers
mieux sentis, d'un jet plus facile et d'une touche plus heureuse
que les suivants :
Je me disais : Mon Dieu , que la Provence est belle !
Voilà le mois d'avril et voilà l'hirondelle ,
Les premières amours , les premières chaleurs.
Et voilà l'amandier dont le rameau s'élève
Dans d'humides baisers qui partagent sa sève ;
Son bonheur parfumé , jusqu'à cent pas de lui ,
Dans ses soupirs en fleurs s"exhale épanoui.
Et si l'on savait bien l'hymen de toutes choses,
Quelle nuit amoureuse a fécondé mes roses,
Quel amant de la terre , à son sein nu qui dort ,
Près d'une marguerite éveille un bouton d'or ;
Je rne disais : Mon Dieu , comme la terre est belle ,
Et comme le printemps est revenu fidèle.'
Il semble qu'au verger , sur les arbres à fruit ,
Tous les chastes amours sont éclos celte nuit;
Et nous allons mourir de parfums et d'arômes,
Car cet air du matin est trop pur pour des hommes.
Voilà bien un poète qui parle, et qui parle une langue d'har-
monie et d'images ; voilà des inspirations saines , calmes, ras-
sérénées, et dont il est permis d'induire hardiment, ce semble,
que la nature est une meilleure muse que le dépit.
M. Charles Coran est, j'imagine, de ceux qui s'inquiètent
peu du résultat philosophique de la poésie, et qui ne moralisent
point en vers. Son livre, comme ceux de M. Turquety, ne se
lirait point dans un oratoire, et l'amour qu'il chante n'est point
15S KEVliE DE PARIS.
assez mystique pour répandre ses soupirs au pied d'un autel;
mais, au nombre de ces modernes adeptes d'Horace dont je
parlais tout à l'heure , il y a des hymnes pour toutes les jouis-
sances des sens et de l'âme. La critique le blamera-t-elle de ces
tendences épicuriennes? Une telle pruderie siérait mal à la cri-
tique, qui doit, selon nous, laisser toute latitude à l'inspiration,
et ne se préoccuper le plus souvent, en son examen , que de la
mise en œuvre. Ainsi donc , M. Coran a bien fait de chanter,
selon son cœur et sa fantaisie, ce que la vie a de douceurs
consolantes, ce que l'art a de suprêmes délices, ce que la femme
a d'amour et de beauté. C'est là d'ailleurs , à tout prendre , le
thème inépuisable, éternel, que tout artiste exploite diverse-
ment , mais nécessairement, et sur lequel , dans le même sens
que l'auteur d'Onyx , et avant lui , M. Théophile Gautier a
brodé de capricieuses arabesques. M. Coran n'a certes pas la
puissance de coloris, l'habileté rhythmique qui distingue, à un
haut degré, la Comédie de la mort, mais son talent n'annonce
pas non plus cette fâcheuse résolution de tailler décidément la
phrase, comme un statuaire le marbre, et de figer en quelque
sorte la pensée sous l'écorce des mots.
Je pourrais bien quereller M. Coran sur le titre de son re-
cueil, qui ne justifie pas suffisamment, je trouve, les prétentions
à l'exquise bijouterie, à la coquette élaboration du style , que
ce mot d'Onyx met en droit d'attendre. Mais il faut se montrer
indulgent pour ces sortes de baptêmes. Ces volumes de poésies
éparses se prêtent peu , d'ordinaire , à une dénomination pré-
cise , et l'auteur a parfois moins de peine à les écrire qu'à les
nommer. Aussi, sans faire le procès au titre de ce recueil, j'aime
mieux en signaler les morceaux qui m'ont, parmi tous , spé-
cialement frappés. Derrière un store est de ceux-là. On dirait
un joli prélude qui donne le ton et dispose à l'accent un peu
cavalier du morceau qui vient après , et qui fera sourire inté-
rieurement plus d'une lectrice, si tant est qu'il en doive scan-
daliser d'autres. Je préfère de beaucoup les pièces de ce genre
à celles en forme de dialogue dont les personnages émettent
des idées un peu communes, et cela dans un langage un peu
traînant. L'auteur d'Onyx ne me semble jamais mieux inspiré
que lorsqu'il traduit ses impressions personnelles. Alors, en
effet, jusque dans les plus courts fragments, se trouve une
REVUE DE PARIS. 159
grâce spirituelle ou voluptueuse qui enchante. Ainsi les vers
intitulés Problèmes, ainsi le fragment : J'étais en face d'elle,
petite scène muette d'une ravissante délicatesse, et dont le trait
final rappelle ce mot que, dans Chatterton , le quaker dit ad-
mirablement à la vue des transports de Ketty Bell : La mère
donne à sa fille un baiser d'amante. Mais voici un sonnet qui
donnera une favorable idée des autres , et ici , vraiment , citer
sera louer :
L'un disait : « Je préfère , avant tout, en madame ,
Les humides regards de ses yeux de velours ,
Tantôt distraits, tantôt pensifs , brûlants toujours. »
Un autre répondait : « Ce qui me trouble l'âme ,
C'est sa bouche en langueur , où le désir se pâme ,
Sa bouche , en dépit d'elle , invitante aux amours. »
Un troisième voulait , au prix de tous ses jours ,
Baiser , rien qu'une fois , ses longs cheveux de femme.
Un peintre pour ses mains se mettait à genoux;
Un chanteur lui trouvait une voix de syrène;
Un poète admirait ses allures de reine.
Et moi , qui ne suis pas cependant son époux ,
J'adore un signe blond caché sous sa mamelle :
Je laisse à ces messieurs à deviner laquelle.
En somme , Onyx est un recueil d'une philosophie très-facile,
et d'une lecture aimable. Après les volumes d'austère et reli-
gieuse poésie, qui ne font pas faute à cette heure, on éprouve,
en le lisant, à peu près la souriante impression que ressentit la
belle Locrienne d'André Chénier aux amoureux propos du jeune
Grec qui vint la distraire des graves enseignements du sage
pythagoricien.
Je ne terminerai pas cette revue poétique sans dire quelques
mots d'un talent, jeune je suppose, mais déjà mûr et tout formé,
et qui semble soutenu et inspiré d'un bien belle âme. Ce poele-
là n'a pourtant point encore reçu la consécration de l'in-octavo,
ltSO RLVL'fc Dt PAKiS.
ni même les modestes honneurs de l'in-dix-huit ; il n'a point
appris à cadencer ses vers selon les lois de telle coterie , à les
colorer selon le procédé de telle autre; mais, dans le silence
recueilli de la province , il s'est , de lui-même , initié à tous les
mystères de la muse, et n'a guère jusqu'ici confié ses conscien-
cieuses productions qu'à des journaux lyonnais , échos peu
sonores comme toutes publications provinciales. Deux des
poèmes de M. Victor de Laprade nous sont cependant parvenus,
et c'est pour nous un devoir et un plaisir de signaler aux rares,
mais intelligents amis des poêles , ce talent digne de toutes
leurs sympathies. L'un de ces poèmes est intitulé les Parfums
de Madeleine, mais nous parlerons de préférence de la Colère
de Jésus, qui nous semble supérieur à l'autre par le mérite du
style.
Dans la Colère de Jésus, l'auteur assimile le rôle du poète
à celui du Christ qui vint sur la terre uniquement pour consoler
et bénir , qui guérissait les lèpres de l'âme comme celle du
corps, qui ne repoussait ni la faiblesse ni le repentir, et qui
sanctifia l'amour, dont il agrandit l'horizon par la charité.
M. de Laprade a su trouver des accents émus , des couleurs
d'une évangélique simplicité pour peindre cette divine nature,
toute de paix et de mansuétude ; et quand il propose cette su-
blime figure comme modèle au poète, quand il invite l'homme
inspiré à suivre les voies pacifiques du Christ, à chanter selon
son esprit et sa parole , alors aussi les vers de M. de Laprade,
harmonieux toujours , mais d'une mélopée sévère et lente, for-
mule en poétiques symboles les préceptes qu'il émet.
0 poète , sois calme et beau par la douceur !
Au sarcasme jamais n'ouvre ta bouche d'or.
Qu'en tes vers , blonde gerbe où nul serpent ne dort ,
La tendre sympathie ou visible, ou voilée,
Comme une fleur du ciel soit toujours recelée.
Que ta parole , enfin , pour qu'on y croie un jour ,
Vive par l'harmonie et surtout par l'amour.
Oui, M. de Laprade a raison , et c'est un noble rôle que celui
qu'il assigne au poète , c'est même la seule mission digne du
REVUE DE PARIS; 161
génie, la seule que devrait couronner la gloire. Oui, l'exaltation
de toutes les pensées généreuses, jointe à une immense pitié
pour toutes les infortunes, c'est bien de ces inspirations su-
blimes que la poésie doit faire retentir les cœurs , et c'est à de
tels signes qu'on reconnaît sa haute origine. Le poëte est
l'homme sympathique , dit une maxime orientale ; qu'à ce titre
donc son orgueil s'ouvre à tous les sanglots, que sa poitrine
tressaille au cri de toutes les misères , et qu'il tende à toutes
les bouches altérées l'urne de ses chants, afin que tous y puis-
sent étancher, ou, tout au moins, rafraîchir leur soif.
Cependant, si le monde offre au poëte des spectacles dignes
de toucher son âme et d'éveiller sa compassion , il lui présente
aussi le tableau de turpitudes bien faites pour allumer sa colère
et armer sa main indignée du fouet dont le Christ châtiait les
vendeurs du temple.
L'iambe dicté à M. de Laprade par ce sentiment de répul-
sion instinctive qu'inspire à toute âme, éprise d'idéal , l'esprit
mercantile du temps et toutes les hontes qui en découlent, cet
iambe, bien qu'il marche d'un pas animé et qu'il étincelle de
beautés nombreuses parmi lesquelles il faut citer ces quatre
vers :
0 toi , parole .' ô voix qui féconde et qui crée ,
Parole , ô don terrible et grand,
Part de l'âme divine à l'homme conférée ,
Parole , un des noms que Dieu prend !
Malgré de pareils vers , aussi artistement faits qu'énergique-
inent conçus, cet iambe, dis-je , n'est pas, à mon gré, la plus
remarquable partie du poëme. Quant au fond d'abord, je crains
que l'auteur, qui avait cependant à parcourir un assez vaste
champ d'infamies, n'ait, un peu inconsidérément, cédé à la
pente de son indignation , et ne se soit élevé contre des scan-
dales imaginaires, Dieu merci , lorsque , par exemple, il parle
du poëte qui se loue à tant l'orgie et du pontife qui vend sa foi.
Et puis, on le reconnaît vite, ce ton d'ardente diatribe n'est pas
naturel à M. de Laprade, et quand il a rempli ce pénible mi-
nistère d'invectives , se repliant épuisé sur lui-même, il s'écrie
12 14
162 REVUE DE PARIS.
d'une voix dont l'accent ému trahit bien naïvement les instincts
de son âme :
Ah ! même en servant Dieu , que la colère est rude !
Je regrette de ne pouvoir multiplier les citations , car l'on
verrait à quelle langue harmonieuse , limpide , colorée, M. de
Laprade confie l'expression de sa pensée ; mais les courts ex-
traits qu'on vient de lire suffiront aux esprits intelligents pour
apprécier la délicatesse, la pureté, l'élégance volontiers mys-
tique de son style, où l'image se déploie riche et brillante, mais
sans jamais faire cristallisation sur l'idée. La seule critique que
je veuille me permettre, c'est que la phrase n'éclaire pas tou-
jours la pensée de son véritable sens, ou ne jette pas autour
d'elle une lueur suffisante : on dirait d'un habile archer qui
frappe bien à tout coup dans la cible, mais qui n'atteint pas
constamment le point de mire.
Auguste Desplaces.
LE
CHEMIN DE LA CORNICHE.
A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DE PARIS.
«agi
Monsieur ,
Au milieu de tant de graves préoccupations politiques , peut-
on encore espérer d'être lu quand on n'accuse ni legouvernement
ni les chambres? Est-il permis de trouver encore une place dans
les revues ou les journaux, quand on ne veut être l'ennemi de
personne , quand on ne se fait d'aucun parti et qu'on va libre-
ment son chemin, rêvant de philosophie et d'art? S'il en est
ainsi chez vous, monsieur, que la Revue de Paris soit louée
et honorée ] je tiens son amitié pour chose douce et précieuse ,
et je reprends avec elle mes paisibles causeries.
La roule de Nice à Gènes, par le bord de la mer , est une des
plus étonnantes et des mieux nommées. Eu effet, le chemin de
la Corniche tantôt serpente sur des crêtes de rochers , et tantôt
se précipite dans des vallées profondes pour s'élancer encore sur
des hauteurs; on le~parcoui l en voiture de poste avec une har-
diesse et un bonheur effrayants. Celte route existait sous l'ancien
164 REVUE DE PARIS.
régime, mais plus étroite qu'elle ne Test aujourd'hui; la con-
quête française et plus lard le roi de Sardaigne, Charles-Félix ,
l'élargirent et consolidèrent beaucoup de ponts et de chaussées,
au grand déplaisir de l'Autriche, toujours si soigneuse de barrer
tous les chemins qui nous mènent à elle. Un événement sinistre
est chose rare aujourd'hui sur le chemin de la Corniche; les bri-
gands ont perdu l'habitude d'y détrousser les voyageurs, et de-
puis trois ans, on ne cite que deux voitures qui ont dégringolé
dans la mer de plusieurs centaines de pieds d'élévation. Là,
comme sur la voie de l'honneur, les chutes sont absolues , irré-
parables : souvent , entre le roc taillé à pic et le gouffre hur-
lant , le chemin n'a que deux toises de largeur sans parapets ni
garde-fous. Si un de vos chevaux s'effraye et recule, si une de
vos roues se brise, dites adieu à ce qui vous est cher dans la
vie; vous tombez dans les profondeurs de la mort.
Ce fut pourtant par une riante matinée de septembre , que
nous gravîmes les pentes des collines qui servent comme de gra-
dins pour atteindre la Corniche; on y arrive en traversant des
bois d'oliviers aussi grands que des chênes, et des ravins tout
verdoyants de mousse et de verveine. Le soleil était encore bien
loin sous les eaux ; la couleur bleuâtre de la mer commençait
à peine à pâlir au levant; cette vaste étendue marine ressemblait
assez bien à un miroir sombre et constellé, tel qu'en avaient
les magiciens d'autrefois. Une petite brise sud-estrayait à peine
ce beau cristal indigo ; le ciel était beaucoup plus clair et trans-
parent que l'eau; il élincelait comme un écrin. Arrivé sur les
plateaux supérieurs, notre voiture hâta le pas , et chacun de
nous probablement fit des vœux secrets pour la santé du cocher,
qui , par parenthèse, était un jeune drôle sifflant et jurant comme
un excommunié. Nous avions pour équipage un des voiturins
du pays , c'est-à-dire une vieille et large berline suspendue sur
des roues de hauteur démesurée, et attelée de trois chevaux
efflanqués ; le tout ensemble maigre et long comme une saute-
relle. Il y avait pourtant cinq personnes dans cette boîte rou-
lante , et moi , assis à côté du cocher, mais ayant un coude et
une oreille dans la voiture. Les brumes matinales couvrirent la
mer de leurs gazes blanches ; l'aube rougit, les vapeurs se di-
visèrent et se perdirent au couchant comme une volée de ci-
gognes; le radieu soif il lança sur l'eau deux rayons incnmmen-
REVUE DE PARIS. 165
surables ; il fit jour , et les oiseaux chantèrents Nous étions à la
hauteur du golfe de Villa-Franca , nous vîmes sous nos pieds ,
bien loin, un amas de maisons et des môles coupant l'eau de
leur arête circulaire; c'était la ville et le port. Dans la rade se
balançaient deux frégates qui étaient venues dormir pendant la
nuit dans celte baie tranquille , et qui tendaient l'aile inutile-
ment à un vent de terre trop faible encore. Du plateau où nous
étions , avec le moindre parapet sur la roule , le coup d'œil eût
été magnifique ; mais comment admirer l'immensité du haut
d'un balcon sans rampe et perché sur le gouffre? Telle élait la
judicieuse réflexion d'un des voyageurs; je partageai cet avis.
Or, le personnel de la voiture élait ainsi composé : une An-
glaise et son mari, un monsieur inconnu , remarquable par un
ventre digne des comédies de Plaute , une jeune fille française
et son amant, je crois ; le cocher siffleur et moi , nous complé-
tions le nombre sept. L'Anglaise, fort blonde et assez belle,
quoique maigre, était très-effarouchée ; son mari, tète grasse
et colorée, dormait; le monsieur inconnu prenait du tabac et
balayait de la main son vaste gilet blanc ; les amoureux de
France chuchottaient. Je questionnais le cocher , qui coupait
toutes ces réponses par des coups de sifflet aigus et entrant
dans mes oreilles. — Que diable ! lui dis-je à la fin , vous n'êtes
donc qu'un merle, mon ami? — Le propos plut sans doute au
gros monsieur , car il ajouta du fond de la voiture: — Et un
sot merle encore !
Ceci faillit nous coûter cher , car le drôle qui nous conduisait
se mit à fouetter ses chevaux de colère , et nous nous vîmes em-
portés sur un chemin aussi périlleux qu'une corde tendue. L'An-
glaise jeta un cri et saisit son époux à la gorge; l'inconnu bondit
et murmura; quant aux amants, ils profilèrent de l'occasion
pour s'embrasser. C'était juste. — Monsieur, me dit le gros
homme du fond de la voilure, faites-moi l'amitié de jeter du
haut en bas de la Corniche ce misérable conducteur.
— Monsieur, lui répondis-je, il vaut encore mieux qu'il
guide ses chevaux.
L'Anglaise se pâmait de crier comme une reine d'opéra ; son
mari cherchait à se dégager de ses étreintes nerveuses. Les char-
mants jeunes gens passaient le temps dans un long, un éter-
nel baiser. Un cheval s'abaltil , la voiture s'arrêta. Nous arri-
14.
166 REVUE DE PARIS.
vions sur le point du plateau qui domine la baie de Monaco et
ses rivages élyséens. Je mis pied à terre . et laissai le cocher
aux prises avec le voyageur inconnu ; l'Anglaise et son époux
me suivirent; les amoureux ne bougèrent pas de leur nid.
— Monsieur , me dit l'Anglais cheminant à côté de moi , c'est
une chose bien remarquable que la civilisation anglaise , si par-
faitement en harmonie avec les besoins de l'humanité, et par-
ticulièrement avec le tempérament du peuple britannique. Les
lois ne font pas les mœurs ; mais on a bien raison de dire que
les mœurs font les lois.
Ce début m'affligeait profondément, je l'avoue, et je regrettais
la voiture emportée au bord de l'abîme. Il fallait couper en deux
Texorde parlementaire de l'Anglais sous peine d'avoir tout le
discours.
Après quelques mots échangés, je fis à l'Anglais un salut,
qu'il me rendit en bonne forme. Sa blonde moitié , pendant ce
temps-là , se suspendait au bras de l'époux , et exhalait dans le
vide des soupirs incommensurables. Des cris aigus retentirent
derrière nous. Nous écoulâmes : c'était une véritable scène de
pugilat. Le cocher et le gros voyageur se boxaient à outrance ,
ce qui enflamma singulièrement les esprits belliqueux de l'An-
glais. Cependant le conducteur furieux frappait le ventre de
l'inconnu comme une grosse caisse de régiment. Nous crûmes
devoir mettre fin à ce duel improvisé . et nous parvînmes, non
sans peine , à persuader au voyageur de reprendre sa place dans
la voiture. Il y retrouva les deux amants dans la même attitude:
ils avaient vraiment l'air de deux princes enchantés , tant ils se
doutaient peu de tout ce qui se passait autour d'eux. Nous con-
tinuâmes notre route ; mais le cocher ne sifflait plus, les che-
vaux marchaient mal, et les paysages marins étaient moins
beaux. La rixe avait gâté le voyage ; l'Anglais devenait verbeux
et disert. Les deux charmants amoureux continaient à s'em-
brasser en silence. Il y avait longtemps que le spectacle de ce
bonheur si frais . si épanoui , faisait bondir le cœur de la ver-
tueuse dame; son œil lança un éclair sur les blanches tourte-
i elles . et puis , s'adressant au conducteur , elle dit ;
— Il me semble, monsieur le cocher, que vous auriez pu
placer au bel air. sur l'impériale par exemple, les gens qui
aiment à soupirer si lendiement.
REVUE DE PARIS. 167
— Cela est vrai! s'écria le mari britannique, cela est vrai !
et j'ajouterai même que ces embrassements oublies....
— Prouvent un amour tout particulier, répliqua le gros voya-
geur dans son coin.
— Le mot n'est point heureux, monsieur, lui dit l'Anglais.
— Alors, pourquoi vous rend-il si malheureux, milord?Vous
êtes rouge comme une fleur de pavot.
— Fleur de pavot , fleur d'opium , où diable voulez-vous donc
en venir, monsieur le voyageur? répliqua brusquement l'insu-
laire.
— Messieurs , dit tout à coup le cocher , voici San-Remo , où
il y a de bon vin ; vous avez passé à Yentimiglia sans vous en
apercevoir.
La petite ville de San-Remo se montra en effet sur la pente
d'une colline toute verte de pampres grimpant aux grands
arbres. Sa rade étalait au pied de la montagne un miroir étin-
celant de rayons. On eût dit de l'argent vif bordant un rivage de
velours. Quelques petits bâtiments à voiles repliées pointaient
dans l'air le bout de leur vergue ; et, sur l'escarpement d un ro-
cher dominant l'étendue, un chevrier chantait son mélancolique
refrain. Des cactus énormes bordaient la route et formaient des
dentelures bizarres sur le fond vert tendre des jardins inférieurs,
des odeurs de myrtes et de chèvre-feuilles nous arrivaient par
bouffées. Il y avait là de quoi apaiser toutes les haines et toutes
les colères de la terre. Il y avait aussi de quoi donner à l'amour
de voluptueux élans, et je vis bien que le beau paysage re-
doublait la douce électricité des deux âmes amoureuses. Les deux
amants se regardaient et regardaient le golfe et les montagnes,
puis ils souriaient, puis ils se cherchaient de la main et ne rom-
paient jamais leur adorable silence ; mystérieuse musique de la
pensée. Vu à travers le prisme de ces idées-là, San-Remo est
loi t joli; il ressemble assez bien à un balcon penché sur le dé-
sert. Quelques petites tilles de douze à treize ans, montrant leur
jambes fines et brunies sous le jupon écarlate , entourèrent la
voiture et jetèrent dedans de gros bouquets en échange de quel-
ques sous. L'Anglais en fit une ample moisson, qu'il déposa dans
les bras de sa compagne . apparemment comme hommage à sa
chasteté fut ibonde. Un des bouquets des jeunes filles alla tomber
entre le visage de la nouvelle Angélique et celui du nouveau Mé-
168 REVUE DE PARIS.
dor , en sorte que les œillets et les jasmins reçurent les baisers
amoureux. Angélique garda le bienheureux bouquet; il lui avait
volé un soupir de son amant. Quant au gros inconnu, il s'était
profondément endormi.
Il y avait une grande agitation dans cette petite ville. Les
cloches sonnaient , et des groupes de femmes allaient et venaient
dans les rues. Était-ce une fêle? était-ce une émeute? Je le de-
mandai en descendant de voiture. Rien n'était trop gai, rien
n'était trop tumultueux! ce n'était ni une insurrection (eh!
peut-il y en avoir dans les paisibles États de Sardaigne) , ni une
fête. C'était un enterrement. Je m'adressai à une des matrones
les plus imposantes d'un groupe et lui demandai de me conter
l'histoire du mort en deux mots. Ce mort était une jeune et belle
morte , qu'on allait porter dans la tombe du repos; une jeune
fille du pays des palmes , car il est beaucoup de palmiers à San-
Remo, brisée avant sa dix-huitième année par un chagrin. Eh!
de quoi meurent les jeunes filles d'Italie, dites-le-moi? Qu'est-ce
donc qui pâlit leur front et les roses de leurs lèvres? qu'est-ce
donc qui les fait pencher comme des lis eu plein vent? Le cha-
grin d'amour , soyez-en sûr ; le plus grand , le seul chagrin. Un
étranger, un jeune homme de France était venu s'établir depuis
peu aux environs de la ville ; il y avait fait bàlir une maison dé-
licieuse, adossée à un bois de pins et regardant le golfe par
dessus deux terrasses de fleurs. L'étranger était mélancolique et
ardent comme George Byron; il avait toutes les adorations du
beau et du vrai. Il vit une jeune fille de San-Remo nommée
Margarida B...; il l'aima; il la demanda en mariage et devint
son amour aussi. Quelques jours avant les noces , le fiancé , qui
avait à lui une barque sur la rade, voulut aller rêver seul au
large par un beau clair de lune. Le lendemain, il n'était pas
revenu , et depuis lors il ne revint plus. Histoire bien simple et
bien triste ! Trois mois se passèrent à attendre. Des pêcheurs
racontèrent qu'un jour ils avaient trouvé une chaloupe brisée à
six lieues de là, au milieu des rochers à fleur d'eau. Marga-
rida voulut se jeter au cloître, mais la mort eut pitié d'elle ,
et elle vint l'enlever un soir toute blanche et toute parfumée
d'innocence.
Or , comme nous étions là sur la place de San-Remo , le por-
tail de l'église s'ouvrit. Une longue file de femmes et déjeunes
REVUE DE PARIS. 169
filles en sortit lentement; vinrent ensuite des prêtres précédés
d'une croix d'argent et vêtus de chapes noires ; puis un cer-*
cueil parut, porté par six paysannes, jeunes et fortes; ce cer-
cueil était blanc et chargé de fleurs; on eût dit une longue
corbeille de nénuphars, uneoffrande votive à quelque belle sainte
du pays. Il était découvert... On ange endormi reposait là-de-
dans. C'était Margarida, que la mort avait pâlie, mais dont elle
n'avait changé ni le sourire ni la douce physionomie. Marga-
rida avait le voile des vierges , sous la transparence duquel on
voyait ses beaux cheveux noirs enroulés à la grecque , comme
elle avait coutume de les porter; une seule rose blanche était
posée dans cette chevelure. Les franges brunes de ses paupières
voilaient un regard abaissé et rêveur encore. Sa bouche entr'ou-
verte se relevait de chaque côté en creusant une fossette char-
mante. On croyait voir son sein virginal palpiter sous la mousse-
line blanche qu'il gonflait. Ses mains étaient jointes sur sa
poitrine ; elle tenait un crucifix et une belle branche de lis. Que
ces mains pâles et amaigries étaient touchantes à voir! Elles
tremblaient par le mouvement imprimé au cercueil , et cette vie
apparente était d'un effet si saisissant qu'on se sentait des larmes
aux yeux. Pauvre Margarida ! Tout le monde pleurait autour
d'elle. Le cortège passa près de nous. Nous nous étions mêlés a
la foule , comme des amis de Margarida arrivés de France pour
la voir encore une dernière fois. Quand la bière fut à quatre pas
de nous, j'entendis un cri derrière moi. C'était la jeune fille ,
notre compagne de voyage , qui tombait en défaillance après
avoir voulu jeter son bouquet de fleurs à la jeune et belle morte.
Nous la portâmes dans une maison voisine, et il fallait voir les
tendresses et les inquiétudes de son amant. Le cortège funèbre
traversa la place et suivit une longue rue. Bientôt nous le vîmes
reparaître sur le versant de la colline , sous les arcades de ver-
dure des citronniers et des oliviers. Le chant allait s'affaiblissant
dans le lointain. Un quart d'heure après , la plus pure et la plus
belle des filles de San-Remo était ensevelie. Les cloches de l'é-
glise, saisies d'une tristesse amère, firent entendre un dernier
sanglot et cessèrent de sonner.
Nous montions en silence les délicieuses collines qui bordent
la mer du côté oriental de San-Remo. La blanche et frêle Mar-
garida , romme une vapeur diaphane, flotlait toujours devant
170 REVUE DE PARIS.
moi dans les lointains lumineux des bois et de Tonde azurée.
Nous cheminions au petit pas; la berline nous suivait lentement.
La route était bordée de pommiers magnifiques, et de temps en
temps s'élevaient dans les clairières voisines des groupes de pins
d'Italie dont les vastes parasols de verdure servaient d'abri aux
(hèvres sauvages qu'on rencontre dans ces montagnes. Cette
chaîne de hautes collines est comme un intermédiaire d'anneaux
entre les Alpes maritimes et les grandes arêtes de l'Apennin.
Elle court tout le long de la mer, mais par ondulations bien
autrement gracieuses et douces à l'œil que les entassements
abruptes , les escarpements anguleux que vous rencontrez sur
la corniche de Monaco , de Mentone et de Ventimiglia. Les pre-
mières croupes montagneuses de l'Italie prennent de la mollesse
avant d'arriver à Oneille, comme les formes du langage. Déjà on
pressent la douceur des contours de la moelleuse Toscane. La
route qui mène à Turin par le col de Tende serpente à gauche
et va se perdre dans le dédale des montagnes. On entre dans la
rivière de Gênes , riche et prodigieuse rivière en effet, dont les
flots sont des chaînes de collines verdoyantes , dont les courants
sont des vallées emplies de moissons et de vergers . et dont les
navires sont des villas étincelantes. Je marchais a l'ombre de
larges pommiers , lorsque je m'aperçus que les deux jeunes gens
si amoureux cheminaient presque à côté de moi. Je les regardais
obliquement, et je croyais voir un groupe grec , tant il y avait
d'union et de grâce dans leur pose. La jeune fille enlaçait de son
bras gauche le bras droit de son amant, et joignait les mains,
la tête inclinée comme si elle inierrogeait les cailloux du che-
min ; le jeune homme souriant , livrant à la brise les touffes de
ses cheveux bruns et les bouts dénoués de sa cravate.
— Monsieur, me dit-il tout à coup, êtes-vous de ceux qui nous
trouvent si ridicules?
La question ex abrupto me fit retourner subitement, et,
mettant mon pas à la mesure de celui du groupe amoureux :
— Croyez , monsieur , lui dis-je , que je nvavais pas besoin de
rencontrer la blanche Margarida pour comprendre parfaitement
ce qu'il y a de divin dans vos âmes.
La jeune fille me remercia du regard.
— Nous sommes heureux de vous entendre parler ainsi, re-
prit son amant. Un voyage n'esl souvent qu'une longue ironie,
REYTE DE PARIS. 171
et surtout dans certaines conditions de la vie. On rencontre tant
de visages enchantés de vous faire la grimace quand on ne porte
pas sur la figure cette expression de banalité commune à la plu-
part des voyageurs. J'ai ri, vous avez pu le voir, de la colère
sanguine de l'Anglais et delà chaste fureur de sa femme ; libre à
eux de trouver mauvais ce que je trouve délicieux. Il n'y a que
ce gros voyageur qui m'embarrasse un peu. Quelle espèce
d'homme est celle-là?
— Ma foi , monsieur , vous me prenez en défaut. Dans tous les
cas , c'est un homme de la grosse espèce. Du reste , on dit :
Grosses gens, bonnes gens. Il est vrai que pour premier aver-
tissement il me priait de jeter le cocher dans le gouffre... Ceci
prouverait de singulières habitudes.
Nous remontâmes en voiture, où nous trouvâmes nos trois
voyageurs très-naturellement endormis, même l'Anglaise, qui
ronflait d'indignation en se pinçant les lèvres.
Oneille, qu'avez-vous fait des deux grands hommes nés dans
vos murs? Où est André Doria ! Où est Christophe Colomb? Ils
sont morts!.. Pourquoi donc n'avez-vous pas leurs ossements
héroïques, et pourquoi ne leur avez-vous pas élevé un monu-
ment ? Est-ce le marbre qui manque à l'Italie, est-ce la recon
naissance ? Colomb et Doria n'ont-ils plus un parent dans votre
cité , charmante ville maritime , Oneille aux collines de pampres
et de grenadiers ! Que faites-vous de tant de gerbes de palmiers,
de tant de lauriers , de tant de myrtes en fleurs? Coupez des ra-
meaux, faites des guirlandes, et allez les déposer sur le fronton
de la porte de la maison de Colomb et de la maison de Doria.
Eh quoi ! vous ignorez où sont ces deux foyers sacrés ! Vous
n'avez pas gardé le souvenir des deux enfants sublimes dont
vous eûtes l'honneur d'être la mère! Vous n'avez ni leur tombe,
ni leur berceau ! Ah! certes, la terrible parole de l'Évangile
s'accomplit dans vos murailles : « Nul n'est prophète dans son
pays. « Vous dites : Doria a des statues à Gênes, et son palais
y est l'orgueil de la cité et l'admiration des voyageurs. — Fort
bien ! Mais où est le palais de Colomb? Où sont ses statues?..
Oneille , Colomb fut plus grand que Doria : il eut une mission
divine ; plus que toute autre intelligence , son génie avait deviné
la terre ; l'œuvre de Dieu lui était apparue dans une vision; sa
grande et pacifique conquête fut la plus agréable au Seigneur ;
172 REVUE DE PARIS.
et ce roi légitime du Nouveau-Monde n'eut pourtant qu'un ca-
chot pour domaine, et pour courtisans il eut la misère dégra-
dante et la calomnie féroce. Oneille , ô la douce ville maritime ,
consolez l'ombre de Colomb ; élevez sur votre rivage un tora-
beaude gazon, ombragez-le de laurier-rose et de cyprès; plantez
à l'entour quelques belles fleurs d'Amérique , et dites à ceux
qui passeront sur celte rive : Voilà , dans ma pauvreté, tout ce
que j'ai pu faire pour celui de mes enfants qui réunit les deux
mondes.
C'est ainsi que je me parlais à moi-même sur le balcon de l'au-
berge de la Croix d'or, en face du golfe d'Oneille, tout inondé
d'un magnifique clair de lune. II y avait nombreuse compagnie
dans la salle à manger, et le souper des voyageurs était fort
animé. Je pris place entre un noble lucquois et un officier turc
qui voyageait pour sa santé ; il buvait du vin et parlait français
comme un chrétien. Chacun causait avec son voisin , lorsque
tout à coup éclata au milieu de la table cette question faite
d'une voix aigre et criarde :
— Que dit-on du ministère , messieurs?
Le propos était inouï: il éclatait au milieu d'une table d'hô-
tellerie, dans les Étals de Sardaigne, en plein gouvernement
despolique. Aussi personne ne crut l'avoir entendu ; seulement
un silence solennel succéda à la phrase malencontreuse.
— Que diable dit-on du minislère, messieurs? dit la voix
criarde et d'une façon tellement provocatrice qu'un gendarme
en eût reculé.
— De quel ministère parlez-vous, bon Dieu, reprit uu homme
pâle comme de la farine.
— A coup sûr ce n'est pas de celui de Sardaigne ni d'Autriche ,
dit la voix insensée. Il n'y a de ministère que dans un État libre;
dans tous les autres, il y a des ministres.
Quatre gendarmes et un brigadier venaient de paraître sur le
seuil de la porte de la salle à manger ; vous eussiez dit des cailles
maigres accourues au coup de sifflet. Nous allions être arrêtés,
nous convives joyeux , au nombre de dix-huit ou vingt , et par
cinq alguazils. Quel honte! Le brigadier fit le tour de la table
suivi de ses quatre hommes armés jusqu'aux dents , quatre Her-
cule Farnèse avec des visages de dogues et des chapeaux cornus
comme des gondoles vénitiennes. Le brigadier examinait eu si-
REVUE DE PARIS. 173
lence le profil de chacun de nous. Cependant la douce lune
illuminait les bois du rivage et le golfe pacifique. Les arômes des
plantes, l'odeur fraîche des brises, nous arrivaient par bouffées
à travers la grande fenêtre ouverte sur le balcon. C'était une
nuit magnifique. ..oui, mais unenuittroublée par des gendarmes.
Qui cherchait-on? vous ne le croiriez jamais. Au milieu de ces
visages gais et hargneux, doux et féroces, spirituels et stupides,
le brigadier s'arrêta devant le groupe charmant qui rêvait à la
même table où tout le monde mangeait. Il tira un papier d'un
sale portefeuille de cuir , regarda ce triste papier et les beaux
visages des deux amoureux, puis s'adressant au jeune voya-
geur :
— Vous êtes M. Alfred de M..., dit-il , et vous mademoiselle
Henriette B...; je vous arrête au nom du roi. Vous venez de
Marseille; monsieur a enlevé mademoiselle. Suivez-moi.
— Jamais! s'écria Alfred en saisissant la main d'Henriette.
— Jamais ! dit Henriette jetant ses beaux bras autour du cou
de son amant.
— De quel droit m'arrêter, si j'ai un passe-port et si je ne suis
pas sujet du roi de Sardaigne?
— Nous avons contre vous , monsieur , un mandat d'extradi-
tion.
— Monsieur le brigadier, dit Alfred avec une dignité cour-
roucée , comment se fait-il que votre police ne donne pas la
chasse à son gibier ordinaire? N'est-il plus de contrebandier?
n'est-il plus de banqueroutiers frauduleux? ou bien serait-ce que
loules les filles de mauvaise vie se sont jetées au cloître? Peut-
élre n'est-il plus un voleur ni un assassin sur le continent ? Vous
n'avez plus rien à faire , n'est-ce pas , messieurs les gendarmes?
et pour égayer vos loisirs, on vous invite à tendre vos filets
pour saisir au passage deux pauvres amants qui fuyent ensem-
ble à l'étranger, n'ayant pu trouver dans leur patrie un maire
et un curé qui les voulussent marier. Allez, vous dis-je, c'est
une honte , retirez-vous , car je ne vous suivrai pas.
La harangue était véhémente : elle troubla les gendarmes ;
mais elle élcctrisales convives, déjà émerveillés de la beauté de
la jeune fille enlevée, et très-animés parles parfums bachiques
du vin de la Corniche. Il y eut une espèce de soulèvement, un
toile, un haro, contre les gendarmes et le brigadier, qui se
12 15
174 REVUE DE PARIS.
virent entourés , serrés et interpellés d'une façon fort menaçante.
Pendant ce temps-là , les deux oiseaux amoureux délogèrent au
plus vite, et, grâce à nos soins et à l'intelligence d'une jolie
servante , ils parvinrent jusqu'à l'embarcadère du port qui était
sous les fenêtres de l'hôtellerie , et gagnèrent le large dans une
barque à voile latine et avec un fort bon pilote , deux rameurs
et un excellent vent de terre qui les emporta comme une plume
dans l'espace. Le brigadier , dégagé des querelleurs , chercha
en vain ses prisonniers. De longues fusées de rires lui répondaient
de toutes parts. Mais le drôle avait l'œil fin et le nez exercé ; il
flairait une autre proie ; il lui fallait au moins une arrestation
ce soir-là , car depuis huit jours la brigade chômait à Oneille.
Ce fut donc à l'Anglais qu'il s'adressa , et , après avoir examiné
son passe-port , il lui déclara tout net qu'il n'était pas de Londres,
mais bien de Paris, et que, s'il allait voyager en Italie, ce
n'était pas avec ses propres guinées, mais bien avec les fonds
de très-honnêtes clients. M. l'Anglais n'était en effet qu'un spé-
culateur qui avait disparu depuis peu de France , emportant un
demi-million à l'étranger pour soigner sa santé et donner quel-
ques distractions à sa chaste et mélancolique moitié. Le faux
Anglais s'emporta, jura, blasphéma , mais en si bon français
et en si bon catholique , qu'il n'y eut pas moyen de lui supposer
une goutte de sang anglican. Quant à sa femme , elle était chan-
gée en statue de sel, muette et pâle comme celle de Loth. Le
brigadier fit son œuvre en toute liberté; pas une voix ne s'éleva,
pas un signe désapprobateur ne fut donné. Il n'y eut qu'un gros
personnage au bout de la table qui laissa échapper un rire sour-
nois , une sorte de sifflement salanique. Le brigadier, cet ad-
mirable limier de police, dressa la tête; voyant ce ventre énorme,
cette étrange figure grotesquement empaquetée dans une paire
de favoris noirs et épais comme un bois d'ébéniers , il alla droit
à notre voyageur prodigieux, et lui frappant rudement l'abdo-
men : — Ceci est faux, monsieur, lui dit-il, et je vous tiens
eufin , vous et votre contrebande diabolique qui nous fait tant
courir depuis six mois et qui prend toutes les formes comme une
sorcière. Il y a quinze jours qu'elle passa déguisée en capucin.
Suivez-moi.
A un signe convenu , deux agents de la dogana regia en-
trèrent . et se mirent en devoir d'éventrer le gros voyageur.
REVUE DE PARIS. 175
L'opération fut faite en deux tours de mains ; le précieux ab-
domen s'ouvrit largement sur la table, et il en roula des boyau*
de dentelles et des viscères de cigares d'un parfum exquis. Le
voyageur maigrit à vue d'œil. Ses favoris noirs tombèrent, sa
chevelure ébouriffante changea de couleur ; ses épaules , ses
bras , sa poitrine , tout chez lui diminua des deux tiers, et de
cet éléphant il sortit un jeune chevreuil roux et maigre , un
jeune et joli garçon de vingt-quatre ans, fluet, blond-chamois ,
pâle, honteux et rougissant comme une fille. Tel était le taureau
si méchant dans la voiture , celui qui voulait lancer d'un seul
coup de corne le conducteur dans la mer et qui mordait si
cruellement l'Anglais et l'Anglaise de la Bourse de Paris.
Vraiment la peur me gagnait : toute la carrossée de la voiture
où j'avais loué une place n'était qu'une nichée de suspects dé-
noncés à la police et saisis du même coup de filet. Il ne restait
plus qu'un seul voyageur de ce voiturin à arrêter; c'était moi.
Le brigadier regarda mon visage , puis il examina mon passe-
port. Nous échangeâmes un regard d'amitié , et nous nous
tournâmes le dos. Les autres convives furent jugés blancs et
purs comme je l'avais été. On emmena les tristes victimes, et le
repas funèbre continua , mais avec des éclats de rire et des
élans de belle humeur du meilleur aloi. Au fait, nos charmants
amoureux étaient sauvés ; ils allaient passer une nuit délicieuse,
au large , bercés par les ondes molles et rafraîchis parles
brises. Quant à la contrebande maladroite et à la rapine
ignoble, perverse, elles allaient coucher en prison.
Le lendemain, avant le lever du soleil, le conducteur et moi,
nous montâmes sur notre siège , traînant après nous le coffre
de la berline , si étrangement vidé par la gendarmerie , et nous
gravîmes légèrement les pentes sud-est que l'on trouve en quit-
tant Oneille pour aller à Albenga. Je ne pus me défendre de
faire part à mon unique compagnon de quelques réflexions à
peu près sensées sur la singularité de l'aventure de la veille, et
en général sur l'étrangelé de la vie nomade dans la magique
Italie, où le tableau est toujours mouvant et coloré comme un
conte de Boccace, comme les chants de l'Arioste.
En quittant Oneille, on s'éloigne un peu de la mer pour aller
passer dans un village nommé Alassio, qui n'a de remarquable
que son clocher en forme d<- minaret <jt la blancheur de ses
1"0 REVUE DE PARIS.
maisons. Ce village, tout entouré de champs plantés de chanvre,
ressemble assez bien, vu de loin, à une grande tombe de marbre
placée au milieu d'une vallée de verdure. Mais on revient bien
vite vers la mer et on découvre Albenga , qui est une petite
ville très-fière de son évèque, et qui devrait l'être aussi beau-
coup de son palais épiscopal, posé sur les eaux comme un ma-
gnifique navire en construction , qui n'attend que ses voiles
pour voguer. Le flot limpide vient se jeter mollement contre les
premières assises des murailles de l'évèché , et remplit l'écho
de bruits mélancoliques, tandis que, sur les terrasses au-dessus
de l'onde , quelques graves ecclésiastiques se promènent à pas
lents , comme des ombres sur un écueil. Peut-être aussi que
par un gros temps la vue de cet évêché paisible, la croix dorée
de sa chapelle, les palmiers de ses jardins, apparaissent au bâ-
timent en détresse comme une arche de salut , et raniment la
foi et les efforts de l'équipage. Béni soit donc l'évèqued'Albenga,
qui de son balcon peut imposer les mains sur la tempête et
jeter un saint adieu ou un espoir à de pauvres naufragés!
D'Albenga on va tout droit à Finale , à travers un immense
jardin magnifiquement étendu sur les croupes des collines ma-
ritimes. Finale est bien bâti j il se souvient encore d'avoir été
un marquisat noble et libre, fondé par les Génois. Du reste,
ne lui demandez pas autre chose. Finale a un port ouvert à tous
les vents et encombré de rochers anguleux ; il ne lui manque
que des syrènes. Cependant , au bord de cette eau profonde et
dangereuse , s'élèvent de grands pommiers , dont les rameaux
chargés de fruits se balancent à la brise. Ils produisent la
pomme carli, si exquise et si revendiquée par d'autres char-
mantes villes de la Rivière de Gênes, la véritable pomme du
berger Paris.
Mais , monsieur, nous voici hors des États de Sardaigne ap-
paremment. Adieu le gouvernement absolu, le règne du bon
plaisir et les gendarmes. Nous touchons à une république , et
un certain parfum de liberté nous monte au cerveau ; nous
entrons à Noli , colonie de pêcheurs, Étal démocratique s'il en
fut jamais. Vraiment on n'est pas fâché de la rencontre, quand
cela ne serait que pour apprendre à messieurs les rois qu'il est
quelque chose en dehors de leur puissance et de leur majesté ,
la majesté et la puissance de l'homme vivant en familiarité
REVUE DE PARIS. 177
avec la mer, l'homme aventureux , sobre, hardi , aimant le flot
et recueil , l'immensité, sa pauvre barque et Dieu. Noli était
autrefois une petite république donnant la main à. la grande et
noble ville libre de Gênes , attachée à sa fortune , recevant les
débris de ses victoires comme les contre-coups de ses revers.
Noli est, dit-on, soumise aujourd'hui et incorporée au royaume
de Piémont; moi, je ne le crois pas. Son peuple ne possède pas
trente arpents de territoire, mais il vit de la pêche et il a la mer
à lui; il porte le bonnet phrygien, la casaque sur l'épaule, et
se promène pieds nus sur les dalles du port en vous regardant
de côté et sérieusement , comme un citoyen du Pirée ou un pê-
cheur de la vieille Venise. Noli a un château élevé où dorment
quelques canons que personne ne réveillera ; Noli a quelques
palais déserts où personne ne rentrera; mais Noli a un peuple
sobre et vigoureux , des femmes brunies au soleil , sveltes et
belles, de véritables figures étrusques, portant sur la tète des
corbeilles de poissons ou des amphores d'eau douce avec un
aplomb et une légèreté dignes des Phocéennes leurs aïeules. Les
enfants de dix à douze ans nagent dans la baie de Noli comme
des dauphins, et se risquent dans un mauvais canot par un gros
temps , aimant à se faire balancer par des vagues énormes et
jetant des cris joyeux au milieu de 1 écume et du fracas des
ondes. Ou je me trompe, ou Noli est une ville libre qui se moque
de toute la politique de l'Europe, des congrès, des conquêtes ,
des délimitations et de tout ce qui agite le vieux continent ;
son peuple ne possède rien sur le rivage que ses barques et ses
filets ; il peut s'embarquer demain et aller vivre au large avec
Dieu et la liberté. Ceci soit dit sans arrière-pensée de lui nuire
auprès de la cour de Turin.
Que dire de Savone , monsieur, si ce n'est que celte ville est
trop près de Gènes, et qu'on se hâte de traverser Savone? Il
n'est rien de plus fâcheux que le voisinage d'une belle réputa-
tion , si ce n'est toutefois le voisinage d'une mauvaise réputa-
tion. La forteresse de Savone rappelle un pénible souvenir :
Pie VII, enlevé de Rome, fut amené dans le château-fort, sous
la conduite du général Radet, et y vécut prisonnier pendant
quelques mois. La captivité de Pie VII est encore vivante dans
la mémoire des Savonais, bons catholiques et fort doux de
mœurs et de caractère. C'est à Savone que l'on commence h
1 5.
17 $ REVUE DE PARIS.
voir, en venant de France , ces maisons italiennes si élégantes
par leur toiture qui est une terrasse , un véritable jardin sus-
pendu. Ces toits plats sont pavés d'une pierre noirâtre et
plombée appelée lavagna, sorte de basalte que l'on trouve
dans les parties volcanisées de la chaîne des Apennins. Il n'est
lien de plus gai à l'œil que ces jardins aériens où les dames du
pays prennent le frais le soir.au milieu des grenadiers à fleurs
rouges et des cilronniers aux longs rameaux pliant sous les
fruits. Mais, en y réfléchissant un peu, ces promenades domes-
îiques prouvent une servitude et sentent la jalousie d'une lieue.
Que sert à l'oiseau que vous lui ouvriez la porte de sa cage, si
vous lui attachez un fil au pied? Mieux vaudrait le tenir sous
les barreaux , car vous ne savez pas de quelle amertume sont
.suivis les avant-goûts , ou plutôt les faux semblants de la
liberté. Cependant, je dois le déclarer, au moment où nous
traversions Savone, la tristesse n'habitait pas sur les toits ver-
doyants d'une maison située près de la mer. On y faisait un
i'yrand bruit d'assiettes et de verres j parfois les fanfares d'une
musique militaire couvraient d'harmonie les cliquetis bachi-
ques. C'était un corps d'officiers qui fêtait un autre corps ; les
(•paillettes du régiment de la Reine donnaient à souper aux
épauleltes du régiment de Savoie qui venaient tenir garnison
à leur place dans la bonne ville de Savone. C'était de l'ancien
régime tout pur, et même avec une petite teinte de régence
qui était d'un effet fort original, vue d'en bas à quelques cen-
taines de toises de dislance. Les bouteilles vidées volaient toutes
dans la mer en décrivant d'immenses paraboles au milieu des-
quelles elles se choquaient quelquefois aux grands éclats de
rire des convives. Mais , les tètes s'échauffant, il y eut bientôt
d'autres projectiles lancés comme offrande à la Méditerranée;
plusieurs fauteuils de damas et beaucoup de porcelaines allè-
rent meubler les grottes des néréides. On eût dit une défense
de siège- désespérée. L'illusion fut complète quand tout à coup
un immense bol de punch enflammé fut saisi par un guerrier,
et ruissela en gerbes de feu sur la foule des faquins qui entou-
raient la maison. La panique fut grande, mais la belle humeur
redoubla, et pas une pierre ne fut lancée sur la maison j ce ne
l'ut que lorsque messieurs de Savoie et de la Reine provoquèrent
la foule à coups d'oranges, que les faquins se décidèrent à leur
REVUE DE PARIS. 179
envoyer aussi une grêle de boulets d'or. Telle était l'occupation
et les plaisirs de la ville de Savone au moment où nous pas-
sions dans ses murs ; il y avait là de la joie pour toute la nuit,
et de la causerie pour toute la semaine. Il parait que les crises
politiques et commerciales ne donnent pas la fièvre aux Savo-
nais.
Nous touchons à Voltri , c'est-à-dire , monsieur, au point de
la Corniche d'où la vue s'élance dans un des plus magiques pa-
noramas du monde : d'un côté les montagnes apennines et leurs
gouffres de verdure, de l'autre la mer et ses prestigieuses
théories; en face de nous Gênes comme un grand palais de
marbre sortant des eaux.
Au lever du soleil, un orage menaçant montait de l'Apennin,
et bientôt il couvrit d'une coupole plombée toute l'étendue de
la Rivière de Gênes. D'immenses files de nuages allaient flot-
tant bien loin au-dessus de la mer comme de lourdes draperies.
La lumière n'arrivait dans ce grand tableau qu'horizontale-
ment par la courbe du ciel au sud; mais cet arc lumineux
s'amoindrissait par degrés, et l'orage menaçait de fermer l'orbe
incommensurable autour de nous. Les montagnes , tombées
dans la brume, n'étaient plus qu'un vaste rideau noirâtre sil-
lonné par des lozanges d'or. Gênes, étincelanl de blancheur,
se découpait sur ce fond sombre avec une sorte de solennité
féerique. Ses masses de marbre allaient au loin se reflétant
dans l'eau immobile et vaste. Toute création, toute nature ter-
restre avait disparu ; il ne restait plus de l'univers qu'une ma-
gnifique ville posant ses pieds dans une mer ténébreuse. Vrai-
ment, monsieur, c'était à remercier le sort de nous montrer à
notre arrivée la superbe dans une scène aussi imposante. Ce
tableau grandiose et terrible me rappela la destruction de
Ninive , cette toile de l'Anglais Martin , tout empreinte du
génie antique. L'orage éclata sur Gênes en formidable artillerie.
Un des deux môles qui ferment le port , le môle Vecchio }
fut foudroyé, et un autre coup de tonnerre, le même peut-être,
alla briser sa flèche vivante sur la coupole de YAnnunciata.
La commotion électrique sembla gagner les navires dans la
rade; ils se balancèrent étrangement, car la mer se gonflait
comme un soufflet de forge. Une frégate arrivait du large en
ce moment, les voiles déployées et toutes blafardes; elle res-
180 REVUE DE PARIS.
semblait à l'oiseau des tempêtes accourant à la destruction de
Gênes. Bientôt elle décrivit un demi-cercle et tira un coup de
canon pour saluer la ville; puis elle jeta ses ancres : le canon
du fort lui répondit, et ces bruits de guerre, ce témoignage de
la puissance de l'homme, ne furent pas sans magnificence au
milieu de la majesté de l'orage. Cependant les nuées, à force
de rouler dans un pêle-mêle gigantesque, finirent pas se di-
viser. Une trouée se fit dans les airs, et il en tomba une colonne
lumineuse sur la ville inondée. Alors Gênes étincela ; alors l'ar-
senal , la Darsina , montra ses navires rangés en bataille et
dressés sur leur quille; le pont qui unit les deux collines Sar-
zane et Carignan projeta sur le fond du tableau son arche
hardie; la tour gothique de Saint-Laurent s'éleva comme une
lance; les toitures des grands palais sortirent de la brume avec
leur frise de vases et de statues et leurs terrasses babylon-
niennes. La grande déchirure des nuages s'élargit ; le rideau
se replia derrière l'Apennin , et la lumière inonda de flots d'or
la ville et son amphithéâtre de verdure et de palais.
Heureux, monsieur, heureux le voyageur qui pour la pre-
mière fois arrive à Gênes dans un pareil moment; s'il est
peintre ou poëte, il gardera le souvenir de cette magique vision
comme un des plus frais et des plus brillants de sa vie. A son
retour sur la terre de France, il en parlera à ses amis aux
heures oisives du soir, quand les affaires positives de la journée
sont allées dormir dans l'obscurité, et qu'il est permis au cœur
et à l'imagination d'élever leurs voix mélodieuses.
Jules de Saist-Félix.
SONNETS ET CHANSONS.
I.
ÉCHANGE.
LE POÈTE.
Jeune fille , ta main charmante
Anime les muettes fleurs ;
Je devine ton âme aimante
Au tendre choix de leurs couleurs.
LA JELSE FILLE.
Poète , de ton âme aimante
Tes vers trahissent la douceur ;
Je devine à leur voix charmante
Que l'amour chante dans ton cœur.
LE POÈTE.
Sur mon cœur de ta main charmante
Laisse-moi poser cette fleur.
LA JECSE FII.LE.
Laisse-moi de ton âme aimante
Emporter ce chant dans mon cœur.
182 REVUE DE PARIS.
II.
SEPTEMBRE.
(imité de wilhelm mtller.)
Que le son vif du cor résonne dans l'espace !
Allons , couteaux de chasse , habits verts et filets ,
Et meutes . et coursiers qu'irritent les apprêts !
Allons , je livre tout ! — En selle , et bonne chasse !
Dans la plaine, bondis, plein d'une fraîche audace.
J'ai des taillis touffus , j'ai de vastes forêts,
Que percent en tous sens raille sentiers secrets,
Où la feuille frémit quand cerf ou chevreuil passe.
Reviens , un rameau vert autour de ton chapeau ;
Qu'une noble sueur sur ton visage brille;
Que le char crie au loin sous un riche fardeau !
En hâte alors au toit où mon vieux vin pétille !
— Mais lu tardes ; un mot te reste à confier
A la fille aux yeux bleus du garde forestier.
III.
CONSOLATIONS DU POETE.
(imité de jcsti^ kerxer.)
Si d'un deuil éternel nulle amante épuisée
Ne doit sur mon tombeau répandre ses longs pleurs ,
Inclinés tristement, les calices des fleurs
L'arroseront du moins d'une douce rosée.
REVUE DE PARIS. 18Ô
Si de nul pèlerin la paupière abaissée
Ne doit chercher mon nom sous les saules pleureurs ,
De la lune du moins sympathique aux rêveurs
Flottera sur ma pierre une lueur brisée.
Dans ce vallon du monde où croît si tôt l'oubli,
Si mon souvenir même , aux cœurs enseveli ,
Doit ressembler au corps dans la tombe muette 5
Vous du moins qu'a chantés chacun de mes soupirs,
Étoiles , doux printemps, doux oiseaux, doux zéphyrs,
Vous du moins vous serez fidèles au poète.
IV.
PRINTEMPS TROUVÉ.
En tombant sur la neige au penchant du chemin ,
J'ai senti dans la neige une fleur sous ma main;
Une première fleur du printemps près d'éclore.
— Sans elle , ô doux printemps , je te pleurais encore !
Froide neige, merci! Merci , glaçons fondants :
C'est vous qui m'avez fait tomber sur le printemps.
A loi , deux fois merci , ma douce violette ,
Une fois pour l'amant , l'autre pour le poète.
L'amant vole t'offrir à celle qui t'attend ;
Le poète avec toi vient d'embaumer ce chant.
V.
DON DE L'AURORE.
Le bouton clos d'hier s'est ouvert aujourd'hui}
Dans sa verte prison une fleur rose a lui ,
Et c'est le bienfait de l'aurore !
184 REVUE DE PARIS.
Mais aussi cette aurore a , d'un si doux soleil ,
Invité la nature à sortir du sommeil ,
Que tout œil clos devait éclore.
Cette aurore qui fit s'entr'ouvrir le boulon ,
Et le brouillard épais d'où sort le frais vallon ,
Sous un rayon de flamme,
A dans mon corps glacé fait éclore l'ardeur,
Le rêve dans ma tète , et l'espoir dans mon cœur ,
Et cette chanson dans mon âme.
VI.
ROYAUTÉ DU PRINTEMPS.
Quand j'ai passé sur le rivage,
Les poissons se jouaient dans l'eau ;
Quand j'ai traversé le bocage ,
Aux feuilles chantait un oiseau.
Tous les laboureurs dans la plaine
Se sont découverts devant moi.
— Puisque la nature est leur reine ,
Moi , son amant , je suis leur roi.
Oui , car bientôt dans la prairie
Des jeunes filles s'inclinant
Ont d'une couronne fleurie
Entouré mon front rayonnant ;
Oui, car dans la ferme prochaine
L'hôtesse , d'un air solennel ,
M'a porté , s'exprimant à peine,
Le tribut de son nouveau miel.
N. Martin.
THEATRE DE L'OPERA.
La Favorite, paroles de MM. Gustave Waez et Alphonse
Royer, musique de M. Donizetli. — IN'ous aurions fort bien pu
vous raconter la semaine passée ce nouvel opéra, si l'on peut
appeler cela un opéra nouveau. Mais à quoi bon se tant hâter
(!c rendre compte de pareilles œuvres? Quel intérêt y porte le
public? Et d'ailleurs, depuis tantôt dix-huit mois que M. Do-
nizetli nous a fait l'honneur de nous apporter les œuvres com-
plètes, présentes et à venir, de son génie, il nous semble que
nous savons M. Donizetti par cœur.
Dans la décadence si rapide de l'Opéra , à l'instant même où
ce théâtre, qui a bien son côté sérieux, a renoncé à toute es-
pace d'oeuvres sérieuses, la rencontre d'un homme comme
M. Donizetti ressemble tout à fait à ces tristes bonheurs sous
lesquels les institutions les mieux établies succombent en peu de
temps. M. Donizetli est en effet l'homme le mieux inventé pour
détruire de fond en comble l'heureuse restauration musicale du
grand maître Meyerbeer, quand celui-ci vint apporter ses deux
chefs-d'œuvre, Robert-le-Diable et les Huguenots. L'influence
loule-puissante de Robert-le-Diable semblail devoir être pour
Part musical une ère toute nouvelle. C'était bien mieux qu'une
révolution, c'était une conquête. L'art s'agrandissait de toute la
patience et en même temps de tout le génie de cet homme. Il
avait trouvé enfin le secret des ouvrages qui durent dix ans de
suite , et qui , partis de Paris, s'en vont soumettant le monde à
leurs savantes mélodies. Il avait appris à nos chanteursfrançais
comment , même en chantant , on peut encore jouer le drame.
12 16
186 REVUE DE PARIS.
I! avait enseigné à Nourrit la route qu'il cherchait depuis long-
temps déjà. Il avait créé Mlle Falcon , animée de son souffle in-
spirateur. Enfin, il avait fait reculer l'école envahissante, non
plus de Rossini, qui était rentré dans son silence, mais des
froids et faibles élèves de Rossini, maladroits imitateurs qui
n'avaient du maître que la facilité et l'improvisation, sans
avoir ni sa mélodie, ni sa grâce. De cette grande tâche accom-
plie par Meyerbeer , si l'Opéra eût été administré par des têtes
intelligentes, certainement quelque chose devait sortir. La
route était tracée , il fallait la suivre : il fallait rester dans le
drame indiqué par le maître , d'autant plus que le maître était
jeune encore, qu'il méditait déjà des partitions nouvelles, qu'il
avait à son service , et plus que jamais , la passion , la mélodie,
l'enlhousiasme, la piété, la croyance , la terreur. Du contre-
coup de Robert-le-Diable est née la Juive ; mais voilà tout ce
que Robert a produit. Le public, un instant dompté, s'est ré-
volté en l'absence de Meyerbeer; il a redemandé des com-
plaintes , des élégies , des nocturnes , toutes les futilités qui se
roucoulent au théâtre de la Scala , à Milan , et de la Pergola ,
à Florence. On a obéi au public; on a renvoyé le grand artiste
qui s'appelait Nourrit, et qui est mort en invoquant en vain le
nom de Meyerbeer. En même temps MIle Falcon se réveillait un
jour, triste jour! privée de cette belle et grande voix sur la-
quelle reposaient tant d'espérances et de gloire à venir. Ceux-ià
perdus, le drame fut désormais impossible ; les cris du chanteur
remplacèrent toute chose, et Meyerbeer épouvanté , cherchant,
mais en vain, un interprète dans cette troupe recrutée au ha-
sard, Meyerbeer se dit à lui-même : J'attendrai. Hélas ! il atten-
dra peut-être longtemps encore.
Comme nous le disions tout à l'heure, cette ruine complète
du drame chanté a été surtout menée à bonne fin par l'intro-
duction de M. Donizetti au théâtre de l'Opéra. Certes, ce n'est
pas celui-là qui mettrait quatre années, quatre laborieuses
années d'inspiration et de veilles , à composer un opéra. Un
opéra pour Meyerbeer, c'est l'œuvre impossible; c'est l'invoca-
tion de toutes les heures, c'est le tourment de sa vie présente;
pour M. Donizetti, un opéra à écrire, c'est l'affaire de huit
jours. Le travail lui est inconnu tout comme la méditation et
la pensée ; il écrit comme un autre copie ; de sa plume tombent
RKYŒ DE PARIS. 1S7
à la fois les duos, les grands airs, les chansons, les zéphyrs
et les tempêtes. Il compose ses opéras tout comme cet impro-
visateur français composait ses tragédies, avec celte différence
pourtant que l'improvisateur des tragédies n'a jamais fait jouer
ses œuvres au Théâtre-Français; que ses tragédies meurent à
peine sont-elles nées ; que lui-même , il n'en sait pas un mot
après la séance, pendant que M. Donizetti, au contraire, écrit
son improvisation avec le plus grand soin. A peine écrite, la
susdite improvisation est gravement portée au théâtre le plus
proche, au Théâtre-Italien, à l'Opéra-Comique , à l'Opéra
enfin; après quoi la chose s'apprend comme elle a été faite , en
huit jours. Les chanteurs chantent , sur le thème indiqué, tout
ce qui leur vient à la tête. Le hasard est le grand metteur en
scène de ces sortes d'ouvrages . et quand enfin le spectateur
est admis à cette solennité du second ou du troisième ordre, il
n'a pas de plus grand plaisir que de reconnaître , dans cette
musique courante, les notes, les traits, les passages entiers
qu'il a déjà entendu chanter autre part. Car c'est là un des
droits de l'improvisateur de prendre son bien partout où il le
trouve. Corneille. Voltaire, Racine, sont le domaine de l'im-
provisateur en vers ; Rossini , Mozart , Weber. sont du domaine
de l'improvisateur musical. M. Donizelti pousse à ce point ses
droits bien reconnus , que souvent il se copie lui-même sans le
savoir, et surtout sans le vouloir.
Aussi, dans ces sortes de compositions, la critique perd tous
ses droits. La critique n'a pas assez de génie pour avoir le
droit de se répéter elle-même. Quand donc elle a bien flairé
tout à l'aise ces renommées nouvelles-venues , quand elle les
a toisées du haut en bas et qu'elle a fait leur signalement, ce
signalement est fait une fois pour toutes; il n'y a plus rien à
retrancher , rien à en ôter. C'est l'histoire des passe-ports que
vous prenez à la préfecture de police. Ce sera le même passe-port
tous les ans; seulement le commis de la police y ajoute un an
de plus.
Telle est, encore une fois, l'histoire du dernier opéra de
M. Donizetti. Cet opéra avait été fait tout exprès pour le théâ-
tre de la Renaissance, qui est mort pendant que l'on jouait la
Lucia traduite en français. Pans les dépouilles du défunt théâ-
tre, l'Opéra . le grand Opéra , comme on dit encore en pro-
188 REVUE DE PARIS.
vince, est venu chercher cette partition; il l'a emportée en
triomphe , et maintenant il s'en pare avec orgueil. Qui eût dit
cela à l'Opéra , il y a dix ans , qu'il s'enrichirait des dépouilles
du théâtre de la Renaissance, aurait bien surpris l'Opéra et nous
aussi.
Ce drame de la Favorite est des moins compliqués , et nous
le raconterons, s'il vous plaît, en peu de mots. Il apparlient
encore à ces histoires de moines, de moinillons , d'abbés et
d'abbesses , dont nous finirons bien par sortir quelque jour.
N'est-ce pas en effet une chose singulière que cet abus fréquent
de tout ce qui est l'église et la sacristie sur le théâtre de
l'Opéra ? Ainsi , Robert-le-Diable , les Huguenots , la Juive ,
Guido, la Esméralda, sont des choses plus ou moins mitrées.
Vous avez eu la Tentation avec tous les diables de l'enfer
catholique; le Diable amoureux qui finit par la conversion
d'un démon, est aussi dans le genre des ballets mitres. Celle
fois vous avez, pour changer, la Favorite , dont la péripétie
est empruntée à un vénérable roman intitulé : le Comte de
Comminges. Il serait bien temps, encore une fois, de laisser
en repos toute cette sacristie, dont on a abusé plus que l'on n'a
jamais abusé du monde païen.
Cette fois donc, un jeune moine nommé Fernand , qui n'a
pas encore prononcé ses vœux, rencontre, dans un pré, de
jeunes demoiselles , fort agaçantes , qui ne demandent pas
mieux que de lui faire les yeux les plus doux qui se fassent à
la cour. L'une d'entre elles surtout regarde notre novice d'une
façon si tendre qu'il songe déjà à jeter le froc aux orties,
lorsqu'il reçoit d'une main inconnue un brevet de capitaine.
Aussitôt voilà notre moine qui passe du Dies irœ au Gloria in
excelsis. Il chantait un peu du nez tout à l'heure; le voilà
maintenant qui crie à tue-tête. La cresselle est remplacée par
le clairon des batailles. Notre capitaine va se batlre, et natu-
rellement il est vainqueur; il délivre la ville assiégée, il chasse
l'ennemi du territoire, il rentre en triomphe à la cour du roi
Alphonse; on le fait comte et maréchal de France espagnol.
Mais, le malheureux ! toutes ces gloires ne le touchent guère ;
même au plus fort de la bataille , il ne songeait qu'à sa belle
inconnue ; il veut la revoir, il l'appelle tout haut et tout bas.
Où est-elle? qui est-elle? que fait-elle? Voilà la question , et
REVUE DE PARIS. 189
il nous semble qu'en effet noire guerrier est bien curieux.
Où elle est? Elle est à la cour. Qui elle est? Elle est la maî-
tresse du roi Alphonse. Ce qu'elle fait? Elle fait, mais moins
en grand , le mélier de Mlle de La Vallière dans le palais de
Versailles. D'ailleurs elle s'appelle Léonor. Ce n'est pas que la
jeune personne aime autant le roi Alphonse que Mlle de La Val-
lière aimait Louis XIV; tant s'en faut au contraire. Depuis
qu'elle a vu le jeune moine devenu un si grand capitaine , la
belle Léonor ne rêve plus que de frocs et d'uniformes , de san-
dales et de bottes rouges , de chapelets et de cordons bleus.
Toutes ces choses si contraires se mêlent et se confondent dan^
sa pauvre tête; si bien qu'un jour Sa Majesté Alphonse finit par
s'apercevoir, aux distractions de sa maîtresse , qu'un autre,
un inconnu , a pris sa place dans ce cœur jusqu'alors presque
innocent. Mais quel est cet autre? où est-il? où se cache-t-il?
Le roi Alphonse est aussi intrigué que sou capitaine Fernand.
Lors donc que Fernand arrive à la cour, et pendant qu'il
cherche et qu'il retrouve sa Léonor, le roi reconnaît son rival,
C'est lui, le voilà , il n'y a pas à s'y tromper; il aime , il est
aimé; comment faire pour se venger? En effet, ce bon prince, en
qualité de roi de toutes les Espagnes, est jaloux comme trois
Espagnols.
Rassurez-vous, chrétiens mes frères, la vengeance sera ter-
rible. Ah ! tu aimes ma maîtresse Léonor, se dit le roi. Eh bien !
puisque tu l'aimes, je vais te la faire épouser. En effet, ce brave
Fernand demande au roi la main de sa Léonor (ce bon Fernand
ne croit pas si bien dire). Après quelques hésitations, le roi dit
à Fernand : Je le la donne ; qu'elle soit ta femme; tu seras son
mari; et vous. Léonor, aimez-le bien; soyez fidèle à cet
amour, soyez fidèle à cet amour, soyez fidèle à cet amour,
soyez fidèle à cet amour, soyez fidèle à cet amour. — D'abord
Léonor n'y peut rien comprendre; mais, comme elle est très-
heureuse de l'accident, elle remet à un autre instant l'explica-
tion qu'elle doit à Fernand en bonne conscience. En effet ,
Léonor s'adresse à elle-même ce petit raisonnement : Un bon
averti en vaut deux. Je ferai avertir le capitaine Fernand par
ma suivante, et s'il consent toujours à m'épouser, tant pis pour
lui ; la chose le regarde. — La servante, fidèle à sa bonne maî-
tresse, ne demande pas mieux que de s'acquitter de la commis-
16.
190 REVUE DE PARIS.
sion; mais le roi , qui n'est pas une bête, prévoit le coup , et
il fait arrêter la servante avant qu'elle ait le temps de prévenir
maître Fernand. Alors , notre mari est dans toute la joie de son
cœur, il va donc enfin épouser celle qu'il aime , tout est prêt
pour la cérémonie. Léonor , heureuse et fière de voir que Fer-
nand, quoique averti, consent toujours à cet heureux mariage,
marche droit à l'autel . un énorme bouquet au côté , de la fleur
d'oranger du pays des orangers , bouquet menteur s'il en fut.
Voilà donc qu'on les marie dans la chapelle du château ; et ce-
pendant, restés seuls sur le devant du théâtre, les courtisans
s'indignent de la lâcheté et de la bassesse de Fernand. Quand
ils se sont bien indignés , revient Fernand , l'orgueil au front et
!a joie dans le cœur. Il offre à ces messieurs une poignée de
main, mais ces messieurs retirent leurs mains avec horreur. —
Ou'ai-je donc fait, leur dit Fernand , pour être ainsi traité? —
A quoi ces messieurs répondent : Vous avez épousé la maîtresse
du roi. — A cette affreuse nouvelle. Fernand, qui n'y comprend
rien , se retourne et dit à son épouse : Qu'est-ce que cela signi-
fie ? — Hélas î ce n'est que trop vrai , lui répond-elle , mais je
vous avais averti. — Pson pas , dit Fernand, ce n'est pas ainsi
que je l'entends. Point de femme, point de dignités, point d'é-
pée. — En même temps , il brise son épée, et même le vers est
assez beau :
Je la brise — à vos pieds , car vous êtes le roi.
Et du même pas, notre capitaine s'en va pour se faire char-
treux.
Au quatrième acte donc , nous sommes dans une thébaïde j
messieurs les chartreux creusent leur fosse en se disant ces
paroles consolantes : Frères, il faut mourir. Le prêtre Bal-
thazar a conduit Fernand dans cette solitude, où il l'encourage
à persister. Fernand est en proie au chagrin et au remords; il
aime le bon Dieu de toute son âme , mais il aime Léonor de tout
son cœur. Alors revient Léonor sous les habits d'un petit char-
treux j elle a voulu revoir Fernand avant de mourir ; elle a
voulu lui expliquer cette cruelle méprise; elle a voulu mourir
estimée de Fernand , et pleurer. A son aspect , Fernand sent
REVUE DE PARIS. 191
revenir toute celte grande passion; il oublie les amours passés
de cette dame, pour ne voir que son désespoir présent. Pour la'
seconde fois , il veut jeter le froc aux orties. — Oui , je t'aime,
lui dit-il; oui, je t'aime. Allons-nous-en quelque part pour vi-
vre ensemble , mon Andalouse aux pieds légers. — Oui, certes,
allons-nous-en , lui répond-elle. — Mais , hélas ! la joie a brisé
ce cœur si fort contre la douleur; la force manque à Léonor,
la voix aussi; elle meurt au chant du De Profundis , et
Fernand nous 'fait entendre, par ses gestes, qu'il la suivra
bientôt.
Tel est ce poëme, et sur ce poème M. Donizelti, avec sa
grâce, sa facilité et sa mélodie accoutumées, a écrit toute sorte
de jolis petits airs qui seront avant peu sur tous les pianos et
dans toutes les mémoires. Cela se chante et se danse tout seul.
Le public bondit de joie rien qu'à entendre la première note de
ces sautillantes mélodies; il se les fait répéter jusqu'à trois re-
prises. Creusez donc vos tombeaux, charlreux que vous êtes,
pour en faire sortir tant de contredanses ! Vous avez beau dire :
Frères, il faut mourir , Musart est !à , qui répète : Frères ,
il faut danser.
Duprez n'a jamais hurlé d'une façon plus lamentable. Baroil-
het, le jeune débutant, possède une voix charmante. Rien n'é-
gale l'imperturbable sang-froid et l'incroyable assurance de
Mme Sloltz. Certes , on l'élonnerait fort si on lui disait qu'elle
ne chante pas dix fois mieux que Mlle Sontag et qu'elle ne joue
pas la tragédie dix fois mieux que Talma.
HISTOIRE LITTÉRAIRE.
DESPORTES ET MALHERBE.
Souvent , après avoir parcouru les mémoires du règne de
Henri III et de Henri IV . deux figures me sont apparues , di-
verses d'époques , singulières Tune et l'autre , plus singulières
par leur contraste. In gentilhomme fort sec était assis sur une
vieille malle , dans son motieste réduit . le teint jaunes , l'œil
creux, la figure sévère et caustique, environné de jeunes poètes
et de visiteurs auxquels il expliquait les difficultés de la gram-
maire , les épines de la versification et les fautes de ses prédé-
cesseurs. C'était Malherbe. L'autre, étendu sur un coussin do
velours aux pieds du roi Henri III. son maître, découpait pour
le plaisir de ce dernier de petites images coloriées , tantôt
dévotes , tantôt licencieuses , que le roi mettait dans ses
livres en guise de sinets. C'était Philippe Desportes , le poète
chartrain des derniers jours du xvie siècle ; celui dont les
œuvres ne sont qu'un long tissu de chansons amoureuses ,
au bout desquelles se trouva, un beau jour, une excellente
abbaye.
Desporles venait de faire les délices de la cour galante de
Henri III. Toutes les belles et tous les mignons avaient répété
REVUE DE PARIS. 193
à l'envi les doux soupirs de sa muse , nourrie de l'ambroisie
italienne, lorsque Malherbe parut et le détrôna.
Celte révolution me semble une des plus curieuses entre
toutes celles dont l'histoire littéraire a gardé le souvenir. Je
me représente ces deux hommes aux prises; le courtisan par-
fumé de Henri III contre le gentilhomme qu'mteux du temps de
Henri IV ; Malherbe, armé de sa fureur grammaticale et de son
inexorable balance à peser les mots, renversant Desportes, es-
prit sans vigueur et sans nouveauté, mais non sans douceur ,
ayant de la grâce, une certaine recherche de bon goût , une
nonchalance coquette; l'un, à genoux devant une bonne
rime ; l'autre amoureux de mignardises et des délicatesses
italiennes, qu'il mêlait aux galanteries de la cour de France.
Il y a peu d'usurpations sans violences , peu de révolutions
sans injustices, et je me doutais bien que Malherbe avait dû se
montrer plus que sévère à l'égard de son prédécesseur. Comme
rien ne nous offusque et nous blesse plus que les renommées
antérieures, si ce n'est les gloires rivales, j'imaginais bien que
Malherbe n'avait pas ménagé, en 1610, le poète de 1580. C'est
la règle ordinaire. Il fallait cependant me contenter de mon
hypothèse , et ne pas la hasarder trop hautement, de peur que
les critiques ne vinssent m'accuser de chimère; il fallait atten-
dre quelque preuve évidente et quelque témoignage irrécusable
de cette hostilité révolutionnaire de Malherbe contre son pré-
décesseur immédiat. Parmi les vieux trésors de la bibliothèque
royale, s'offrit heureusement à moi un exemplaire des poésies
de Desportes . tout couvert de notes manuscrites et des obser-
vations de Malherbe. Sur les feuilles de garde de l'exemplaire
coté S , 3-35 bis , se trouve la signature trois fois répétée de
Fr. de Malherbe (1606), et la note suivante par le président
Bouhier :
— « Ce volume est considérable par les notes critiques et
marginales escrites de la main de nostre célèbre poète François
de Malherbe. » Il a appartenu à M. de Balsac,qui en parle ainsi
à M. Conrart , en ses lettres , livre 23, lettre 29 : — Je vous
dirai pour nouvelle de mon cabinet , que j'ai ici un exemplaire
des œuvres de Desporles, marqué de la main de feu Malherbe,
et corrigé d'une terrible manière. Toutes les marges sont bor-
dées de ses observations critiques , et j'ai résolu , avec voire
194 REVUE DE PAK1S. •
licence, d'en choisir les plus belles, pour en faire un chapitre
de nos observations critiques. »
Pouvais-je désirer une justification plus complète de mes
soupçons? Le volume, parcouru, dépassait mes espérances. Les
observations de Malherbe composent environ deux cents pages
in-8° , qui courent en longs ruisseaux d'une écriture assez li-
sible autour du volume infortuné qui lui sert de texte. Si Des-
portes eût été Marsyas, Apollon ne l'eût pas soumis à une dis-
section plus cruelle ; jamais le couteau de l'opérateur critique
n'enleva les chairs palpitantes avec une dextérité plus scienti-
fique et plus habile. C'est tout un système que Malherbe tue ;
c'est tout un système qu'il établit. Nul souci de la poésie idëalCj
telle que Bacon l'a définie. Guerre à mort livrée aux solécismes,
implacable ostracisme des liaisons de mots équivoques, mas-
sacre des épithèles trop hardies ; mais surtout rigueur inexo-
rable envers les chevilles , les remplissages , les expressions
déchues et décrépites, les maladresses de césure et les fautes
contre la mélodie. Malherbe voit dans Philippe Desportes la
queue subtile et traînante de Ronsard et de la Pléiade ; il achève
d'écraser cette école des vieux maîtres de 1550 , il condamne
les inventions impertinentes, les locutions pédanlesques , les
impôts trop grossièrement prélevés sur la Grèce et sur Rome ;
i! tue la muse de Ronsard à travers celle de Philippe Despor-
tes. Mais il égorge surtout curieusement la petite muse de ce
dernier , il immole les jeux de mots , concetti , traductions du
T.embo, et toute la menue poésie italienne que Desportes , Ber-
taut et Duperron avaient mise à la mode. Ce double massacre
une fois achevé , Malherbe n'avait plus qu'à monter sur le
trône ; ce qu'il fit assez commodément , malgré l'opposition
du spirituel et vigoureux poêle, Mathurin Régnier, son compé-
titeur.
Dans tout ce nouveau système malherbien , la portion la
plus essentiellement inhérente à la poésie proprement dite, c'est
l'admirable et sévère instinct de l'harmonie qui ne le quitte
jamais. Desportes passe à juste titre pour l'un des plus harmo-
nieux entre nos vieux poètes 5 assez habile et assez heureux
quant à l'agencement général de ses strophes et de ses périodes,
il commet cependant des fautes très-réelles dont Malherbe
n'oublie pas une. Dans l'espace de vingt pages, il annote, de la
REVUE DE PARIS. 195
façon suivante, fort comique dans sa matérielle platitude , les
cacophonies que voici :
J'eusse éteint toute flamme. — Tein , tou , te.
Mon cœur qui comme moi. — Cœur , qui, corn.
. Dévot à ton service. — Ta , ton ,
Et mesmes en mes douleurs. — Mes , men , mes.
Comme amour m'affolait. — Ma . mour , ma.
Le trac accoustumé. — Tra , ca , cou.
Qui notre âme a ravie. — Tra , ma, ra.
Et qu'elle est attentive. — Ta , ten , ii.
Soit éteint ou gelé. — Té, tein, tou.
Je voyais bien mon mal , mais
mon œil désireux.
Mon , mal , mais , mon.
Et de sang toute teinte. — Tou , te , tain.
Notre gentilhomme peu clément arrête ensuite son attention
sur le sens des vers, et toutes les fois qu'une expression super-
flue frappe ses regards , les mots cheville , bourre , pasté de
bourres y bourre singulière 7 superflu, bourre excellente,
c'est qu'il % eut cheviller, attestent son courroux. Ce genre
d'observations vulgaires se multiplie à l'infini dans le volume,
et fait pénétrer Malherbe dans son domaine véritable et chéri ,
qu'il ne va plus quitter, celui de la grammaire. Après avoir
donné la chasse aux bourres et aux chevilles, il procède à une
battue générale des mauvaises expressions , des mauvaises in-
versions , des latineries , des césures qui ne valent rien. Il
achève sa redoutable enquête par une proscription de tous les
ornements italiens dont le poëte a cru s'enrichir, et il laisse à
peine quelques stances et quelques rayons à cette gloire si
douce et si vénérée encore pendant la régence de Marie de Mé-
dicis. Dans ce royaume de la grammaire Malherbe s'établit à
son aise ; il y place le centre de son pouvoir; toute strophe lui
est bonne, pourvu qu'elle soit rhylhmée, scandée, de bon sens,
et agréable à l'oreille. Sa naïveté à cet égard est complète; il
paraît intimement persuadé que l'almanach , tourné en hexa-
mètres , serait de fort convenable poésie , pourvu que les vers
fussent parfaitement confectionnés.
Je m'étais bien douté auparavant , et j'avais plusieurs fois
1% REVUE DL PARIS.
exprimé la pensée que Malherbe . législateur des syllabes poé-
tiques, n'avait eu de commun avec les poètes proprement dits
que l'amour sévère du rhylhme , l'exacte connaissance de la
mélodie, une extrême délicatesse d'oreille et un heureux in-
stinct de la forme. Ce fait littéraire se trouve prouvé jusqu'à
l'évidence par le volume en question. Le souffle de délicate et
douce poésie qui avait animé Philippe Desportes ne parvient
pas jusqu'à Malherbe , ou pénètre , sans le séduire , dans le ia-
horieux sanctuaire du gentilhomme grammatical. Ce qu'il aper-
çoit seulement, ce sont les innombrables défauts de forme que
Ton peut reprocher au valet de chambre de Henri III, les inex-
périences ou les fausses recherches d'une élaboration mala-
droite, l'emploi hasardeux et maniéré des termes, la construc-
tion inhabile ou torturée des périodes, l'insuffisance des rimes,
les césures équivoques , le heurt des syllabes mal agencées ,
toutes les imperfections du mécanisme. Il faut voir Malherbe,
plein de mépris pour son adversaire, triompher dans cet inex-
pugnable et quelquefois stupide bon sens. Il ne se fait pas faute
d'épigrammes. » — « L'amour est roy de ma poitrine, » dit le
poète. — « Beau royaume ! » interrompt le critique. — « Et
mille dards en cent lieux répandus! » — «Ce sont dix dards
par lieu ! » reprend Malherbe. — « Cent mille tourbillons et
cent pensers divers !» — « C'est un cent de pensées pour un
mille de tourbillons ! » Vous diriez les annotations d'un teneur
de livres. Desporles nous annonce-t-il qu'il va se tuer d'un
grand coup d'épèe parce que sa dame lui est infidèle, son
critique met en marge : « Tout beau! » Quelquefois Malherbe
place auprès du sonnet de son prédécesseur le mol bourre ,
quelquefois le mol vent, d'autres fois le mot droslerie ou
moellon, souvent encore, imagination bourrue, ouexcellente
sottise, ou ridicule imagination, et en général il n'a pas tort.
Mais il a trop raison, ce bon sens digne de Barème fait peine
et peur chez un écrivain lyrique.
Desportes, poète secondaire, est cependant poète; lorsque
la muse s'inspire , lorsqu'une de ses moelleuses strophes vient
caresser l'oreille et la pensée, que dit Malherbe? rien. Il ne se
doute même pas que ces petites fleurs délicates, placées dans
un vase d'or et s'épanouissant dans un palais, exhalent un
parfum si léger; il les écrase de sa main brutale, ou il passe
REVUE DE PARIS. 197
à côlé en grondant. La perception de cette volupté ne lui est
pas donnée , le sens nécessaire à ce plaisir lui manque ; et ( ce
qui est étrange pour un poète) c'est là précisément le sens poé-
tique. Pas un mot qui révèle une sympathie en faveur des bons
moments de Desportes ; pas un éloge pour cette chansonnette
heureuse qui a traversé deux siècles, encore fraîche dans tous
les esprits :
Rozette, pour un peu d'absence
Votre cœur vous avez changé ;
Et moi , voyant votre inconstance ,
Le mien autre part j'ai rangé, etc.
Pas un sourire accordé à cette spirituelle finesse du refrain :
Nous verrons , volage bergère,
Qui premier s'en repentira, etc.
Malherbe reconnaît le méchant effet de ce qui premier , et il
le souligne ; mais il ignore les plus beaux fleurons de cette gra-
cieuse couronne poétique 5 mouvements heureux, efforts pour
exprimer la passion , ses retours , ses contrariétés , ses ennuis,
ses regrets, son cours variable 5 tout ce qui fait surnager les
œuvres imparfaites , mais très-intéressantes de Philippe Des-
porles; celle sensibilité voluptueuse qui le dislingue, Mal-
herbe n'y entend rien. Sans doute Desportes laisse beaucoup
à désirer ; il n'a pas l'haleine longue et la voix puissante, mais
son premier accent , le débit de ses pièces, est presque tou-
jours d'une facilité qui ravit et ressemble au vol de la colombe.
Il ne s'élance pas , il plane en arrondissant le vol de ses blan-
ches ailes.
Je sens fleurir les plaisirs en mon àme
Et mon esprit tout joyeux devenir ,
Pensant au bien qui me doit advenir
Cest heureux jour que je verray ma dame , etc.
Jamais l'exacte et vive expression d'un sentiment ingénu n'é-
12 17
198 REVUE DE PARIS.
meut le critique Malherbe , si profondément sensible à l'exac-
titude de la syntaxe; jamais une image heureuse n'obtient son
approbation :
Comme on voit parmy l'air un esclat radieux
Glisser subitement et se perdre en la nue ,
Ceste ame heureuse et sainte aux mortels inconnue
Coula d"un jeune corps pour s'envoler aux cieux.
Mon esprit l'y suivit
Ces vers sont charmants. Malherbe n'en sait et n'en dit rien ;
mais il remarque un peu plus bas que les mots avoir deuil
sont une phrase normande. Attentif à la forme matérielle de
la poésie , il en ignore l'essence : il est assez étonné lorsque
Desportes, essayant de reproduire les fluctuations d'un cœur
ému, plein d'amour et de haine, d'orage et de frémissement .
laisse flotter ses vers au souffle incertain et brûlant de la pas-
sion. Rencontre-t-il de tels passages, les plus curieux du livre,
faibles et doux préludes des accents du grand Racine, il est
tout embarrassé. Il se contente de sarcler çà et là quelques
mauvaises expressions , comme le ferait un bon professeur
de quatrième. Il est profondément insensible à ces genres de
mérites.
Après tout, le sentiment mélodique excepté, son génie ne
diffère pas, quant à l'essence, du génie même de la prose; il
conçoit et il aime les vers , abstraction faite de tout ce qui
constitue le fonds de la poésie ; il n'imagine pas , ne sent pas.
ne rêve pas, n'idéalise pas ; il construit une slance avec solidité,
sans cheville , comme il le dit, en pierres de taille et « sans
moellon , » comme il le dit encore , avec une grande justesse
de proportions , et d'une façon équilalérale qui satisfait le bon
sens, l'oreille et l'œil. Il est donc prosateur, cette forme ex-
ceptée ; il n'a pas d'ailes pour quitter la terre ; il ne peut vo-
ler jusqu'au monde de féerie ouvert aux désirs de l'homme.
C'est un prosateur, plus le rhylhme. Situation singulière, qui
lui est commune avec d'autres poètes français. Ronsard lui-
même, avec plus de verve dans l'expression, plus de feu dans
la création, moins de goût, de solidité, de mélodie et d'habi-
leté que Malherbe, n'a presque rien inventé qui ne soit essen-
REVUE DE PARIS. 199
tiellement prose. Ses plus belles déclamations, adressées au
soleil , à l'élernité , au monde, à l'année, ne vont pas plus loin
que la rhétorique versifiée, et je ne connais guère que la jolie
pièce :
Mignonne , allons voir si la rose , etc.
qui se balance et s'élève vers une région plus poétique. Suffit-
il , pour se classer parmi les poètes, d'être un habile fabricant
de mètres et de rhythmes? Quant à la forme, oui; quant à la
pensée , non. Villon était né prosateur, ainsi queRutebœuf ,
Guillaume de Lorris, Jehan de Meung, Ronsard, Malherbe et
bien d'autres. Chez les uns, le sentiment vif de la rhythme ,
chez d'autres, l'art de raconter, chez Malberbe une qualité
précieuse, la finesse du sens grammatical, ont signalé les écri-
vains que je nomme, et qui se sont fait une gloire poétique en
dehors des qualités intimes et intrinsèques qui constituent la
poésie. Ces dernières, on peut les admirer chez Virgile , Pin-
dare, Euripide, Arioste, Eschyle, Dante et Goethe. Bien au-des-
sous des Malherbes, prosateurs devenus poêles, se placent les
hommes doués d'un certain génie poétique, qui luttent contre
les difficultés que la langue française lui oppose; plus incom-
plets que ceux dont je viens de parler, ils essayent une lutte
beaucoup plus pénible , et ne se restreignent point dans les
limites exactes qui suffisent aux prosateurs. Ils comprennent
qu'il existe une région plus haute , mais didactique, plus pas-
sionnée, et ils veulent y pénétrer malgré les difficultés maté-
rielles. Tel est Desporles, qui a peu de puissance pour cette
grande œuvre , et qui n'y réussit pas très-souvent. Dieu lui
avait donné une inspiration assez douce , assez légère , assez
fluide , la poésie en un mot dans des proportions secondaires.
Le bon sens prosaïque de Malherbe , à la fois brutal et fin,
vigoureux et délié, écrasa ce talent gracieux , qui opposait une
résistance insuffisante. En face de ce colosse de critique sub-
tile , il eût fallu placer une force équivalente et contraire, et
lutter contre lui par l'énergie égale d'une imagination ardente,
puissante et élevée. Mais en France , ce combat du génie pro-
saïque', qui est la raison , l'analyse de l'ordre , contre le génie
200 REVUE DE PARIS.
poétique , qui est l'imagination, l'harmonie et la sensibilité,
n'a jamais été soutenu également. Les forces se sont déplacées ;
les prosateurs réels ont marché sous une bannière qui portait
inscrit le mot poésie ; les hommes nés pour la poésie ont fait
de la prose admirable. Si Ton place d'un côté , sous le nom de
prose ou de génie prosaïque , la raison , le bon sens , l'obser-
vation, l'exactitude grammaticale , la suite logique des idées et
l'enchaînement rigoureux des mots, et que d'un autre côté,
sous le nom de poésie , on réserve une part distincte à la sensi-
bilité, à l'imagination, à l'émotion, à la grâce et à l'enthousiasme,
il faudra bien reconnaître que le domaine spécial de ces deux
facultés a été singulièrement interverti dans la littérature fran-
çaise. La nécessité de l'harmonie est commune à l'une et à
l'autre, et la prose possède aussi son rhythme plus libre et
plus vaste. On ne peut donc pas prétendre , avec certains cri-
tiques , que la versification constitue la poésie ; elle en est tout
au plus la forme extérieure. Mais les obstacles matériels de
celte versification française, si étonnamment difficile, ont re-
légué dans la prose Montaigne et Bossuet; là , leurs ailes s'ou-
vraient, leur essor était libre. D'autres poëtes-nés, tels
qu'Agrippa d'Aubigné , se moquant des entraves , demeurèrent
obscurs et négligés , à cause de l'extrême incorrection de leurs
œuvres. Entre quels hommes restait donc la lutte. Entre les
Desportes, représentants inférieurs de la poésie, et les Mal-
herbes, représentants supérieurs du bon sens. Combat trop
inégal.
Entrons dans l'atelier de travail de Malherbe. Voyons un peu
comment il blute les mots , comment il i trie les pensées sur le
volet. » ce qu'il entend par poésie , et à quelle pénible et puis-
sante élaboration il soumet le langage. C'est pour les hommes
qui veulent approfondir l'histoire de notre idiome un précieux
volume que celui-ci. Commençons parexaminer ses admirations,
puis nous ferons mieux connaître la trempe de son esprit. Il
s'arrête en extase toutes les fois qu'il rencontre un vers bien
fait et une pensée quelconque exprimée avec concision ; il ne
se montre pas difficile sur la pensée; le lieu-commun lui suffit.
Parmi les vers peu nombreux que sa proscription épargne , dans
un recueil de plus de cinq cents pages . voici le plus long des
passages qu'il a trouvés bons.
REVUE DE PARIS. 201
Sommeil , doux repos de mes yeux,
Aimé des hommes et des dieux ,
Fils de la Nuit et du Silence,
Qui peux les esprits délier ,
Qui fais les soucis oublier,
Endormant toute violence ;
Approche, ô sommeil désiré !
Las ! c'est trop longtemps demeure.
La nuit est à demi passée ,
Et je suis encore attendant
Que tu chasses le soin mordant ,
Hoste importun de ma pensée !
Ici Malherbe de s'écrier : « Qu'est-ce à dire? Le soin est
hoste de pensée! » N'en déplaise à Malherbe , il condamne une
fort bonne et poétique expression. Plus bas , à ces mots :
Douceur dont ma peine est noyée ,
il ajoute fort justement le mot cheville. Lorsque Desportes de-
mande au sommeil de lui apporter des songes heureux, voici la
chicane de procureur que le grammairien fait au poète :«Il ni^
doit demander autre chose que repos et allégement, et non du
plaisir. Il confond deux imaginations. Celuy qui ne peut dormir
comme luy , doit demander à dormir j celuy qui dort peu de-
mander des songes plaisants. »
— Vous êtes bien rigoureux, monsieur de Malherbe. Celui qui
ne dort pas peut fort bien invoquer le sommeil, dans l'espérance
de rêver agréablement; la pensée de Desportes est plus fine,
plus passionnée, plus émue, et, s'il vous plaît, plus poétique
que la vôtre.
Cependant le critique reprend bientôt son avantage, quand
Desporles laisse échapper ces mauvais vers :
Le bien de la voir tous les jours
Autrefois estait le secours
De mes nuits alors trop heureuses.
202 REVUE DE PARIS.
« Les nuits heureuses , dit Malherbe , n'avoient pas besoin de
secours ; cela eust été bon si elles eussent été malheureuses. »
Rens-moi par un songe plaisant
Tant de délices amoureuses ;
Si tous les songes ne font rien ,
C'est tout un ; ils me plaisent bien.
J'aime une telle tromperie.
On te dit père de la mort,
Tu seras père de ma vie , etc.
« Cette pièce, dit Malherbe, est encore une des meilleures, et
si il y a des impertinences » Par une des meilleures pièces,
il veut dire une de celles où la critique verbale a le moins de
taches à signaler j mais Malherbe , en fait de nouveauté et de
grâce, se contente de bien peu. Il n'y a ni originalité d'émo-
tion, ni vrai sentiment poétique dans celte Prière au Sommeil ,
que Malherbe juge bonne en définitive. Citons un aulre passage
qu'il qualifie tf excellent ; c'est encore un lieu-commun sans
émotion , mais bien rimé; ce sont des stances fermes , fortes ,
solides , en un mot assez semblables aux siennes. Desportes s'a-
dresse au Printemps.
0 belles délices du monde ,
Des désirs la source féconde ,
Mère de nouvelles amours ,
De tout l'univers reconnue ,
Que me sert ta douce venue ,
Si mon hyver dure toujours?
Royne des fleurs et de l'année ,
Toujours pompeuse et couronnée ,
Doux soûlas des cœurs oppressés ,
Partout où tes grâces arrivent
Les Jeux et les Plaisirs te suivent ;
Les miens , où les as-tu laissés?
C'est fort bien en effet , et le dernier vers est un des plus
REVUE DE PARIS. 203
charmants de Desportes. Malherbe a soin de souligner les mots
partout où tes, et il écrit inexorablement en marge ton, toit, ,.
le. Il n'a point souligné doux soûlas , faute de s'apercevoir que
ce mot \aim {solatium), par sa consonnance et son analogie
avec d'autres expressions françaises , allait bientôt tomber dans
la désuétude. Les strophes précédentes, le dernier vers ex-
cepté , ne sont point neuves de pensée , elles manquent de mou-
raient et d'imagination, elles expriment ce lieu-commun
u'une opposition usée , entre les joies du printemps et les dou-
leurs amères , Vhyver de l'âme. Mais la fabrication en est
solide, l'enchaînement des mots est grammatical ; on n'y voit
pas de cheville ni de bourre , ces deux abominations que Mal-
herbe poursuit avec une si plaisante colère. La perfection ma-
térielle du travail atteste que l'ouvrier a réussi, et le maître
est satisfait. D'autres demanderont compte des malériaux em-
ployés ; cela importe peu à Malherbe , il réclame le séries et le
junctura de son ancien précepteur Horace ; il s'entend sous ce
rapport et beaucoup d'autres avec Boileau , même avec Ronsard.
Malherbe est quelquefois de meilleure composition encore , et
ce qui le charme avant tout, c'est le laconisme. 11 est tout ravi
de ces misérables vers :
Son propos me chassoit, ses yeux me rappeloient.
Dieux.' que j'ayme ses yeux! Dieux ! que je hays sa bouche!
Il écrit au-dessous : Bon. Il cite comme modèle un sonnet
assez pauvre , d'une expression maigre et chétive, qui commence
par ces vers :
J'excuse le mary de celle qui m'a pris
D'estre si défiant , de n'aller point sans elle :
Je voudroys deux cens yeux de peur d'estre surpris
Si j'estois possesseur d'une chose si belle....
Le reste ne vaut pas mieux. Mais Malherbe, qui trouve les
phrases du sonnet assez bien faites et le sens grammatical assez
bien posé , ajoute : « Ce sonnet est à mon goust un des plus nets
de ce livre. » Nets, l'entendez-vous? c'est là tout ce qu'il es-
204 REVUE DE PARIS.
time. Ailleurs Malherbe écrit : a Ce sonnet est très-bon. » Exa-
minons ce chef-d'œuvre :
Vous l'aviez inventé, rapporteurs malheureux ,
Que celle à qui je suis avait fait nouveau change ;
Et par ce méchant bruit , contraire à sa louange ,
M'aviez comblé l'esprit de soucis douloureux.
Son vouloir est trop ferme et son cœur généreux.
Amy de la franchise , aisément ne se range ;
Je n'ay que trop connu combien elle est estrange
Et prend peu de pitié des tourments amoureux , etc.
Ce sonnet très-bon nous semble pitoyable ; mais il est bien rimé
et rimé en ange; cela suffit. Desportes s'étonne de ne pas mourir
en l'absence de sa maîtresse :
Liesse ou douleur excessive
Ne suffit pour donner la mort.
« Bon, dit Malherbe. » Et comment cela est-il bon? Sévérité
pour les mots , indulgence pour la pensée , c'est le code de Mal-
herbe. Voici un meilleur sonnet qu'il approuve :
Prince à qui les destins en naissant m"ont soumis ,
Quelle fureur vous tient d'aimer une infidèle?
L'air, les flots et les vents sont plus arrestez qu'elle.
Me laissant pour vous prendre, elle s'est parjurée.
Ce cœur qu'elle dit vostre estoit naguère à moy ;
Elle cust pour me domter toutes les mesmes armes ,
C'estoient mesmes sermens , mesmes vœux , mesmes larmes.
Vous pourrez-vous fier à qui n'a point de foy?
* Ce sonnet , dit Malherbe , est un des bons de ce livre. » Après
tout , l'excellence prétendue de ce sonnet se réduit à un certain
laconisme assez heureux.
. . Si son œil divin m'oste toute puissance,
REVUE DE PARIS. 20!
Me ravit . me transporte et me rend furieux ,
S'il faut que sans espoir mon amour continue ,
Que feroient ses propos favorisés des yeux?
Hélas ! pour me tuer , c'est assez de sa vue.
Malherbe trouve cela bon. Il est bien peu difficile. Nous ne
sommes pas de son avis.
«Cette pièce est très-bonne, • dit-il encore en parlant des
adieux à la Pologne , petite satire très-nelte et très-bien rimée
contre ce pays alors sauvage , où le voluptueux et complaisant
valet de chambre de Henri III avait suivi son maître.
Adieu , Pologne ! adieu , plaines désertes !
Toujours de neige et de glaces couvertes ; etc. , etc. , etc.
Un sot a rendu la maîtresse de Desporles infidèle, et il
s'écrie :
ISe dois-je pa» aimer le sot qui m'a fait sage?
Et Malherbe met encore ici : Bon! Mais la pièce qu'il estime
le plus dans tout le recueil , c'est l'épigramme suivante j il la
couvre d'éloges :
Bourdin eut un esprit veillant incessamment
En un corps endormy , chargé d'âge et de graisse ;
L'esprit prompt se plaignait du corps toujours dormant ,
Le corps lourd de l'esprit qui n'avait point de cesse ,
Le ciel pour apaiser ces étranges discors ,
A fait venir la mort , cependant qu'il sommeille ,
Qui d'un somme éternel a fait dormir son corps
Afin que son esprit plus à son aise veille.
« Excellent ! » dit encore Malherbe.
Nom voilà donc parvenus nu type idéal de la poésie, selon
206 REVUE DE PARIS.
François de Malherbe. Ce n'est pas quelque chose de bien cé-
leste ni de très-élevé , mais c'est quelque chose de très-difficile.
La perfection de la forme extérieure, le poli et l'unité des détails,
l'harmonie apparente de l'ensemble, la beauté visible de l'agen-
cement, tout ce qui ne résulte ni de l'émotion, ni de la passion, ni
de l'inspiration, c'est la poésie, selon lui, et la poésie parfaite. On
peut suivre , à travers les annales littéraires de la France, une
certaine veine scolastique , léguée par l'ancienne civilisation
romaine, notre première gouvernante, et que je ne blâme point,
car elle nous a rendu de grands services, et la souplesse on-
doyante de nos esprits comme la flexibilité incertaine de notre
idiome néo-latin nous la rendaient nécessaire. Les principaux ,
entre ces hommes laborieux, dont le bon sens et l'activité ré-
gularisèrent l'idiome et la versification française, sont : Alain
Charlier, Ronsard, Malherbe, Vaugelas et Boileau. Je ne faiP
pas acception ici des nuances qui les séparent, et je me con-
tente de signaler l'unité pour ainsi dire traditionnelle de leurs
efforts. Ils ont tous cherché la règle et la force de la langue
française dans les traditions de la langue latine, et ils ont eu
raison; c'est notre mère. Ronsard s'est égaré, en consultant
trop souvent l'aïeule, la langue grecque.
Nous pourrions donner plus d'une preuve évidente de la ri-
gueur et de l'excellence du bon sens avec lesquels Malherbe con-
tinua cette œuvre et rectifia Ronsard. Le premier, en effet,
Malherbe régla le cadastre de la poésie française. Pourquoi
ne pas l'avouer ? l'instrument poétique était alors fort incomplet.
Les rapports et l'acception des mots étaient vagues. Toutes les
fois que Malherbe rencontre une expression louche , il s'arrête
et s'écrie :
« Qu'est-ce à dire ? »
Ce terrible « qu'est-ce à dire» est une condamnation à mort.
Le mot proscrit ne s'en relève pas. Malherbe se révolte avec une
amusante véhémence, toutes les fois que dans ses meilleures
pièces Desportes laisse échapper une faute de grammaire ou de
jugement. Jamais il ne lui reproche un désaccord poétique.
REVUE DE PARIS. 207
Desportes dit, au milieu d'une description de l'heure de midi :
Lorsque chacun s'attend à prendre son repas.
Voici la noie de Malherbe : « Je n'approuve pas ce langage , il
s'attend à prendre son repas ; car atiendere des latins ne si-
gnifie pas attendre . et attendre en français ne signifie autre
chose ([M'expectore ; cette frase est provençale , gasconne , et
d'autres telles dialectes eslongnées, ou italienne, attender a
far i fatti suoi. »
Malherbe n'a été frappé ici que de la partie matérielle et Iexi-
cologique du vers. Sa passion grammaticale l'a emporté; il n'a
pas vu le défaut réel et profond de ce détail, l'introduction d'une
idée et d'une circonstance matérielles, au milieu d'un récit
idéal et passionné.
— « Le Ciel le veut, » dit Desportes ! Malherbe l'interrompt :
«Qui est-ce qui pouvait lui donner des nouvelles du Ciel et
savoir ses intentions? i — Une mascarade de six prisonnie;s
captifs sont amenés et livrés aux dames par deux guerriers. —
« Quoi! dit Malherbe, deux cavaliersen ayant pris sixleslaissent
à des dames et les prient de leur faire bon traitement! Ils de-
vaient parler pour eux-mêmes ! » — Desportes mêle dans un
vers la prise de Troie et le berger Paris; Malherbe s'écrie : —
« Le sac d'Ilion passe ici pour un pastoureau. » — Desportes,
imitant un sonnet italien, prétend que sa cruelle maîtresse le
force àchangerd'amour , comme un chien mal nourri changerait
de maître. — c II est plaisant, interrompt le critique, de dire
qu'un chien pressé de la soif est contraint de chercher un nou-
veau maître, comme s'il était question de lui bailler du vin de
Grave et de Bar-sur-Aube. » — Toutes ses observations sont de
même nature, justes et grossières. Desportes reproche assez
malhonnêtement à une jeune femme de s'être vendue à beaux
deniers. — « Il y a bien plus de raison , dit Malherbe, de se
vendre en estant jeune, car qui voudrait donner de l'argent
pour une vieille? » — Il note avec une très-grande justesse de
tact les expressions normandes, chartraines, vendomoises, tou-
rangeotes, échappées au poêle. 11 remarque fort bien que queue
ne rime pas avec diminue. — « Cette rime ne vaut rien ; elle
208 REVUE DE PARIS.
est de Chartres , « ajoute-t-il méchamment. Il en voulait à notre
bonne ville de Chartres.
Ce qu'il ne manque jamais de noter, ce sont les défauts ita-
liens et les contrefaçons italiennes de Desporles. Il s'attache à
détruire à son profit la contre-révolution italienne qui se fit après
Ronsard, et qui subit, pendant le règne de Louis XIII, l'influence
espagnole sans être complètement effacée par cette dernière. L'in-
fluence italienne datait du règne de François Ier ; elle avait tra-
versé la pléiade; mais l'étude sévère du mètre pindarique et
horatien , l'imitation de l'antique, avaient amorti et presque
étouffé celte influence. On était un peu las des trophées pénibles
dont Ronsard et ses amis avaient dépouillé les anciens; on en
avait assez des mots farouches et hagards . des constructions
dures et des imitations professorales de Ronsard , lorsque le
valet de chambre de Henri III ramena tout à coup le calque
doux et fidèle du Bembo , de Sannazar et de Pétrarque. Cette
influence renouvelée par Desporles est venue se répandre jus
que sur le berceau de Racine , jusqu'au moment où l'Espagnol-
Napolitain Marini et le grand Corneille versèrent à pleines mains
sur notre poésie , celui-ci les grandeurs , cet autre les ridicules
et les prétentions du génie castillan.
En France , on est trop .enclin à condamner comme subtiles
les observations dont la nouveauté et la profondeur étonnent la
généralité d'un bon sens superficiel et convenu. Il faudrait , non
pas demander si elles sont subtiles, mais chercher si elles sont
vraies. En admettant qu'elles sont vraies , vous seriez forcé de
convenir qu'elles sont profondes. Ainsi , les évolutions du génie
littéraire de la France, au lieu d'être rapportées à un même
principe , comme on l'imagine généralement , doivent être con-
sidérées comme résultant d'une action très-complexe et sou-
mises tour à tour à des influences diverses qu'il est nécessaire
d'étudier si l'on veut se rendre compte, un compte réel et phi-
losophique des progrès de la civilisation intellectuelle dans notre
pays.
Ronsard, professeur poétique de versification grecque, avait
servi très-activement , mais avec une ferveur révolutionnaire
dont il fallut beaucoup supprimer ensuite , cette organisation
définitive de la langue de la poésie en France qui ne devait s'é-
tablir, comme principe et comme loi , que sous le règne de
REVUE DK PA1US. 209
Boileau. Sous Henri ill , après l'explosion savante de Rousard ,
l'influence italienne reparut j Desportes et Bertaut en furent l'ex-
pression. Ils se montrèrent plus retenus , comme dit Boileau,
quant aux inversions et aux emprunts classiques; mais ce mot
ne dit pas tout : ils furent surtout italiens } et c'est ce que
Malherbe a très-bien vu; c'est ce qu'il a combattu de toute sa
force.
L'étude sur Desportes appelait la plume savante et délicate de
mon ami M. Sainte-Beuve. Ce Desportes , esprit facile, oreille
exercée, d'un goût fin et nuancé, mais non sévère, possédai
l'instinct rare de la grâce, une sensibilité efféminée, un peu-
chant naturel pour l'affaissement de l'école de Pétrarque.
Comme toutes ses pâles roses s'effeuillent et tombent sous le
bâton de Malherbe ! Comme ce sceptre doctoral écrase les
petites et odorantes fleurs ! Comme cette pensée stricte met à
mort les soupirs qui riment mal , les plaisirs qui sont des che-
villes et les langueurs dont la césure n'est pas rigoureuse î
Tout entier dans le métier et l'artifice , Malherbe ne songe qu'à
la forme. Du fonds même de la poésie , il n'a cure ; il ressemble
à ceux qui pensent que l'administration constitue la politique.
On voit comment peut se justifier et s'expliquer le phénomène
extraordinaire que Malherbe présente. Une âme sans amour , un
esprit sans rêverie, une méditation sans enthousiasme, de la
sécheresse sans profondeur , — et toutes ces négations cou-
ronnées du nom de poète, — non-seulement de poète révolu-
tionnaire, — non-seulement d'agitateur intellectuel, mais de
chef qui entraîne après lui les esclaves littéraires, mais de do-
minateur qui trône, mais de législateur qui règle î Excessive
singularité! Qu'a-t-il donc fait, ce Malherbe? qu'a-t-il osé?
que lui doit-on ? Faut-il conserver sa couronne , ou souffleter sa
statue, justifier nos ancêtres, ou accuser l'autorité de trois
siècles ?
Malherbe fut un homme d'action , non de rêve , un homme de
fait et de pratique ; au lieu de rédiger des traités didactiques
sur la nécessité decoordonner la monarchie des paroies et la lé-
gislation des phrases, il acheva l'une et l'autre œuvre , empor-
tant avec lui le public vaincu, entraînant les faibles, manipu-
lant les dociles , battant les récalcitrants , ne s'arrètant pas trop
à des délicatesses que l'on eût accusées de subtilité , ni à des
w i3
210 REVUE DE PARIS.
caprices vagues qui eussent passé pour fantasques. II enrégi-
menta le langage en attendant Pascal , comme Henri IV et Sully
organisèrent l'armée eu attendant Louis XIV. La discipline
grammaticale servit beaucoup au malériel de notre idiome, et
sa renommée, qui se balance entre l'administrateur et le poète,
est une curiosité assez piquante pour que son nom ne périsse
pas.
Philarète Cbasles.
LE
QUINZE DÉCEMBRE
La France tout entière , dans un transport unanime de re-
connaissance et d'orgueil , vient d'ajouter une journée de plus
a ses journées historiques. Voilà déjà bien longtemps que la
génération présente est occupée à faire de l'histoire; elle s'est
tant occupée de ce rude labeur que , lorsque enlin elle descendra
dans la tombe , elle restera bien épouvantée en songeant qu'elle
n'a fait que de l'histoire toute sa vie. Certes , ce n'est pas à ces
travaux, à ces joies subites , à ces douleurs profondes, à ces
triomphes d'un jour , à ces luttes dans les champs de bataille et
dans les villes , que se reconnaissent les nations heureuses. Pour
les nations tout aussi bien que pour les individus, l'agitation
n'est pas le bonheur. Toujours est-il cependant qu'à force de
s'être rais à l'œuvre historique , le xixe siècle aura appris de la
façon la plus complète ce glorieux et difficile métier. Voyez par
exemple ce qui se passe autour de nous , de nos jours , et vous
jugerez en même temps ; combien autour de nous, en toutes
choses, dans les plus sérieuses aussi bien que dans les plus
frivoles, l'étiquette historique est scrupuleusement observée.
Chacun lui obéit dans la sphère qu'il parcourt, les monarchies
qui tombent aussi bien que les monarchies qui s'élèvent, sont
sujettes également à ses lois. Le roi Charles X marche d'un pas
solennel pour rejoindre à Cherbourg le vaisseau placé là comme
un en-cas à l'usage des monarchies qui tombent; en même
temps le lieutenant général du royaume , au milieu des pavés
soulevés, s'avance la tète haute dans une attitude déjà royale.
212 HEVUE DE PARIS.
C'est que l'un et l'autre , le roi qui arrive et le roi qui s'en va ,
ils savent que l'histoire les regarde ; ils savent que l'histoire est
à leur porte, à la porte de leur palais ou de leur hôtellerie,
pour enregistrer leurs moindres paroles, pour consigner leurs
moindres gestes dans ses livres. Eh bien ! ce que fait la royauté,
l'émeute le fait à son tour ; l'émeute , qui n'obéit à aucune des
lois reçues comme c'est sa condition d'émeute , obéit à son insu
au sentiment historique. Elle a ses assemblées, ses délibérations,
ses paroles faites à l'avance; elle marche à la bataille du pied
droit, elle s'enveloppe fièrement dans son haillon, et quand enfin
elle est vaincue, quand il lui faut paraître devant quelque juge
au-dessus d'elle, elle se défend avec toute la dignité que ré-
clament les grands attentats. C'est que l'émeute sait aussi bien
que la royauté qu'elle sera de l'histoire à son tour. Ceci est
donc le caractère particulier des hommes et des choses de notre
temps. Ils pensent beaucoup plus à ce qu'on dira d'eux dans un
siècle, qu'au jugement qu'on en porte aujourd'hui. Ils n'agissent
pas naïvement, même dans leur colère; ils posent toujours de-
vant quelque chose qui les regarde de loin ; d'où il suit que tous
ces apprêts des personnes ont passé dans les événements , et que
la plus grande cérémonie sans contredit des temps modernes,
le retour de l'empereur Napoléon dans cette France qu'il a tant
aimée et tant brisée, et qui du reste le lui a bien rendu en
amour et en passions de tous genres , n'a pas pu se passer de
morceaux de crêpes, de bois doré, de chevaux caparaçonnés,
de livrées rajeunies , de costumes faits tout exprès, et de tous
les misérables appareils scéniques que le théâtre moderne a mis
à la mode , faute de génie. C'est ainsi que le meilleur sentiment,
le sentiment de l'avenir, peut dégénérer en toute sorte de fu-
tilités puériles.
Tous vous rappelez le jour où M. Thiers , celui-là qui sera le
digne historien de l'empire et de l'empereur, apporta à la
chambre des députés une grande nouvelle à laquelle pas un ne
s'attendait , même en France. Par une coquetterie bien en-
tendue , ce ne fut pas M. Thiers qui monta ce jour-là à la tri-
bune ; ce fut M. de Rémusat qui annonça à chacun et à tous, que
celte fois enfin le cruel exil de Sa Majesté l'empereur Napoléon,
le premier et le dernier de sa race, allait finir.— On le rappelait,
disait-on . pour toute sorte de raisons sans réplique, parce qu'il
RE VIE DE PARIS. 213
était un héros, parce qu'il était un grand homme d'État, parce
qu'il était prince légitime, parce que, si son nom appartient au
monde entier, sa dépouille mortelle n'appartient qu'à la France.
11 était donc arrêté que, dans huit jours au plus tard, un vaisseau
français sous pavillon tricolore , commandé par un fils du roi,
s'en irait, à travers la mer , jusqu'à Sainte-Hélène, ce rude
écueil, pour y chercher, dans les profondeurs de cette terre
d'exil, le cercueil sacré qui contenait ces cendres précieuses. A
cette nouvelle , toute la France battit des mains , non pas , il est
vrai , avec ces violents transports qu'annonçaient à l'avance les
chansons de Béranger . les rancunes de la restauration , non pas
avec les haines du nom anglais et les souvenirs de Waterloo.
Dieu merci , à force de vivre , la France est devenue une nation
plus sérieuse que cela. A ce moment-là d'ailleurs (il est revenu
depuis), le temps des rancunes et des haines était passé. La
France entière avait accepté la révolution de juillet comme un
dédommagement suffisant à l'invasion , aux malheurs et aux
hontes de 1815. Dans ces longs travaux de sa recomposition li-
bérale , la France avait oublié même les chansons de Béranger,
qu'elle ne chantait plus qu'au dessert. Mais ce qu'elle perdit du
côté de l'enthousiasme à la nouvelle du retour de l'empereur,
elle le gagna en recueillement. Dans la chambre même des dé-
putés, la grande nouvelle fut débattue comme toute autre loi eût
pu l'être, et M. de Lamartine , sans exposer cette popularité qui
l'entoure , put monter à la tribune nationale afin d'exposer com-
ment lui et les siens , dans ces derniers et solennels hommages
que la France allait rendre à l'empereur Napoléon , ils enten-
daient séparer le grand soldat du despote, l'ami du maréchal
Ney de celui qui avait été le maître de Fouché, le vainqueur de
tant de batailles du terrible ennemi de tant de libertés. Chose
heureuse à dire ! La parole de M. de Lamartine fut écoutée avec
déférence , avec respect; la distinction qu'il voulait établir fut
admise sans discussion ; la chambre des députés et la France tout
entière reconnurent très-volontiers que toute celte gloire n'était
p;is à reprendre, et qu'il en fallait laisser la partie despotique.
Ceci convenu , quelques amis de l'empereur s'assemblèrent à la
hâte pour l'aller quérir où il était resté. De ce nombre , il y en
avait plus d'un qui se souvenait , pour l'avoir partagé , du long
martyre de Sainte-Hélène. On partit donc; et, après CM prê-
ts.
£11 REYUE DE PAULS.
niiers instants d'une émotion bien naturelle, la France revint
lout d'un coup à ses travaux , à ses inquiétudes , à ses joies et à
ses misères de chaque jour : lout d'un coup tomba sur nous cette
question d'Orient , dont s'inquiétait à son lit de mort M. de Tal-
leyrand lui-même. Et il avait raison , le vieux diplomate ! car
c'était là une question tout à fait à la taille de son astuce et de
son génie. Donc, pendant six mois, il faut le dire, le convoi
funèbre de Sainte-Hélène fut complètement oublié. Le proverbe
a raison : c'est toujours le goujat debout qui l'emporte sur l'em-
pereur enterré. Héros pour héros , on voulait savoir avant tout
ce que faisaient Ibrahim-Pacha et son vieux père, ce sauvage
musulman accroupi dans son ambition , dans sou ignorance et
dans son courage. Volcan pour volcan, on s'inquiétait bien plus
de la Syrie que de Sainte-Hélène. Ah ! si les grands hommes
pouvaient savoir ce que c'est que d'être une fois sorti de la lutte
active , ce que c'est que d'être une fois couché dans un cercueil
depuis vingt-cinq ans seulement; si le soldat des Pyramides,
de Wagram et d'Austerlitz avait pu deviner qu'un jour, au lieu
de l'aller attendre sur le bord de la mer . pendant six mois , à
genoux et la tète nue, la France ne songerait qu'à demander
des nouvelles de quelque vaisseau anglais devant Saint-Jean-
d'Acre démantelé, il aurait compris enfin toute la vanité de la
gloire , et il se serait pris à soupirer bien fort !
rsous en étions là de la question d'Orient , lorsque tout d'un
coup , et comme pour faire trêve à ces disputes dont nul ne peut
dire encore le résultat, des nouvelles arrivèrent de Sainte-Hélène.
Depuis six mois qu'on lavait oublié encore une fois, on re-
pariait de l'empereur enfin. Cette expédition funèbre reprenait
le dessus; mais aussi quelles nouvelles nous venaient de là-bas !
Le vaisseau du prince de Joinville avait touché Sainte-Hélène,
les Anglais étaient accourus au-devant de la Belle-Poule pour
recevoir ces envoyés de la France, et les uns et les autrrs ils
avaient marché de compagnie dans cette vallée de ISapoléon que
nous connaissons tous , les uns et les autres , pour nous y
etie rendus par la pensée comme dans un pieux pèlerinage.
Hélas ! rien n'est plus vrai ; ce petit coin de terre perdu dans un
écueil de la vaste mer, il a occupé tout d'abord notre jeune
pensée ; nous avons mené le deuil autour de ce saule pleureur ;
nous nous sommes désaltérés à cette source limpide; nous avons
KEYI E DE P\RIS. 2n
jeté nos premières fleurs et nos premiers vers sur cetle pierre
de cinq pieds qui contenait l'empereur. L'humble cimetière de
notre village , à l'endroit même où notre mère repose, à l'en-
droit où une croix de bois porte le nom de notre père, ne nous
est pas plus familier et plus connu que le cimetière de Sainte-
Hélène. Que de fois nous avons parcouru la vallée, quand la
nuit était sombre, quand le vent s'élevait de la mer! que de
fois nous avons cherché sur ce sable mouvant les traces éter-
nelles du grand empereur ! C'est qu'aussi , en ce temps-là ,
nous étions bien jeunes , c'est que , dans l'éblouissement
de nos quinze ans , la gloire ne nous apparaissait que sous son
côté lumineux; c'est que nous aurions été hors de nous-mêmes
si l'on nous eût voulu montrer les taches de ce soleil ; c'est
qu'aussi, dans ce temps-là, il y avaient de grands poètes qui
vous parlaient de l'empereur comme il en faut parler quand on
est un poète. Il y avait lord Byron, ce génie déchaîné, qui
s'inclinait avec respect devant le captif d'Angleterre. Il y avait
Béranger, qui mêlait dans une si admirable confusion la gloire
et l'amour, l'empereur et Lisette, les misères de Moscou et le
vin de Champagne qui brille au dessert, tous les enchantements,
tous les enthousiasmes , toutes les heureuses passions de la
jeunesse réunis dans le même refrain ; heureux pêle-mêle de
seins nus et de moustaches grisonnantes, de visages blonds et
roses et de figures cicatrisées, de vieux soldats et déjeunes filles
qui répèlent le mot d'ordre dans un parfait accord de sentiments :
vive l'amour et vive l'empereur ! vive la gloire et vive la jeu-
nesse ! — Comme aussi il y avait en ce temps-là la chambre des
députés qui l'installait dans l'opposition et dans l'avenir; il y
avait le général Foy, qui par lait en même temps de l'empereur
son maître et de l'invasion , qui glorifiait la liberté et l'empire,
qui se dressait d'un pied ferme sur les hauteurs sanglantes de
Waterloo, pour proclamer de si haut la haine des vieilles mon-
archies , l'envahissement du clergé, les traités de 1815. 11 y
avait tout cela , et en même temps la colonne était privée de
son héros ; l'image du grand homme était proscrite dans toute
l'Europe ; prononcer son nom était un crime ; son ombre même
inquiétait les rois du droit divin. Les insensés ! ils ne voyaient
pas au contraire qu'une lois ce géant ôlé de notre histoire , nous
allions nous trouver non plus en présence de la gloire des armei,
216 REVLE DE PARIS.
qui veut avant tout l'ordre , l'obéissance , l'autorité , mais en
présence d'un autre danger bien plus réel , en présence des doc-
trines de la convention.
Mais revenons aux ambassadeurs de la France à Sainte-Hé-
lène. Ils ont dignement accompli la sainte mission qui leur était
confiée. A peine arrivés sur celte terre d'exil dont ils devaient
emporter avec eux toute la poésie , toute la gloire , ils se sont
avancés lentement dans cette vallée de larmes ; ils ont trouvé
ces chemins qui leur étaient connus aussi bien qu'à nous; ils
ont salué le saule pleureur et la source d'eau vive , la pierre,
le tombeau. Alors ils se sont approchés, et à cette terre qui
n'avait pas voulu rendre son captif, ils ont redemandé son
mort. Celte terre a longtemps résisté ; le mort était là-bas, tout
au fond . enveloppé dans son manteau des batailles , son épée au
côté , et il dormait jusqu'au jour du jugement éternel.
Certes ce fut là un moment plein d'anxiété et à jamais mé-
morable, quand le cercueil impérial revit le jour. Voilà donc,
là contenue, la cendre de cet autre César. Cependant, le cercueil
résonnait comme un cercueil vide 5 car, tout grand qu'il était,
cel homme que le monde ne pouvait pas contenir, il n'a pas pu
suffire à remplir un coffre de chêne. Enfin le cercueil est ouvert,
et soudain , ô miracle ! cette noble figure reparaît , comme elle
était avant la mort. C'est bien là ce front vaste et intelligent sur
lequel ont reposé les destinées du monde; c'est bien là cette
petite main qui portait si haut et d'une façon si ferme le globe
impérial. Voilà bien ce grand cœur qui a résisté aux plus
puissants enivrements de la bataille . de la royauté et de la con-
quête , et que les plus grands malheurs n'ont pu briser. Oh ! c'est
bien vous, mon empereur! Vous avez dormi bien longtemps.
Comment donc, dans votre cercueil , n'avez-vous pas entendu
s'agiter le monde? Comment donc le grand bruit de juillet ne
vous a-t-il pas réveillé en sursaut? Et pourquoi, maintenant
que l'Angleterre s'agite encore une fois contre nous , restez-vous
immobile au fond de ce calcaire anglais ? A quoi l'empereur eût
pu répondre, s'il eût daigné répondre : a Laisse-moi, qui que
tu sois, dans mon repos et dans ma gloire. Pour me reposer de
tant de fatigues , j'ai besoin de dormir jusqu'à la fin des siècles.
Mais je crois bien que la trompette du dernier jugement me
trouvera encore fatigué sous le poids de l'infortune et de la
REVUE DE PARIS. 217
gloire. Laisse-moi dormir, laisse-moi dormir à côté de mes ba-
tailles mortes comme moi. Depuis que je suis là dans ce trou , "
que je me suis creusé moi-même à moi-même , heure par heure,
comme un chartreux, en me disant : Grand empereur, il faut
mourir, pas un bruit ne m'a réveillé, pas une misère n'a
troublé mon sommeil. Ma veuve s'est remariée deux ou trois
fois depuis moi, et c'est à peine si elle m'est apparue toute
souillée dans mes rêves. Mon fils, mon pauvre enfant , le reste
de mon sang et de mon àrae, un enfant à qui je donnais des
royaumes comme un autre père eût donné des hochets , il est
mort chez les Allemands qui m'avaient trahi , et c'est à peine si
mon vieux cœur s'est ému de pitié! Laisse-moi dormir, laisse-
moi dormir ! Je n'ai plus de cœur, je n'ai plus d'entrailles. Que
parles-tu de juillet et des trois jours ! J'ai senti, il est vrai, quel-
que chose qui se soulevait autour de moi; on eût dit une tem-
pête avortée de l'Océan. J'ai entendu comme qui dirait tout là-
bas, sur le trône brisé des Bourbons, que j'exècre et que j'ai
trop méprisés, crier : Vive l'empereur! Alors je me suis re-
tourné sur ma gauche entr'ouverte, et je me suis dit tout en
dormant : De quel empereur parlent-ils donc là-bas? Laisse-moi
dormir, laisse-moi dormir; je n'ai plus de couronne, je n'ai
plus d'épée, je n'ai plus de famille. Un de mes neveux a été tué
par des sbires du pape; l'autre neveu a été traité comme un
écolier en vacance qui escalade les murs d'un verger; ma propre
nièce est mariée à un Russe. Laisse-moi dormir : j'ai eu ma
part et ma grande part de toutes les agitations humaines. Je
n'en veux plus. J'ai supporté toutes les gloires : je n'en peux
plus supporter. Dans ma poitrine se sont agitées autant de dou-
leurs qu'une poitrine humaine en peut contenir. Que venez-vous
faire ici après vingt-cinq ans d'oubli et de mort, que voulez-
vous de moi? qu'atlendez-vous de moi? Je ne puis plus rien
pour vous; je ne suis plus rien pour vous ; pour vous j'ai fait
tout ce que je pouvais faire. Je suis à bout de travaux et de mé-
ditations. Je vous ai sauvés de l'anarchie, je vous ai rendu le
Dieu chrétien que vous aimiez et auquel je ne croyais pas , car
je ne croyais qu'à ma divinité toute-puissante; j'ai retrouvé vos
lois qui s'étaient perdues dans l'abîme des révolutions; je vous
ai conduits tout armés à travers le monde, qui s'est abaissé de-
vant vous jusqu'à l'humiliation la plus amère. Si vous savez
215 REVUS DE PARIS.
vous battre , c'est que j'ai été votre maître ; si vous savez obéir,
c'est à moi que vous le devez; si l'Europe, victorieuse enfin à
son tour, a reculé devant un partage de cette France bien-
aimée, c'est que l'Europe se souvenait que vous aviez été mes
compagnons d'armes; et pourtant, vous m'avez abandonné,
vous m'avez renié plus de trois fois , comme saint Pierre a
renié le Christ. Vous vous êtes servis de mon nom pour faire de
la poésie et de la prose. Je suis devenu un sujet de déclamation
dans vos rhétoriques. Après votre nouvelle révolution, vous
n'avez pensé ni à mon fils ni à ma famille. Vous avez pris mon
drapeau parce que vous aviez besoin d'un drapeau tout fait;
mais vous avez remplacé mon aigle par le coq gaulois ; et main-
tenant , quand moi je ne songe plus à vous , quand je suis là
tranquille enfin , tout occupé à dormir, voici que vous venez
me prendre sans me demander si je veux en effet quitter ce coin
de terre où je suis mort. »
A quoi on lui a répondu : « Magnanime empereur, il faut
nous suivre. Assez long-temps la France vous a appartenu.
C'est maintenant à vous d'appartenir à la France. Il y va non
pas de voire gloire, mais de la nôtre. D'ailleurs, vous l'avez
dit vous-même : Que mon tombeau soit sur les rives de la
Seine. Votre tombeau est tout prêt, sire; il est digne de vous et
de la France. Nous vous donnons en entier pour votre sépul-
ture l'hôtel royal des Invalides, dont vous-même vous avez
doré le dôme , comme si vous eussiez prévu qu'il devait être un
jour votre épitaphe et votre tombeau. »
Aussitôt donc que le regard ému et attristé se fut reposé sur
ce noble visage ( spectacle qui ne sera plus donné jamais à aucun
homme vivant en ce monde) , le cercueil impérial s'est refermé.
L'empereur a quitté à tout jamais celle ileoù il a tant souffert; il
s'est retrouvé encore une fois à l'ombre de ses trois couleurs ; il a
traversé denouveaucette mer plusquejamais étonnée de se voir
traversée dans des appareils si divers. Autour du vais-
seau la mer a fait silence, le vent obéissait à la voile, chaque
jour la France se rapprochait comme poussée par une main in-
visible. — Deuil mêlé de joie, convoi funèbre et triomphal à la
fois , conquête pacifique d'un cadavre , empereur qui revient
dans son empire , révolution accomplie , France qui altend,
tout est là au milieu de ce point noir dans les flots.
REVUE DE PARIS. 219
Une seconde fois depuis le départ de la Belle-Poule , la
France s'est émue. L'empereur arrivait enfin, et pour huit-
grands jours les inquiétudes, les espérances, les craintes de la
nation ont été suspendues. Il n'y a encore que l'ombre de l'em-
pereur pour obtenir une pareille trêve aux passions qui nous
agitent. — Il a quilté la mer; il est entré enfin dans cette ri-
vière de Seine qui venait battre au temps de sa gloire les mu-
railles de son palais; il a remonté lentement ces doux rivages
qui tressaillaient à son nom seul. En vain l'hiver était rude , on
accourait de toutes parts sur le passage de Sa Majesté. Les vieil-
lards se jetaient à genoux , les femmes pleuraient de joie , les
petits enfants regardaient de tous leursyeux et de toute leur âme
passer le convoi funèbre, afin de s'en souvenir quelque jour,
quand à leur tour ils seront devenus des vieillards. Il y avait
encore dans la foule quelque vieux soldat qui avait connu le
héros , qui l'avait entendu parler, qui l'avait vu agir, qui cher-
chait à le reconnaître à travers tous ces cercueils et tous ces
crêpes. Enfin la flottille s'est arrêtée non loin de Paris. Le len-
demain, l'empereur devait faire son entrée triomphale dans ce
Paris tour a tour son ami. son esclave, son compagnon d'armes,
et enfin son juge ; ville bien faite pour un pareil homme, si
vaste en effet , si remplie de passions , de travaux , de révoltes
et d'idées, que , seule entre toutes les villes de ce monde, elle a
été assez vaste pour suffire à l'empereur.
Ici a commencé celte longue suite de cérémonies dont nous
parlions en commençant ce chapitre. Jamais la préoccupation
historique ne s'est fait sentir comme elle s'est fait sentir dans les
moindres détails de ce voyage. Ainsi , à peine le départ du prince
de Joinville fut-il décidé, le 12 mai 1840 vla date est à garder),
qu'on s'inquiéta tout d'abord du cercueil de l'empereur. On nous
apprit, avec un soin extrême , la forme du cercueil; il était
long de deux mètres cinquante-six centimètres; il était large
d'un mètre cinq centimètres; il était en bois d'ébène massif
d'une teinte noire et tout à fait pareil au marbre. Sur chacune
des faces se trouvait une aigle couronnée. La clé du cercueil
était en fer par le bas, en bronze doré par le haut. On vous
disait en même temps le velours du poêle funéraire, le chiffre,
le médaillon , les abeilles d'or. Dans la Belle- P ouïe , on vous
racontait la chapelle ardente. les figures allégoriques. l'Histoire
MO REVUE DE PARIS.
et la Justice , la croix de la Légion d'honneur el la Religion,
le nom et les prénoms de chaque passager; et enfin, quand le
prince de Joinville se fut emparé de ces précieuses dépouilles,
il dressa lui-même avec un rare talent l'acte d'exhumation.
Grâce à l'énergie de la phrase et à la sobriété de l'expression,
c'est vraiment là une pièce historique, et encore du meilleur
temps. Rien n'y manque, tout est simple, clair, précis; les dis-
positions indiquées par le jeune capitaine pour les honneurs à
rendre à l'empereur . sont d'un grand effet dans ce récit. Ce
canon qui tire de minute en minute, ces vergues en pantenne,
ces pavillons ù mi-mâts, et bientôt ces salves des navires pa-
voises, ces deux rangs d'officiers sous les armes , cette joie qui
succède à tout ce deuil, ce sont là tout à fait des détails comme
les aime la vieille histoire, négligés par Tacite, dédaignés par
Salluste , mais recherchés avec passion par Hérodote et Tite-
Live. A peine Napoléon était-il sorti de Sainte-Hélène, vingt-
cinq années jour par jour, qu'un navire venant d'Europe apprit
au prince de Joinville tous les bruits de guerre qui s'agitaient
là-bas. La guerre n'était pas déclarée encore , mais elle pou-
vait l'être demain. Aussitôt le prince assemble son conseil de
guerre, et il déclare que, s'il est attaqué, il veut se défendre;
que, s'il est le moins fort, il se fera sauter, lui et son vaisseau,
et le cercueil, et qu'ils resteront tous ensevelis dans la mer.
A ce discours du prince, l'équipage crie vivat ! En même temps
les cloisons sont démolies, les chambres provisoires établies
dans la batterie disparaissent pour faire place au canon, tous les
meubles sont jetés à la mer. Ils faisaient là encore de l'histoire,
ces jeunes gens ! Ils étaient flattés en secret de trouver un pa-
reil dénouement à une pareille vie. Pas un d'eux qui n'eût été
heureux et fier de mourir englouti dans les mêmes eaux que le
cercueil impérial ! Ah ! si la France sait se servir quelque jour
de celle passion pour la gloire qui agite ses enfants, si elle
sait mettre à profit ce besoin de renommée qui les pousse,
quels admirables résultats elle peut tirer de celte fièvre natio-
nale ! Vous savez le reste de ce voyage ; mais ce que vous ne
savez pas , c'est qu'on avait envoyé au-devant du prince un
bateau chargé de tentures et de guirlandes, un véritable céno-
taphe flottant qu'on eût dit arrangé par les décorateurs et les
machinistes delOpéra. Le jeune capitaine, homme de bon sens
REVUE DE PARIS. 2:21
connue il l'est, refusa lout net do se servir de cette machine. II
fit arracher ces crêpes funèbres, il fit couper ces guirlandes-
inutiles. — Nous n'avons pas besoin d'autre ornement, disait-il,
que le cercueil. — Seulement le vaisseau fut peint en noir, et
il déposa à Courbevoie son royal passager.
Le reste de ce triomphe n'est plus qu'une affaire de monu-
ments de bois , de slatues et de plâtres , de vases funèbres rem-
plis de poix résine, de longues trompettes murmurant tous bas
leurs accords mélancoliques sur la musique de l'auteur du Pos-
tillon de Longjtimeau. Jamais que nous sachions, on ne s'é-
tait donné plus de peine pour trouver une décoration convena-
ble à une cérémonie qui devait se faire remarquer surtout par
l'absence de toute décoration superflue. Que font en effet à
l'empereur Napoléon ces crêpes, ces bois dorés, ces velours
économiques en tissu de verre, celte poix fumante, cet appareil
emprunté au cortège de la Juive : misère, vanité, néant, dou-
leur d'emprunt que le tapissier emporte et rapporte. L'empe-
reur Napoléon n'avait besoin de personne pour donner sa der-
nière fête, la plus brillante, pour gagner sa bataille la plus dif-
ficile. Que peuvent ajouter toutes ces choses futiles à la gloire
de ces âmes extraordinaires ! En même temps , et comme pour
accompagner ces statues de vingt-quatre heures, ce cénotaphe
d'un jour, arrivaient tous les poètes de la France, les plus
grands elles plus petits; poésie asthmatique, lyres sans cordes,
refrains prétentieux, insipide et importun bourdonnement, qui
ne vaut pas , tant s'en faut, un coup de canon sur l'esplanade de
l'Hôtel des Invalides. A cette improvisation de la poésie con-
temporaine, à laquelle la poésie se préparait depuis tantôt six
mois , ils ont tous échoué d'une façon lamentable. Stérilité fu-
neste ! poésie menteuse ! Soyez donc un grand homme pour
être adopté par les petits enfants et pour servir de texte à leurs
discours de rhétorique : Ut pue ris placeas, et déclamât io fias,
comme dit Juvénal. Ah ! dans ce beau xvne siècle , pour lequel
nous n'avons pas assez de respect, ce n'était pas ainsi que s'ho-
noraient les grands hommes; ce n'était pas avec des toiles
peintes, des plâtres, de mauvais vers, du carton doré, des
marches et des contre-marches, des valets de pied en livrée,
et un faux cheval de bataille; c'était par l'éloquence, par le
génie. C'était Bossuet qui venait recevoir le grand Condé et ra-
12 19
2-_>-> REVUE l)h PARIS.
conter au monde les travaux de son héros. C'était Bossuet qui
fermait la tombe de la reine d'Angleterre , et vous savez de
quelle façon solennelle. Par cet illustre moyen , la gloire de
l'orateur et la gloire du héros célébré se mêlaient sans se con-
fondre, et vous étiez sûr que qui disait un héros disait un chef-
d'œuvre en même temps.
D'autres que nous ont raconté tous les longs et frivoles dé-
tails de la cérémonie du 15 décembre ; la flottille de Courbe-
voie, la décoration du pont de Neuilly ,1a colonne roslrale de
quaranie-cinq mètres , les trophées d'armes, l'Are-de-Triom|.lie
entouré de ses douze grands mâts de couleur bronzée ( et quel
horrible petit char en bois doré, sur ces hauteurs ! ) , les pié-
destaux, les colonnes, les statues, les candélabres antiques, les
lampes funèbres, les chiffres, les emblèmes, la statue de l'im-
mortalité au péristyle de la chambre des députés, l'amphithéâ-
tre de la terrasse du palais-Bourbon, la statue colossale du quai
des Invalides, et cette longue file de rois et de capitaines bien
étonnés de se trouver ensemble pour recevoir l'empereur Napo-
léon. Singulière idée, en effet ! Louis XIV, Louis IX, Char-
les VII, François Ier, Henri IV, et même, qui le croirait? le
prince de Condé, l'aïeul du duc d'Enghien. venant recevoir
l'empereur Napoléon ! On vous a dit aussi, à la grille d'entrée
de l'hôtel des Invalides, les rangées de candélabres, les casso-
lettes, la chapelle ardente, les frontons ornés des armes impé-
riales, les pilastres surmontés de l'aigle, les couronnes d'immor-
telles, les Victoires, les bas-reliefs imitant le bronze. Vous
savez aussi, à celte heure, l'ordre du cortège : la garde munici-
pale, les lanciers, les sapeurs-pompiers, les cuirassiers, les
écoles militaires , les batteries d'artillerie, les vétérans, la
garde nationale , et tout ce brillant pêle-mêle de vieux et de
jeunes uniformes. Ce n'est donc pas notre affaire à nous de
vous raconter toutes ces choses; on les trouvera dans d'autres
archives. Nous voulons direseulement que le bel instant de cette
apothéose, c'a été le moment où l'empereur a passé sous cet
arc de triomphe commencé par lui. A cet instant, l'empereur a
retrouvé l'enthousiasme et le soleil d'Austerlitz; le monument
a tressailli jusque dans ses fondements, l'on eût dit qu'il gran-
dissait de cent coudées. Dans l'église des Invalides, au biuit
ries canons, l'empereur a été porté, et là alors, le prince de
P,K\ IE DE PARIS. ***
Joinville, s'avançant Fépée à la main, a dit au roi son père :
Sire, je vous présente le corps de l'empereur Napoléon. A quoi
le roi a répondu d'une voix forte i Je le reçois au nom de la
France. Cette fois encore, vous voyez l'histoire qui s'arrange
et se prépare; l'historien n'aura plus qu'à copier, le peintre
aussi. Nous vous faisons grâce des autres détails; vous êtes le
maître de chercher dans la foule, les fidèles amis de l'empereur
le général Gourgaud, le général Bertrand , le comte Molitor,
et le vieux maréchal Moncey, qui s'est fait porter auprès du
cercueil de son maître, et qui s'est mis à genoux les mains
jointes , en disant comme le vieux Siméon : Nunc dimittis
servum tuum; maintenant , je puis mourir. Eu même temps
plusieurs des vieux soldats de la grande armée, tout mutilés
par les batailles , tout blanchis par les années, à genoux malgré
la consigne, baisaient en sangiottant les coins du drap funé-
raire. Ace moment-là enfin, la poésie s'est montrée à cette fête.
A ce moment-là tous les oripeaux funèbres ont disparu pour
laisser place aux vivants souvenirs, à l'enthousiasme sincère,
aux larmes véritables. A ce moment-là aussi, les complaintes
de M. Halévy . de M. Adam et de Bf. Auber, mélodies incomplè-
tes et tourmentées, ont fait place au Requiem tout-puissant de
Mozart. Certes, vous avez bien raison , messieurs, d'appeler
enfin à votre aidequelque chef-d œuvre dans cette solennité où
rien n'a été à la hauteur de la fêle. Certes, vous avez bien rai-
son de mettre tous vos oripeaux à l'abri du génie de Mozart.
Mais cependant la France en est-elle venue là, que, dans cette
cérémonie auguste et sainte, quand il s'agit de célébrer le plus
grand homme des temps modernes, ni le sculpteur, ni le pein-
tre, ni l'architecte, ni le musicien , ni le poète , ni l'orateur
n'aient été à la hauteur de leur mission ? Eh bien ! qu'allen-
dent-ils donc pour se révéler enfin les uns et les autres? Quel
héros plus illustre , quel sujet plus naturel, quelle gloire moins
contestée ? M. le prince de Joinville , qui déjà se connaît en
enthousiasme, racontait à ce sujet que ce qui l'avait le plus
touché dans son voyage, c'était une pauvre famille des bords
de la Seine , passé le Pont de l'Arche. La famille s'était rendue
dans son petit champ sur les bords de la rivière. Les quatre
enfants s'étaient jetés à genoux les mains jointes. La femme et
le mari tenaient unr* longue perche surmontée d'un drapeau
224 REVUE Dfc PARIS.
tricolore, et le vieux grand-père, affublé d'un uniforme tout
usé , déchargeait en l'air une carabine qui datait pour le moins
d'Austerlitz. Il y avait en effet tant d'enthousiasme naïf, tant
de bonheur vrai , dans celte honnête famille , qu'il était impos-
sible de ne pas en être ému et charmé.
Et maintenant qu'il repose dans son triomphe, dans sa gloire
et dansson église, le héros de lantde batailles , maintenant que
Sainte-Hélène a rendu sa proie, maintenant que cette immense
lacune de la cité parisienne est comblée, nous n'avons plus à
faire qu'un seul vœu , c'est qu'au moins l'art contemporain,
après toute sorte de tâtonnements ridicules, finisse par élever
à Sa Majesté l'empereur Napoléon un tombeau digne de lui.
Critique fttttratrr.
HISTOIRE DE LA VIE ET DES POESIES D'HORACE ,
PAR M. WALCKENAEB (1).
« Une infinité d'habiles gens ont travaillé sur les poésies
d'Horace : les uns ont fait de savantes notes, les autres de bel-
les traductions ; mais reste encore bien des choses à faire. » Tel
était en 1736, en une séance solennelle de l'Académie des In-
scriptions, le jugement que M. l'abbé Coulure, membre alors
connu de celte docte assemblée, exprimait sur les nombreux
commentateurs de l'ami de Mécène. L'abbé Coulure avait raison
sans doule, car depuis ce lempson pourrait facilement compter
quelques centaines de volumes, prose ou vers , destinés à re-
produire ou à élucider Horace. Pour tout ami de l'antiquité
classique, le voyage à Tibur est le pèlerinage de la Mecque, et
la plus brève des odes du grand poète, fouillée, labourée dans
tous les mots , donne toujours , comme une ruine , quelque en-
seignement inattendu à la science du passé. Sans nul doute
Horace est le plus lu, le plus imprimé, le plus traduit et par
conséquent le plus défiguré des poètes romains. Dès 1470 on
l'imprime à Milan. On en compte dans le xve siècle soixanle-
(1) 2 vol. in-8». chei Michand . rue «lu Hasard, 40.
19.
226 RIVUI bk PARIS.
une éditions; c'est presque autant que la Bible. En 1609, il a
fini son tour d'Europe , il est reproduit dans toutes les langues,
sous toutes les formes, même en vers grecs. C'est partout Ho-
race avec le commentaire des plus grands savants du temps,
doctissimorum virorum. Aide épure les textes, Lambin les
annote, et avec une telle lenteur d'attention, que le mot lam-
biner en est resté dans notre langue; Jacques Pelletier, Habert
de Berry, vers 1540, translatent en rimes françaises l'Art Poé-
tique et les épî très :
... Bien qu'en translatant
Y ait honneur, mais de profit pas tant.
Après le commentaire vient la dispute. Ce grand xvie siècle,
qui bataillait pour le pape et pour la messe, bataille avec une
égale ardeur pour la virgule et pour le point ; et dans cette ré-
publique des lettres f où les plus humbles aspirent à la dicta-
ture, la guerre philologique est aussi vive que la guerre reli-
gieuse , car. auprès de bien des gens , l'ode, l'épître ou la satire
ont acquis déjà plus d'aulorité que le texte du concile. On se
querelle, mais on admire , souvent même sans comprendre.
L'étude approfondie n'affaiblit en rien la curiosité ; les imita-
lions , les traductions se multiplient ; c'est un motif pour reve-
nir au texte, et le poêle garde toujours son public délite. Il a
ses entrées à la cour de Louis XIV comme à celle d'Auguste.
Mme Dacier oublie volontiers pour lui ménage et pot au feu ;
elle oublie même le mol de Quintilien, qui cependant ne s'adres-
sait qu'aux rhéteurs, in quibasdam Horatium nolim inter-
prétatif et elle affronte les éditions complètes. xMme de La Fayette
fait sa lecture d'Horace, Boileau le décalque. D'Aguesseau ,
dans un discours de rentrée, en conseille l'élude aux graves
avocats du roi. Voltaire lui adresse une épître qui est un chef-
d'œuvre de raison et de raillerie. Enfin, dans une circonstance
difficile, le grand Frédéric, ayant besoin de courage et de phi-
losophie (c'était quelques jours avant la bataille de Rosbach) ,
demanda au professeur Goltsched une leçon publique sur Ho-
race. Goltsched traita du stoïcisme du poêle, de la résignation
dont il a donné de si justes préceptes, et l'énergie de Frédéric
en fut comme relrpmpée.
REVUE DE PARIS.
Par quelle secrète puissance de verve et de raison le poète de
Tibur a-t-il donc conquis cette admiration universelle, l'admi-
ration de Voltaire et de l'abbé Nonotle? C'est que jamais peut-
être organisation poétique n'a été plus ouverte à tous les senti-
ments profonds, à tous les caprices, à toutes les émotions vives
et mobiles qui constituent l'homme dans tous les temps, dans
toutes les sociétés; c'est qu'il a aimé et chanté ce que nous
avons tous aimé ou souhaité trop souvent en vain, les amitiés
discrètes, le repos . l'étude, les promenades oisives , Cyrrha ou
Chloris. Vingt siècles et le christianisme nous séparentdu poêle,
et cependant il est toujours vrai, toujours senti; nous oublions
Ligurinus, et les amours ancillaires , pour ne songer qu'à Lydie.
Lejustum et tenacem absout le soldat de Philippes, et nous
l'aimons tous et toujours, suivant l'âge, pour sa sagesse ou sa
folie. Tel est le charme qui s'attache à ce grand nom, qu'il
suffit à faire rechercher comme une heureuse nouveauté les
deux récents volumes de M. Walckenaer, qui n'ont pas moins
de six cents pages, petit-texte. V Histoire de la vie et des poé-
sies d'Horace est une œuvre consciencieuse , savante à la ma-
nière allemande, peu aiguisée, mais très-riche de détails. Du
reste, on excuse la diffusion par l'étendue des recherches. Grœ-
vius n'eût pas fait mieux. Par malheur, l'unité manque, et bien
que la forme d'art ne soit pas de rigueur à l' Académie des In-
scriptions , je regrette que M. Walckenaer n'ait point transporté
dans son livre quelque chose du procédé de M. Patin. Au lieu
de suivre, comme l'habile et élégant historien de la poésie la-
tine , une sorte de division logique, et d'étudier tour à tour le
poêle, chez lui , chez Mécène , à Rome, à Tibur, de l'étudier
comme philosophe , comme écrivain, comme homme, dans ses
rêveries, dans ses lectures, dans ses amours, M. Walckenaer
a adopté pour toutes choses l'ordre chronologique, et son livre
est devenu, de la sorle, une espèce de labyrinthe, où l'on passe
souvent par les mêmes sentiers. Il y a bien aussi ça et là quelques
etourderies, ce qui surprend de la part de M. Walckenaer.
quelques réflexions sur les mœurs antiques, où la couleur lo-
cale est un peu trop fidèlement gardée, des images mythologi-
ques, se livrer aux plaisirs de Bacchus et de F émis, par
exemple, et quelques autres manières de dire qui rappellent le
père Tarleroii. Malgré cela, et sauf quelques dissertations sur
228 REVUE DE PARIS.
des sujets par trop connus, le livre se lit avec intérêt , car il
offre sur la vie romaine, sur le caractère, les habitudes d'Horace,
des renseignements précieux, et que leur dispersion dans une
foule de volumes avait fait oublier depuis longtemps.
C'est avant tout la précision du détail intime qui attache dans
celte étude. On aime à connaître Horace, tout petit enfant, ap-
prenant à lire, à écrire et à compter, chez le maître d'école
Flavius; c'est là pour le grand poêle la salle d'asile. Il passe
ensuite sous la direction d'Orbilius , le professeur de littérature.
Orbilius Plagosus corrigeait ses élèves avec une lourde férule
et un martinet armé de lanières de cuir, absolument comme au
collège d'Harcourt ou chez les pères de l'Oratoire. Puis , à tra-
vers bien des détails de la jeunesse , on le retrouve à Athènes
occupé de politique , de poésie , admis dans le grand monde ,
étudiant Homère , qui formait dans l'antiquité la base de tout
enseignement élevé, Ennius, qui lui révèle la philosophie de
Pylhagore, Lucrèce, qui lui révèle Épicure. Il conspire avec
Brutus, il fait des vers avec Virgile, il se bat ou plutôt il se
sauve à Philippes , et son talent, son caractère, se forment vite
au contact de ces amitiés si diversement illustres , et dans le
choc des grands événements qui agitent le inonde romain. Tour
à tour chef de légion et scribe du trésor, Horace s'accommodait
mal à des fonctions publiques; il chercha par ses versa se
créer des protecteurs puissants : il l'avoue lui-même :
Inopem que paterni
Et Laris , et fundi , paupertas impulit audax
Ut versus facerem....
Mais que demande-t-il? ce que personne peut-être n'eût
songé à demander de son temps : la médiocrité. Mécène fit
droit à ce vœu du poêle, mais, avant comme après le bienfait,
le protégé resta toujours à la hauteur du protecteur. Jusque-
là , Horace avait été de l'opposition, et même un peu révolu-
tionnaire ; mais maintenant , propriétaire et rentier pour ainsi
dire, il est essentiellement conservateur; ce qu'il souhaite avant
tout, c'est la paix et le triomphe d'Auguste, qui doit amener
cptte paix profonde et durable. Il a vu tous les malheurs des
REVUE DE PARIS. 229
guerres civiles, et il se soumet sans répugnance au gouvernement
absolu , qui semble lui promettre , avec son bien-être particu-
lier, le repos et la grandeur de l'empire. Que de gens de nos
jours ont été de l'avis du poëte !
Le repos , le loisir , c'est le bonheur pour Horace. Il lit , il
rêve , il se promène ; et, comme l'a dit La Bruyère, lire, rêver,
se promener, n'esl-ce pas le travail du sage? Lorsqu'il habite
Rome, Horace se lève vers dix heures. Il s'occupe de philosophie,
de vers, non comme élude, mais comme simple distraction,
comme fantaisie épicurienne de l'esprit. Puis, après les soins
de la pensée , les soins du corps , le jeu au Champ-de-Mars, le
bain , la promenade. Il va au marché s'informer du prix des
légumes, au Forum écouter les astrologues; on le rencontre
souvent dans la voie Appienne ; c'est là que se promènent les
femmes qui cherchent de galantes aventures ; les dames de l'a-
ristocratie qui ont voiture et qui du haut de leur équipage
agacent les gladiateurs qui passent; les femmes de théâtre,
richement payées, dont la robe transparente ressemble à une
étoffe tissue avec du vent ou à des nuages de lin. Mais de tant
de beautés toujours prêtes à sourire, Horace aimera de préfé-
rence, et par moralité même, celles qui souriront le plus vite
et le plus doucement; car il respecte, comme une chose sainte,
l'honneur des matrones, la vertu des vierges; et, pour lui
comme pour Caton, en amour, c'est la séduction ou l'adultère
qui fait le crime.
Vers le soir, Horace rentre chez lui pour le diner. Des pois
chiches, des poireaux, des beignets , du vin de seconde qualité,
mais déjà vieux . en font tous les frais. Quelquefois cependant
des amis que n'effraye pas la modestie de sa table, viennent par-
tager son repas. Alors il supplée à l'élégance par une extrême
propreté. Chez nous, les jours de réception, on fait cirer le
parquet ; chez Horace, on frotte les statues des dieux Lares, ou
leur fait , comme au maître de la maison , une sorte de toilette ;
cela donne un air de gaieté , splendet focus. Le poète qui s'ac-
commode de tout, même du luxe, sait aussi, à l'occasion,
faire honneur aux repas splendides. Chez lui, quelques légumes
suffisent à ses besoins ; mais cet homme qui a l'usage du monde,
et qui se plie poliment à toutes les habitudes , il peut défier à la
table des grands , les convives les plus raffinés dans la science
230 REVUE DE PARIS.
difficile d'Apicius et de Brillât Savarin. 11 savoure lentement le
céeube,qui ne compte pas moins de vingt ans, ce dernier
terme de la vieillesse des vins antiques; il déguste au premier
service ces petits pâtés chauds que Nomenlanus avalait d'une
bouchée , et son appétit sagement ménagé, jusqu'au moment
où l'on sert le vin de Chio (c'était le vin de dessert des Romains),
lui permet de goûter tous les plats, le sanglier mariné dans la
lie de vin et assaisonné de laitues, la murène et le homard à
l'huile, le foie d'oie farci, le salmis d'épaules de levraut, et les
merles rôtis sur la flamme vive.
Quels que soient cependant les égards dont la haute société
romaine entoure Horace , quel que soit le charme des rapports,
le poêle, qui a besoin surtout de recueillement, de silence,
d'air pur et d'ombrage , échappe aussitôt qu'il est libre, sans
blesser les convenances , au bruit , aux embarras de la capitale.
11 se réfugie dans sa lerre de la Sabine. C'est là son Éden. Cinq
métairies et une maison de maître composent la propriété. Le
sol n'est pas des plus fertiles , mais il est assez richeencore pour
nourrir un petit troupeau. Les blés sont chétifs, la vigne pousse
avec peine . mais le paysage est délicieux ; et ces buissons, qui
sont l'effroi d'un propriétaire avare , ces ronces qui se traînent
sur un sol maigre, ont pour le poêle un certain charme. Leurs
baies rouges sont comme les fleurs de l'automne , qui lui plai-
sent à 1 égal des plus riches moissons. Un ruisseau , lympha
fugax , serpente à travers le domaine; l'air est pur, salubre.
Le corps d'habitation , heureusement exposé, reçoit en plein
les premières clartés du soleil, et à quelques pas, un petit bois,
planté de chênes noirs et verts , rappelle les beaux ombrages de
Tarente . impénétrables aux plus chauds rayons. Horace ,
dans cet asile, vit doucement . en vrai gentilhomme campa-
gnard. Il se promène pour tracer la besogne à l'esclave qui
conduit la charrue, à celui qui défriche; il fait planter; il in-
voque pour le chevreau qui vient de naître , les divinités pro-
tectrices des campagnes, et souvent , il a soin de nous l'ap-
prendre. Faune, le dieu prophétique du Lalium, descend du
mont Lycée et vient à sa prière soigner ses troupeaux. Le
soir, Horace fait ou reçoit des visites, mais sans cérémonie,
et comme cela se pratique entre voisins à la campagne. Cervius
et le bonhomme Aseltaè . malgré leurs mœurs un peu rustiques.
REVUE Dt TARIS. 2ôl
sont au nombre de ses intimas, et le poète aime à débattre avec
eux, selon les simples lumières du sens commun, les questions
agitées dans les écoles de philosophie.
Sur quel point précis de l'Italie était donc située cette cam-
pagne heureuse , rua beatum . où s'écoulèrent les heures les
plus douces, les plus silencieuses, de la vie d'un grand poëte?
L'érudition moderne devait bien à cette mémoire illustre de
rechercher les vestiges effacés de cette simple demeure, qui
fut pour Horace comme le temple serein de la Sagesse , que la
muse puissante de Lucrèce a chanté. Il y avait là une relique
perdue; Biondi, Cluvier, Kircher , se sont mis à la recherche,
mais sans succès. Enfin, dans le xvme siècle, l'abbé Capmarlin
de Chaupy a été assez heureux, assez infatigable, pour retrou-
ver les ruines enfouies de la maison d'Horace, et cette décou-
verte, qui fut le sujet de trois gros volumes, lui fit une répu-
tation.
Tibur, comme la terre de la Sabine, a une place dans les
souvenirs les plus chers du poëte. C'était aussi un lieu charmant
de retraite, mais plus mondain, le rendez-vous des beaux es-
prits , des femmes à la mode; c'était là que demeurait, dans la
belle saison , la coquelte Hostia, la Cynlhie de Properce. Ho-
race y fit de fréquents séjours, et il est probable qu'il y possé-
dait même une maison. Aux approches de l'hiver, il quittait
Sabine ou Tibur. et descendait vers la mer. C'était là aussi une
habitude de la grande société romaine. Toute la côte, depuis
Ostie jusqu'à la pointe méridionale de l'Italie, était bordée d'é-
légantes villas. On s'y rendait l'hiver pour jouir d'une tempéra-
ture plus égale. Baia surtout était en vogue, renommée pour
ses eaux sulfureuses, et aussi pour la facilité de mœurs et la
vie toute sensuelle qu'on pouvait y mener sans scandale. Il y
avait bien là de quoi tenter Horace; mais son médecin, Anlo-
nius Musa , le même qui guérit si habilement Auguste avec des
bains froids, de l'eau fraîche et de la tisane de laitue , lui in-
terdit ce séjour, où des distractions trop vives pouvaient nuire
à sa santé déjà compromise. A trente-six ans Horace souffrait
des embarras précoces de la vieillesse. 11 souffrait aussi de cette
tristesse vague, de ce tiraillement intérieur, iirotura. comme
disent les Italiens, qui est la maladie des artistes et des pen-
seurs. Musa l'envoya donc aux eaux minérales de Clusium et aux
253 REVUE DE PARIS.
bains de mer ; mais avant de partir le poète eut soin de s'iu-
foriner dans quel port on mangeait le meilleur poisson, si les
auberges étaient comfortables, si les habitants faisaient agréa-
blement aux étrangers les honneurs de leur ville. L'état des
chemins l'inquiétait aussi, car il voyageait d'habitude sur une
assez maigre monture, et les difficultés du voyage effrayaient
sa paresse. Quand il eut pris de suffisantes informations,
Horace se mit en roule. Le voyage lui fit du bien , et il revint
comme on ne revient pas toujours des bains de mer, plus gras
et plus coloré.
Cependant le poète, en avançant en âge, se retirait de plus
en plus de la dissipation du monde. Les clameurs lointaines,
les murmures intérieurs, s'apaisaient tout à la fois. Tibur eut
presque sans partage ses derniers jours; sa fin, comme celle
du sage de La Fontaine, comme celle de tout homme de bien,
fut paisible, et si quelques orages avaient troublé sa jeunesse,
son âge mûr , tout occupé d'art , de philosophie , de sensations
douces, d'amitiés partagées, lui donna le peu de bonheur que
cette vie peut donner. Il mourut à cinquante-sept ans, le
27 novembre 745. Fidèle à toutes ses affections, Horace, dans
son testament , n'oublia pas ses amis, ses plus puissants bien-
faiteurs eux-mêmes.
Je me trompe peut-être , mais il me semble que ces détails ,
si minces qu'ils soient, ont cependant, par la distance et
l'homme qu'ils concernent, un charme incontestable. On peut
surprendre, dans les habitudes du poêle ainsi analysées, dans
sa vie intime, qui touche à la fois, par des points extrêmes,
aux plus humbles comme aux plus hautes conditions , dans les
nombreux caprices de ses sens, les secrètes origines de ses in-
spirations. M. Walckenaer a toujours noté avec grand soin les
occasions apparentes ou détournées qui ont inspiré ses diverses
poésies , l'influence de la philosophie antique sur sa pensée et
les règles de sa conduite. L'étude est féconde. Horace est à la
fois épicurien , sceptique, stoïcien, moraliste, politique, criti-
que littéraire , et toujours grand écrivain. Les aspects varient
sans cesse , et Ton découvre de la sorte , près de la question
philosophique, d'autres questions d'un plus vif intérêt. Les lit-
tératures , les croyances , les ridicules , qui changent comme
les modes , les vices qui subsistent , les intrigues qui pullulent
REVUE Dfc PARIS. 235
dans la république aussi bien que dans la monarchie , les pe-
tites vanités, aussi sottes à Rome qu'à Paris , passent tour à'
tour sous les lanières acérées du poète , qui se frappe quelque-
fois lui-même pour avoir le droit de frapper plus fort sur les
autres. C'est tout un panorama, un peu confus , mais qui a tou-
jours sa curiosité, et qui donna lieu à plus d'un rapprochement.
Toute grande ville se ressemble. C'est le foyer lumineux et
l'égout , le rendez-vous des grands talents et des vices , des vo-
leurs et des mécontents, des gens qui veulent faire fortune et
de ceux qui aiment à se ruiner. Le mont Esquilin, n'est-ce
pas le Père-Lachaise, avec la fosse commune, où les morts
vont se perdre sans qu'une pierre garde leur nom? La voie
Appienne , promenade habituelle des courtisanes inscrites sur
le registre des édits, des courtisanes aux brodequins souillés
par la boue , n'est-ce pas le boulevart à la chute du jour? Ces
stoïciens qui, à défaut de sagesse, mettent leur gloire, leur
philosophie, dans l'originalité d'une plus longue barbe, d'un
plus gros bâton, n'ont-ils pas laissé chez nous quelques disci-
ples? Et ces jeunes gens de famille, qui se ruinent à manger des
huîtres du promontoire de Rulupia , qui sont nos huitres vertes
d'Oslende, n'ont-ils pas aussi fait école?
Outre la simple curiosité, il y a dans la vie d'Horace, dans
ses œuvres, l'enseignement pratique, et des leçons pour tous.
Lisons-le donc , comme lui-même lisait Homère , afin d'y cher-
cher cette science de la vie , qu'il est si difficile d'acquérir.
Éludions celte manière antique, sobre, complète, où le travail
le plus réfléchi ressemble encore à tous les hasards de la verve.
II y aura profit pour tous , même pour les maîtres de l'art mo-
derne. Horace, en effet, ressemble à la fontaine de Bandusie,
splendidior vitro, qui ne tarit jamais et ne déborde pas. Et ,
certes, quand nous voyons Siloë , la source sainte où s'abreu-
vent tous nos poètes, les plus grands , les plus aimés , se chan-
ger parfois en torrent bourbeux, quand le Tibre ou l'Éridan ont
leurs fontes de neige, nous aimons, comme le dit M. Hugo , à
propos du poète de Théos :
Boire au petit ruisseau tamisé par les monts ;
A ces sources antiques , toujours fraîches , toujours voilées
de mousse et de fleurs.
12 20
?34 REVUS DE PARIS.
M. AValckcmaer a eu aussi pour sa part ses débordeinenls
d'éiudi'.ion. Il admire la piécision d'Horace, mais il ne (ente
pas de l'imiter. C'est un plaisir, je le sais, de parler, quand
on sait beaucoup. Cela s'excuse, mais ce qui ne saurait vrai-
ment s'excuser , c'est de n'avoir rien dit, ou fort peu de chose,
de l'influence d'Horace sur la poésie moderne, de n'avoir point
cherché jusqu'à nos jours la ligne directe des collatéraux du
grand poëte, de n'avoir point suivi jusqu'à notre époque
même la pensée de sa pensée. C'est au vie siècle surtout que
cette influence éclate avec une singulière puissance; le senti-
ment chrétien disparaît en quelque sorte de la poésie. A part
les calvinistes , qui mettent les psaumes en rimes . à part quel-
ques moines ou abbés catholiques, qui chantent la Vierge,
moins par enthousiasme que par habitude de bréviaire, les
poëtes cherchent leurs inspirations aux mêmes sources que
l'antiquité. Au lieu du cécube , on a le benoît et désiré piot ;
au lieu de l'amphore, la cruche ou le pot d'étain; mais c'est
toujours le vin qui inspire. Paiye! à la humerie! qu'est-ce
autre chose , en langage pantagruélique , que le mot d Horace à
son esclave ; enfant , du falerne et des roses? La courtisane du
xvie siècle, comme la courtisane antique, a dénoué sa cein-
ture. Vénus est remontée dans lOlympe. V enfant Amour a
ressaisi son arc. Louise Labbé hérite du boudoir d'Aspasie.
Bayle dit, à celte occasion, de fort jolies choses. La réforme
elle-même , où l'on veut toujours voir une protestation du libre
examen contre l'autorité , n'est-elle pas plus réellement une
simple protestation du sentiment païen à demi ressuscité , de
la chair contre l'esprit ? Ronsard, Marot, Chassignet, Régnier,
chantent en chœur, comme l'élégiaque latin : (la mihi mille
basia , Lesbia! Seulement Lesbia s'appelle la reine de Na-
varre; Nééra s'appelle Macelte. Ne retrouvons-nous pas quel-
ques fleurs effeuillées de la couronne d'Horace, quelques par-
fums de la Sabine et de Tibur dans nos poêles les plus aimés?
La Fontaine, Voltaire en ses vers légers, Chaulieu, Chénier,
ne sont-ils pas du même sang, et aussi Béranger, et, avec la
nuance chrétienne et plus intime, Sainte-Beuve? Certes, dans
ces rapprochements , qu'il eût été piquant de justifier parle
détail, ce qui serait facile, il y avait le sujet de quelques
pages intéressantes ; heureusement M. Patin s'occupe aussi
lit VUE DE PARIS. -3.3
d'Horace, et l'infatigable érudition de M. Walckenaer a laissé ,
on le voit, plus d'une chose à faire à sa critique aiguisée et à-
son atticisme.
L01A>"DRE.
QUELQUES
TYPES ALLEMANDS.
La mode, cette suprême puissance qu'il faut toujours suivre
en France de loin ou de près, prive notre pays d'une foule d'in-
dividualités pittoresques qui, en Allemagne, attirent les regards
de l'observateur. A Vienne, l'originalité est moins marquée,
parce que la noblesse et les hommes en relief y copient trop
volontiers la France à l'époque de son ancien régime; à Berlin,
au contraire, les types sont d'autant plus saillants qu'une cer-
taine antipathie, entretenue avec soin contre la France, y fait
priser de préférence tout ce qui forme un contraste notable
avec les mœurs et les traditions de Paris.
M. de Melternich a été ambassadeur à Paris, et il a trop d'es-
prit pour ne pas apprécier les succès de tout genre qu'il obtint
jadis dans celle capitale. Sa figure, sa tenue, sa conversation et
même son accent (ce qui est rare en Autriche) ont un caractère
tout français. M. de Melternich parle beaucoup et parle bien.
Il a certains mots qu'il affectionne et des locutions une fois choi-
sies qui reviennent dans ses discours avec une espèce de régu-
larité. Ainsi, il ne dit point comme nous le système conserva-
teur, mais le système conservatif; et il semble si préoccupé de
son importance exclusive dans les affaires, qu'en parlant sans
cesse de Yempereur de Russie et du roi de Prusse, il ne lui ar-
rive jamais de dire Yempereur d'Autriche , mais seulement le
REVUE DE PARIS. o"7
cabinet autrichien. Voici une phrase que j'ai retenue parce
qu'elle est revenue plusieurs fois dans une conversation politi-
que . et qu'elle m'a frappé à cause de la particularité que je si-
gnale : « Telles sont les intentions de l'empereur de Russie,
du roi de Prusse et du cabinet que f ai l'honneur de diriger.
Nous sommes d'accord à ce sujet... » On voit que, par une ha-
bitude assez naturelle dans sa position, le chancelier se place
au niveau des souverains et non au niveau des ministres, dis-
traction sans doute permise après un si long temps d'un gou-
vernement très-réel.
Il n'est personne qui n'ait entendu dire et qui n'ait lu vingt
fois dans les journaux de Paris que M. de Metternich avait un
œil de verre. C'est un fait tellement établi et adopté que mille
anecdotes ont circulé à ce sujet , et ont obtenu peu de succès
parce que le fait est connu, rebattu au-delà de toute expression,
et que jamais il ne s'est élevé le moindre doute à cet égard.
Qu'on excuse donc mon ingénuité , lorsque je raconterai que,
reçu par le prince avec politesse et assis auprès de lui sur son
canapé, j'admirais avec un certain respect ses traits nobles et sa
belle chevelure blanche , arrêtant avec quelque peine mes re-
gards sur ses deux grands yeux bleus qui me semblaient s'ani-
mer avec sa conversation. Quel chef-d'œuvre, me disais-je, que
cet œil de verre! Comme il est pareil à son voisin ! L'attention
la plus scrupuleuse y serait trompée. Puis, prenant sur moi de
regarder bien hardiment le ministre, je résolus de découvrir
positivement quel était le bon œil et quel était le mauvais. Le
résultat de mes observations fut ce qu'on pourrait deviner d'a-
vance : qu'un homme d'État si haut placé est occupé d'affaires
trop sérieuses pour réfuter de telles folies ; qu'elles se propagent
cependant parce qu'il ne les réfute pas, et qu'il doit arriver en-
fin un de ces hommes crédules que la presse a mystifiés, et qui,
ayant comme moi vérifié le fait, viendra dire naïvement à ses
lecteurs : Je puis vous assurer en conscience que le prince de
Metternich a deux yeux aussi bons que les miens et les vôtres,
et que l'histoire de l'œil de verre est une invention dont je ne
comprends pas trop la spirituelle malignité.
11 y a une grande analogie entre le caractère de M. de Met-
ternich et celui du comte deKaunilz, qui dirigea avant lui avec
bonheur les destinées de la nation autrichienne. Comme le
99.
asi HEVL'E DE PARIS.
chancelier actuel, M. de Kaunitz avait été ambassadeur à Pa-
ris ; si M. de Metternich eut le bonheur de plaire à des dames
très-haut placées à la cour impériale, M. de Kaunitz avait été
aussi l'un des plus aimables courtisans de Mme de Pompadour.
Son habitude à Vienne était de ne jamais dîner qu'assis entre
deux dames ; et, lorsque le comte de La Messelière, qui se ren-
dait en ambassade à la cour de Russie, fut reçu par M. de
Kaunitz, qui l'invita à diner et le plaça auprès de lui à table,
cette faveur singulière et inusitée donna à toute la diplomatie
la plus haute idée du crédit dont l'envoyé français et son gou-
vernement jouissaient à la cour de Vienne. Dès cette époque
comme aujourd'hui, une politesse exquise caractérisait la cour
d'Autriche, et la famille impériale entendait qu'autour d'elle
tout le monde fût soumis à cette étiquette de bon goût; et
comme le même ambassadeur venait de ramasser l'éventail
qu'une jeune archiduchesse avait laissé tomber, et le lui présen-
tait respectueusement sur son chapeau sans qu'elle lui adressât
aucun reraerciment : «Monsieur, lui dit l'empereur, ayez la
bonté de remettre l'éventail à terre, puisqu'on ne prend pas la
peine de vous remercier. »
En Prusse, l'amour-propre national se déguise moins ; peut-
être même ne se déguise-t-il pas assez, et il en résulte une es-
pèce de dédain pour l'étranger qui tourne au désavantage de la
population prussienne, dont les bonnes qualités sont dès lois
plus difficiles à reconnaître. De brillantes individualités peu-
vent pourtant servir à juger dans ce pays l'homme d'État ,
l'homme de guerre , l'historien , le philosophe, et l'on est forcé
d'avouer que souvent, sous le rapport de l'intelligence, la Prusse
a été magnifiquement servie.
La gloire de Fredéric-le-Grand futimmense sans doute ; mais,
en rapportant tout à lui. ce roi devait laisser à sa mort un vide
déplorable. Frédéric-Guillaume III, embarrassé, appelad'abonl
dans ses conseils Mencken , qui lui-même pria le roi de lui ad-
joindre un collègue, et Beyme fut nommé. Beyme ouvre la liste
des hommes d'Etat célèbres que la Prusse a produits dans ce
siècle. La jurisprudence était sa vocation spéciale sans doute ,
puisqu'à son tour il fut obligé de prier le roi de lui adjoindre
un nouveau conseiller, M. Lombard. Olui-ci , dans toute sa
carrière, où il eut comme homme d'Étal bien des désirs ambi-
REVUE DE PARIS. ISt
tieux, ne put jamais réaliser son vœu le plus ardent, qui con-
sistait à faire une tragédie française. Les malheurs de la Prusse
furent en partie attribués à sa légèreté, et la reine, qui vit
même dans Lombard un conspirateur, le fit jeter dans les pri-
sons de Steltin, d'où Guillaume III le fit bientôt sortir. Dégoûté
de la politique, mais non de la poésie, Lombard, après la paix
de Tilsilt, se fil nommer secrétaire perpétuel de l'Académie, et
se remit à travailler à sa tragédie française, qu'il n'a jamais eu
le bonheur de terminer. Auprès de ces noms il faut placer Haug-
wilz, renommée politique encore usurpée. Lavater, le voyant
pour la première fois, s'écria : « C'est la tête du Christ! » Et
quelques jours après il avouait que le prétendu Christ n'était
qu'un joueur et un roué. Ayant d'abord poussé le cabinet prus-
sien à s'unir avec l'Autriche contre la France, Haugwilz apprit
qu'il fallait virer de bord, la bataille d'Austerlilz ayant donné à
cette dernière tout l'avantage; il s'approcha alors de Talîey-
rand, et prenant un air enchanté : «Eh bien! lui-il, nous avons
donc vaincu!» Plus d'effronterie serait difficile, et Talley-
rand aimait à raconter ce trait d'aplomb par trop diplomatique.
M. de Hardenberg. qui succéda à ces hommes, eut un mérite
plus réel, et se trouva lié aux événements mémorables de 1814.
Successeur de Haugwilz, il passa d'abord pour être dévoué aux
intérêts de l'Angleterre ; mais il est probable que c'était surtout
d'Alexandre de Russie que lui venaient ses inspirations politi-
ques. La bataille d'Iéna, la paix de Tilsitt, anéantirent son cré-
dit, et le forcèrent à se réfugier en Russie. Avec les malheurs de
la France devaient renaître son influence et son autorité. Tels
sont les principaux hommes d'État qui précédèrent au pouvoir
M. Ancillon, homme essentiellement honnête, mais lourd, dif-
fus, et dépourvu de cette lucidité d'esprit, de cette élégance de
formes, de cette habiiude du monde que la diplomatie exige et
que la chaire ne donne pas. Tous ces hommes eurent du mérite,
sans doute, mais aucun d'eux ne se distingua par un génie poli-
tique transcendant.
Les généraux prussiens ont offert des caractères plus remar-
quables; mais plusieurs d'entre eux sont jugés encore avec une
injuste prévention dont il serait temps de revenir. Je citerai
surtout ce fameux duo de Rrunswick dont le manifeste indigna
la France, et que l'on nous a sans cesse représenté sous une
2i0 REVUE DE PARIS.
couleur odieuse. L'histoire de ce duc et de son manifeste mé-
rite bien d'être connue.
Le duc de Brunswick, ayant perdu son père, hérita de sa
souveraineté et d'une dette de 900,000 écus que l'ancien duc
avait contractée envers la Prusse. Cette dette fut payée, l'ad-
ministration du petit État admirablement organisée; mais,
comme vassal d'un prince plus puissant, le nouveau souverain
fut entraîné parla Prusse dans le mouvement politique dont il
devait être victime. Le comte de Schoulenbourg, alors ministre
des affaires étrangères à Berlin, chargea un conseiller déléga-
tion nommé Reuffner , de rédiger un manifeste. Celui-ci, dont
la femme avait perdu un procès à Strasbourg, sa ville natale,
mit en commun ses ressentiments personnels avec la haine que
Schoulenbourg avait vouée à la France, et trouva très-beau et
très-éloquentdemenacer Paris du sortde Jérusalem. Brunswick
signa le manifeste sur l'invitation du cabinet, et se fit , tout
calme et tout poli qu'il était, la réputation d'un furieux et d'un
matamore. II était brave, éclairé, persévérant; et quoiqu'on
Tait accusé de trop pencher pour l'Angleterre, il conseilla sou-
vent la paix et rendait justice à la gloire militaire de la France.
Ayant reçu sur le champ de bataille une blessure qui le priva
de la vue, il fut transporté d'abord à Brunswick ; puis, quand
les Français menacèrent celte résidence, àAltona, où il mourut
à la suite d'une douloureuse maladie, et son corps fut inhumé
à Otlersen dans la même église où reposent les restes de Klop-
stock.
A l'époque d'impartialité historique où nous sommes arrivés,
il faut rendre justice à chacun, etleprincedeBrunswick a laissé
dans toute l'Allemagne une mémoire honorée; mais il n'en est
pas ainsi de quelques autres héros dont les événements ont mis
à nu le caractère. Ainsi le fameux général de Kœkeritz , honoré
de l'amitié de Frédéric-Guillaume III , après la bataille d'Iéna ,
si fatale à la Prusse, fut visité par un certain nombre de per-
sonnes qui voulaient obtenir de lui les détails de ce grand dé-
sastre. On le trouva à table, occupé à découper une excellente
dinde aux truffes qu'il s'était fait préparer en guise de consola-
lion ; et l'on se souvint que, peu de temps auparavant, dans
une tournée qu'il avait faite avec le roi pour connaître l'état de
je ne sais quelle province, un curé qui avait répondu à toutes
REVUE DE PARIS. 241
les questions du monarque, ayant cul ensuite à Kœkeritz : a Et
vous, général, ayez-vous quelque chose à me demander? » ce-
lui-ci avait répondu : «Certainement, curé, j'ai à vous deman-
der du pain et quelques tranches de saucisson. »
Un autre original , que l'armée française avait surnommé le
don Quichotte prussien, était le général Philippe de Ruchel.
Jamais homme n'eut meilleure opinion de soi-même, et ne se
montra si convaincu de sa propre supériorité. On lui a dû des
améliorations importantes dans l'organisation des écoles mili-
taires , et plusieurs missions dont il se vit chargé furent rem-
plies avec intelligence, mais c'était surtout par une certaine
énergie qu'il voulait briller, et il faut avouer qu'il en avait
donné quelques preuves, lorsque, appelé sur les bords du Rhin
pour s'opposer aux progrès de Custine, il sauva par son intré-
pidité la ville de Coblentz et la forteresse d*Ehrenbreitstein. La
retraite des Français de Francfort et de Mayence valut à Ruchel
le grade de général-major et l'ordre de l'Aigle-Rouge. Après la
paix de Bâle, il se retira dans ses terres. La gloire de Napoléon
grandissait tous les jours. Le général Massenbach en parla de-
vant lui avec admiration. « Un fameux homme, en vérité, s'é-
cria - 1— il , qui, lorsque j'étais général-major, n'était encore que
lieutenant d'artillerie!» Après la bataille d'Ulm,les Russes
étaient repoussés jusqu'en Moravie. Une conférence eut lieu à
Potsdam pour savoir quel parti devait prendre la Prusse. Mas-
senbach voulut prévoir le cas où les Russes seraient battus.
« Impossible! s'écria Ruchel. Jamais Napoléon ne pourra bat-
tre les Russes. » Et l'on fut obligé de lui répondre que ce n'était
qu'une supposition.
Après la journée d'Iéna. où ses saints calculs le firent arriver
trop tard de quelques heures, et lorsque la bataille était déjà
perdue, Ruchel, retiré à Kœnigsberg . se conduisit, à l'égard
des prisonniers français , avec une telle inhumanité que l'em-
pereur Napoléon fit insérer contre lui. dans le Moniteur, une
censure des plus sévères. Ruchel ne répondit pas, mais son beau-
frère, M. Ernest Ernesthausen , fit insérer, dans les feuilles de
Berlin, un cartel en règle contre l'auteur de l'article du Moni-
teur. Or, comme cet auteur était Napoléon lui-même, la pos-
térité aura à juger si l'empereur eut tort de ne pas suspendre
ses projets et ses conquêtes pour se battre en duel avec M. Er-
242 REVUE DE PARIS.
nest Ernesthausen. L'article du Moniteur élant aujourd'hui
oublié, et le cartel de M. Ernest n'ayant jamais été publié en
France, il n'est pas sans intérêt de mettre aujourd'hui ces deux
pièces historiques sous les yeux du lecteur :
Extrait du quatre-vingt-septième bulletin.
<f En général, autant les prisonniers français se louent des
Russes, autant ils ont à se plaindre des Prussiens, surtout du
général Ruchel , officier aussi méchant et fanfaron qu'il est
inepte et ignorant sur le champ de bataille. Des corps prussiens
qui se trouvaient à la journée d'Iéna, le sien est celui qui s'est
le moins bravement comporté. En entrant à Kœnigsberg, on a
trouvé aux galères un caporal français qui y avait été jeté
parce que, entendant les sectateurs de Ruchel parler mal de
l'empereur, il s'était emporté et avait déclaré ne pas vouloir le
souffrir en sa présence. Le général Victor, qui fut fait prison-
nier dans une chaise de poste par un guet-apens, a eu aussi à se
plaindre du traitement qu il a reçu du général Ruchel, qui était
gourverneur de Kœnigsberg. C'est cependant le même Ru-
chel qui, blessé grièvement à la bataille dléna, fut accablé de
bons traitements par les Français ; c'est lui qu'on laissa libre,
et à qui, au lieu d'envoyer des gardes, comme on devait le
faire, on envoya des chirurgiens. Heureusement que le nom-
bre des hommes auxquels il faut se repentir d'avoir fait du bien
n'est pas grand. Quoi qu'en disent les misanthropes, les ingrats
et les pervers forment une exception dans la nature humaine. »
Ainsi parlait le Moniteur; les journaux de Berlin publièrent
la réponse suivante, dont la censure impériale empêcha l'in-
sertion dans les feuilles françaises :
« Dans le numéro 122 du Correspondant de Hambourg,
sous l'article Paris du 24 juillet, se trouve une prétendue lettre
qui contient plusieurs allégations fausses, et plusieurs invectives
violentes contre le général royal prussien d'infanterie , son
excellence M. de Ruchel. Mon intime conviction du pur patrio-
tisme et de l'honnêteté tout aussi grande de ce brave guerrier
et général expérimenté, me font un devoir de sommer publi-
quement l'antpur de cet article anonyme de dire son nom
BEVUE L>E PAKI5. 243
comme je dis ici le mien, afin que je sois mis en tlal de lui faire
rétracter sa calomnie, ou de le faire connaître comme le plus
méchant menteur et le plus infâme coquin. Pour lui faire, du
reste, parvenir cette sommation, je l'envoie, pour la publier,
dans les papiers publics qu'on lit le plus en Europe, et la fais
en même temps, en cas de non-insertion, imprimer séparément
et répandre aussi loin que possible.
» Treptow , sur la Rega , le 18 août 1807.
■ Ed.-Gcillaeme, Ernest d'Ersesthàesen,
» Lieutenant royal prussien , et adjudant-général auprès du
» régiment de hussards de son excellence le général
» Bliicher. >>
Si un amour-propre un peu exagéré fait croire aux Prussiens
qu'ils n'ont pu avoir que des héros parmi leurs hommes de
guerre, l'opinion de l'étranger, plus impartiale et plus con-
forme peut-être au jugement de l'histoire, établit entre eux de
notables différences.
Le général Hohenlohe, par exemple, dut son avancement à
la faveur; et. lorsque les princes français émigrèrent en 1791,
et espéraient rentrer en France avec des troupes allemandes,
il trouva tout naturel de faire payer ses dettes par ces illustres
émigrés. Dans la campagne du Rhin, il crut se distinguer beau-
coup en prenant d'assaut le fort de Bitsch; mais, ce fort étant
pris, on n'en fut ni plus ni moins avancé, car celte opération
était inutile. A la bataille d'iéna, il fut l'auteur d'une divergence
qui amena la destruction de l'armée, et gâta tout par une pré-
cipitation inconsidérée. Sa bravoure eût fait de lui un bon
officier, le défaut de génie et de lumières en fit un pitoyable
général.
Lu caractère sur lequel plane encore une mystérieuse incer-
titude est celui du prince Louis-Ferdinand de Prusse, présente
par les uns comme un homme d'une immoralité profonde, par
les autres comme un prince bienfaisant et un véritable héros.
Sa vie, étudiée avec soin, offre en effet d'étonnants contrastes;
«l si ses vices le condamnent, une mort sublime les a glorieu-
244 REVUE DE PARIS.
sèment expiés. Comme il arrive à beaucoup de princes, on cul-
tiva trop ses facultés physiques aux dépens de son intelligence
et de sa raison. Mais on l'a vu à Mayence charger sur ses épaules
un Aulrichien blessé et l'emporter hors de la mêlée, trait d'hu-
manité dont peu de princes seraient capables. Sa fuite de Mag-
debourg, où il était en garnison, ses habitudes bruyantes et
ses amours à Hambourg, où le roi fut obligé de le faire arrêter,
ses passions extravagantes, ses monomanies belliqueuses, ne
faisaient soupçonner en lui rien de ce qui imprime l'estime ou
le respect aux autres hommes. Cependant, à l'approche des
Fiançais qui menaçaient sa patrie, on le vit soudain saisi d'une
mélancolie grave et profonde. Ses instincts guerriers désordon-
nés firent place à une résolution calme et forte. Sa bravoure,
qui avait semblé une passion, prit le caractère d'un dévouement
et d'un devoir. Plusieurs fois ceux qui l'entouraient l'entendi-
rent annoncer sans ostentation et sans faiblesse sa mort sur
le champ de bataille comme prochaine. Il semblait qu'au sou-
venir de toutes les folies qui avaient rempli sa vie succédait,
comme une noble compensation, cette héroïque expiation qu'il
allait offrir à son pays. Les Français approchaient de Saal-
feld; le prince voulut lui-même diriger la défense de cette ville.
De part et d'autre on se battit avec un acharnement extrême.
Forcés d'évacuer la place, les Prussiens s'étaient engagés dans
un défilé, lorsque la cavalerie française vint les charger avec
vigueur. Le prince rallia ies hussards saxons et prussiens, et les
conduisit à l'ennemi ; repoussés avec perte, ils se retirèrent en
désordre, et leur intrépide chef se trouva isolé, entouré seule-
ment de quelques cavaliers, au milieu d'un corps de Français
qui lui criaient de se rendre : « Jamais ! » s'écria t-il avec force.
Au même instant une balle de pistolet lui perça la poitrine, et
il tomba abandonné par le petit nombre d'amis qui jusqu'à ce
moment l'avaient environné. Ses cendres reposent dans l'église
deSaalfeld,à côté de celles d'un vaillant prince de Saxe-Cobourg,
tué au service d'Autriche dans la guerre contre les Turcs, et la
gloire de sa mort a fait oublier les erreurs et les fautes de sa vie.
Au milieu de tous ces généraux qu'exaltait l'Allemagne, et
dont les systèmes de guerre désormais vieillis ne pouvaient lutter
contre les progrès du siècle, les Français distinguèrent parti-
culièrement le maréchal de Mallendorf. Il avait d'abord décon-
REVUE DL PARIS. *tf
stillé, par sagesse, la guerre contre la France, puis il y parti-
cipa par devoir. Après la victoire des Français, il se retira à
Erfurt, capitula dans cette place impossible à défendre, et re-
vint à Berlin, prisonnier sur parole, au moment où Napoléon y
faisait son entrée. L'empereur honora la vieillesse de ce guer-
rier , lui continua sa pension, l'admit à sa table , et c'est le seul
Prussien qui ait reçu de tels égards de la part de Napoléon.
Nos armées nommaient pourtant avec éloge le comte de
Kalkreulh, singulier caractère qui se disait monarchique et con-
seillait la paix avec notre république, et la guerre avec notre
monarchie. A la journée d'Iéna, il commandait le corps de ré-
serve qu'on ne lui donna pas le temps d'employer; puis, à l'âge
de soixante-douze ans, il fut chargé de la défense de Dantzick,
où il déploya une constance qui lui valut l'estime de nos braves.
L'opinion des Français place auprès de lui Massenbach, àme
noble et généreuse, esprit savant et distingué, auteur de plu-
sieurs ouvrages de mathématiques remarquables, tels que les
Eléments du calcul différentiel et un Cours de mécanique
basé sur le Cours de mathématiques de Bezout. Le prince de
Prusse, depuis Frédéric-Guillaume III , l'avait choisi pour mon-
trer les mathématiques au jeune prince Louis, son fils. En 1 791 ,
il prit part à la campagne du Rhin, combattit à Walmy et dans
la guerre de Hollande. Après la paix de Bàle, il déposa de sa-
vantes observations dans deux ouvrages écrits l'un sur les opé-
rations du général Mack, l'autre sur la guerre des bords du
Rhin. Son système consistait à former les jeunes officiers par
l'inspection même du terrain sur lequel a été livrée une bataille,
et par l'explication des manœuvres stratégiques des deux ar-
mées. L'opinion du savant Massenbach était que la Prusse devait
s'unir avec la France pour empêcher le Nord d'envahir le Midi.
C'est dire assez combien sa politique différait de celle qu'a
adoptée le cabinet de Berlin. Cette opinion, si patriotique et si
juste, l'a fait accuser par les partisans de l'absolutisme d'avoir
été corrompu par l'or de la France. C'est assez ordinairement
ce que répondent les farouches soutiens du despotisme et de
l'ignorance à ceux qui les offusquent par la supériorité des lu-
mières et de la raison.
A ces quelques noms choisis faut-il ajouter celui de BIlicher,
et opposer à sa réputation de bravoure la dévastation du Meck-
U il
246 REVUE DE PARIS.
lenbourg et celle de Lubeck? Suédois d'abord, fait prisonuiei
par les Prussiens et admis à leur service, Blucher se distingue
dans les campagnes du Rhin. Son usage de fondre impétueuse-
ment sur noire armée, de se retirer avec des prisonniers, et de
revenir bientôt à la charge, lui valut d'abord des succès, parti-
culièrement à la bataille de Kirweiier ; mais, quand la science
de la guerre se perfectionna dans nos armées, Blucher ne fut
plus qu'un esprit stationnaire. Ce fut lui qui à Iéna précipita le
moment du combat, et amena la défaite dont la prudence de
Brunswick cherchait à garantir les Prussiens. Il fut cause de
la capitulation de Prenzlau. Celle de Travemunde a laissé sur sa
renommée une tache ineffaçable. Fait prisonnier par les Fran-
çais, et échangé contre le général Victor, il fut chargé de la
défense de Slralsund et se serait fait oublier dans la Poméranie
suédoise, si les événements de 1814 et de 18 J 5 ne l'avaient, avec
les armées alliées, attiré de nouveau vers celle France dont il
fut toule sa vie l'ignorant et implacable ennemi.
Des hommes de guerre passez-vous aux philosophes? A colé
de la renommée si haute et si pure de Kant, l'un place Jacobi,
l'autre Hegel, l'aulre Fichte, qui fondent cette école de pan-
théisme dont les traditions ont influencé la philosophie fran-
çaise; Schelling, dont le spiritualisme religieux domine les
esprits en Bavière et à Vienne (1); Kiesewetter, qui eut, à Ber-
lin, en se faisant répétiteur de Kant, l'adresse de gagner une
fortune et des emplois dont le maître n'avait pas parlé dans ses
systèmes philosophiques ; enfin, parmi quelques autres encore,
Fauteur du Nouveau Lëciathan, expliquant les volontés (iu
destin comme s'il était dans sa confidence, et voyant le salut
du siècle dans l'anéantissement de la monarchie mercanliie.
Ce dernier caraclère. celui de Frédéric Bouchoiz, peut servir
à donner une idée de cet esprit abstrait que la France ne com-
prendra jamais qu'avec peine. Certes, nous concevons le maté-
(1) Dans l'article sur l'Allemagne, inséré dans ee volume de dé-
cembre , l'auteur, en parlant de Schelling , dit le philosophe de
Vienne. Schelling est de Munich ; mais il est vrai que ses leçons à
Vienne comme à Munich ont rallié tous les esprits à la philosophie
catholique , et c'est cette influence que l'auteur de cet article a voulu
signaler.
REVUE DK PARIS. Î47
rialisuie, cette grossière religion il si corps; mais nous aimons a
penser que, dans l'alliance du corps avec l'esprit, la part de-
celui-ci est encore assez considérable; que, dans cette alliance,
l'intelligence réclame ses droits, même séparés des propriétés
de la matière; ce système nous plaît et nous édifie, et, parce que
nous sommes spiritualistes, nous croyons être quelque chose.
Eh bien! allez en Allemagne, et vous apprendrez combien vous
avez encore de chemin à faire avant de comprendre même l'ini-
tiation. Aux hommes qui disent que le corps est tout, vous ré-
pondiez que l'esprit est aussi quelque chose; Boucholz vous ap-
prendra que l'esprit seul est tout, que le corps n'est rien, et
qu'en s'élevant à une certaine hauteur, on arrive à comprendre
que le corps est identique avec l'esprit.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'habitude de juger le corps
par l'esprit, c'est-à-dire le physique par le moyen de l'intelli-
gence, a souvent réussi à Boucholz d'une manière inespérée. En
lisant le Fils de la dallée, par Werner, qu'il n'avait jamais vu,
il se mit à faire, par induction de l'ouvrage, un portrait fort
ressemblant de cet auteur, « dont les cheveux, disait-il, devaient
être extrêmement touffus, à en juger par le défaut de force pro-
ductrice dans ses compositions littéraires, » ce qui se trouva
exactement vrai. Un Français lui soumit le Droit maritime uni-
versel, par Jouffroy, et lui demanda quelle idée il se faisait de
l'auteur. Boucholz parcourut l'ouvrage, et se mit à tracer un
portrait si frappant de Jouffroy que ce Français en resta ébahi.
Un jour, on lui présente une dame dont le mari lui était inconnu.
Il l'interroge, la fait parler longtemps, puis décrit son mari avec
une ressemblance dont elle-même fut frappée. « Quel moyen
avez-vous donc employé? » lui disait-on. Il répondit : « J'ai par-
faitement étudié cette dame, et reconnu quelle avait reçu les
impressions et les idées de son mari. La jugeant alors elle-même
comme un livre dont son mari serait l'auteur, j'ai ensuite établi
par analogie le caractère physique de cet auteur d'après la con-
naissance de son ouvrage. » Croit-on. quand on découvre de
tels caractères en Allemagne, qu'il y ail grand besoin d'aller
chercher en Angleterre des exemples fameux d'excentricité?
Je ne parlerai pas des poètes, car les noms de Wieland, Klop-
slock, Goethe, Schiller, sont désormais popularisés en France.
Je plaindrai en passant Kotzebue de ne nous être connu que par
W REVUE DE PARIS.
(les drames larmoyants, quand il a fait un si grand nombre de
petites pièces aussi spirituelles qu'originales, que la fécondité
de M. Raupach, de Berlin, l'auteur à la mode, ne parviendra
pas à faire oublier; et parmi les historiens, même les plus célè-
bres, si gonflés d'une immense érudition, et si privés de tout
esprit de méthode et de généralisation, que pas un ne sait faire
un livre, ni le plan d'un livre, je payerai pourtant mon tribut à
un esprit véritablement profond et philosophique, l'historien
Muller.
Jean de Muller, le Tacite allemand, comme ils l'appellent,
n'a ni l'élévation de Bossuet, ni l'esprit de Montesquieu; mais
un bon jugement, un style lucide et une grande droiture de
cœur, donnent à ses ouvrages un charme et une solidité incon-
testables. Un philosophe français, d'Alembert, a prouvé, dans
une circonstance qui se rattache à Muller, jusqu'à quel point un
homme de lettres, même un géomètre, peut acquérir le tact d'un
parfait courtisan. « On me mande, sire, avait-il écrit au grand
Frédéric, qu'il y a actuellement à Berlin un jeune savant, nommé
M. Muller, qui vient de publier en allemand une excellente
histoire de la Suisse... « Et il le recommandait à la bienveil-
lance du roi. Frédéric répond à d'Alembert. en se trompant de
nom; il dit au philosophe : « Votre M. Mayera été ici. » Celui-
ci réplique, et remerciant le monarque de l'accueil qu'il a fait
à son protégé, il prend le soin délicat de ne pas faire apercevoir
au roi l'erreur de nom qu'il a commise, et écrit : « Je m'en rap-
porte entièrement à Votre Majesté sur le jugement qu'elle a porté
de ce M. Mayer, dont j'avais eu l'honneur de lui parler. » Et
voilà Muller décidément baptisé Mayer parce que d'Alembert
a craint de donner une leçon au roi dans sa correspondance.
Après vingt-deux ans d'absence, passés en Suisse ou en Autri-
che, Muller retourna à Berlin, y fut nommé membre de l'aca-
démie et conseiller privé, avec une pension de 3,000 écus. La
reconnaissance émut son âme, et il promit d'écrire l'histoire de
Frédéric-le-Grand. Hélas ! le sort avait disposé autrement de la
destinée de l'écrivain. Au plus fort des déclamations générales
contre la France, la journée d'Iéna tranche la question; les Fran-
çais entrent à Berlin, et Muller, qui avait fait chorus avec tous
les autres, tremblait pour sa liberté, lorsque le général Hulin,
qui commandait la place, l'accueille avec la plus haute estime,
REVUE DE PARIS. 219
et lui propose de le présentera Napoléon. Celui-ci, que Muller
avait appelé un orage destructeur, n'en fut que plus jaloux de
dissiper en lui toute prévention défavorable, et, le jour anni-
versaire de la naissance du grand Frédéric étant arrivé, ce bon
Muller trouva le moyen de prononcer l'éloge de deux héros à
la fois, ce qui le mit au plus mal avec la cour de Prusse et avec
tous les patriotes de Berlin, qui flétrirent le meilleur homme du
monde du nom de traître et d'apostat.
Quelle foule de noms pourraient être joints à ceux-ci pour
donner une idée de la bizarrerie du caractère allemand ! Ce peu-
ple se croit grave, et il a raison; mais en matière de politique,
et surtout en matière d'étiquette, c'est merveille de voir cette
gravité se déployer sur les petites choses, et leur donner une
importance que, d'après nos mœurs françaises, nous avons dés-
apprise depuis longtemps , nous qu'on accuse toujours de fri-
volité. On parlait un jour à Napoléon de l'idée de rétablir la
diète de Ratisbonne : « Pourquoi faire? dit-il, pour disputer
sur les préséances? » Ce mot, juste alors, est d'une parfaite
exactitude si on l'applique à la diète germanique d'aujourd'hui.
Le rang que chaque ministre doit occuper est la plus grave
question du monde; et quand une révolution comme celle de
la Belgique enlève à un souverain, le roi des Pays-Bas, grand-
duc de Luxembourg, une moitié de ses États, ce que la diète
voit là de plus important, c'est qu'il faudra que l'envoyé de ce
roi change de place, tous les États devant être rangés d'après
l'ordre de leur population.
Une anecdote inconnue même à Francfort, où elle s'est pas-
sée, prouvera la gravité de celte question de préséance aux yeux
des diplomates allemands.
L'usage, on le sait, est que les ministres de chaque pays
cèdent chez eux le pas aux membres de la diplomatie étrangère.
Cette loi d'étiquette est toute simple, et ne représente que la
politesse des maîtres de maison qui ne prennent jamais le pas
sur leurs hôtes. A Francfort donc, comme partout, la diète, qui
est chez elle, fait les honneurs de la préséance aux ministres
étrangers; mais, par une courtoisie réciproque, les ministres
près la diète ont résolu en échange de céder le pas au président
de cette assemblée, de sorte que le corps diplomatique se trouve
marcher après le président, mais avant tout le reste de la diète.
il.
REVU! DE PARU,
| i || le imm.lie d'Anlru lie «1*11 i|n I || |tn '■■ iilr m . . | i ■ ., |,i«-
• .me, i""i étall doui réglé) naît, ci nlttUlri éum obtint,
iin\..\r |i Pruiit, qui li n implooiil /«" intérim , i voulu
iw mil < |i pu mr II dlplonotli étrwgorOi Q*i il loi qiM Iti §rt
vu (il.,, ordii oui <■( tlitéi
l'n iimii 1 1 < ili.uijMr. IVnvoyc de Uns ic M. d'Ainlctl, «pic
m d'ouin ii iciii|iI;k ii aujourd'hui) ivoll oéfirl nu tllnor m corps
«liplouialnpic. D'iprèl lui II NI COlIlgUCI, < 'éllll le ministre de
I r.im r, liplUf IDOiin dll dlpIODlllOI I li.in;;« IM, qui «h v.nl avoir
li put d'iproi i<!« nombril di II dllti, Il prooéoooi éloll dm
.m oontrolri I m. !<■ boron di Efogtor, in?oyé di Pruoio9ojul
iv.ni || [m nii m | /nu nih i mi . 1 1 iilon éloll rempli, ihicuo
iioill i<'i> yeux ouvirti m loi doux diplonoloi imbitiiui dooi
r«MII|>r « .s;,( iihiiI llllU déOldOf I' question, l.r mol rsl l.n lié
I Madame la baronne «M sel vie ' , .oal, IVnvoyC de l'rilH.Hf
i . i.i m* <• di H.» « h.HM i, trifim !«• i iloB| oApi goiommonl II bru
•i M i \n iin. il li iiiiin 1 1 <■ di Frinei itoil .i poiM ni li
h tnpi di oharchif des yeux i.i ouUlrom di li Botoon mn i»'
I'mi illlfl lri(iiii|ili.iul il.nl mil .i laide lUprèl d'elle. M. «l'An
nlidl lurlcux cuire apica les autres, se pl.u :e, el avec uni Voix
«le liOBtOf l'OdrOMOnl I «,!* gOM : l Vous m rv in/ d'aliord II
•OUpi I Mi !«' nlltltri dl f'ratn «•'... • I, ordre rsl exiiiile. ri
I < iivi.vi .le l'.i rlni Dl rOÇOll l<" pOiOgl «pi'api»:. que notre uiiiiis
hc y | mi m I.i cuiller au moins pour la IroiitOtM lois. Ll '('"
ii« m. un, du ooui i lu I iiiicni npédiéi pir lu diffëronti ooni i\ M
pour ippnodri I liun ooun retpicUvoi que Il quiitlon élili
déoldéi, il qui i«:i iiiinii.iics élrengori prondrolool II préoémci
en malien: de polaj;e, quand ils ne pourraient |»a:> l'avoir auln
IlICllI.
(,i île,, le pOUpIl alli ni. in. I M| loin d'niuler OH pOtliOUOI .u ||
Mu ritlquiii A ooié di m moudi di mIom, si oérémooloui «' s>
;;iillid( '■, Viveill lli'liri'lisi || «I II. inli •:, ili || popul.it ioii.i dont |f 00
i.mIim- 1 «m un ave. 0f| iimimiis || OOnlriltl ll plus frappait! .
qui <i< loviBii <i,iiin.ddis, qui d*lnduitrioli oottn <i proboi,
qui d'ortlitii, qui d'hpmmjoi di lotlm donl !«• oommoroi i il
pU ;ii dl iialiin L de nTlDChllI i I d'ibindOB I Qui dl lois, en ,id
imi.inl la «tinplii île BOdOlil dll p« llOtfl «I du poéle, )| me suis
«ru Iranspoilé dans un m«« le diMcrrttl ! «pic de fois j'ai die.
plllfl d'un UOMl MlthOUltlUM, avec les nuisn icns MotlK. $f*i
M w , DI PARIS H1
Lltemagnc entière I que
>. inquiet sur 11 s tua Jeûna fatnilte, j'ai ?u ta mé-
ilivin de mon choix, le type du médecin allemand, l'excellent Clé-
.r auprès de mes cotants, et, par les nuits toi plus
rigoureuses, se dévouer pour eux, non comme un docteur Mr»
faut, m.ii> comme un père de PamiUc ilarméj Bt quel déstnté*
cent tccouip choses! quelles solides amitièi k
roi nu m sur cette terre germanique où l'Ame n'est encore ni
ni fermée à aucune généreuse illusion' Quand on rap-
pelle ces souvenirs, l'esprit m retrempe, rame t'attendrit, et
l'on sait gré à ses anus d'Allemagne de ce grand et admirable
. qu'ils possèdent de nous forcer .^ estimer profondément
la nature humaine.
0.
STERNE (1).
Pauvre Yorick ! c'était, à tout prendre, une comédie vivante,
une grande simplicité, et à la fois une grande folie, et, en
dernier résultat , un sourire mouillé de larmes , comme le sou-
rire dont parle Homère. Ne vous attendez pas que j'écrive sa
vie, que je vous dise que son père était lieutenant du roi , et
qu'il descendait de l'archevêque Sterne; nous vous dirons cela
tout à l'heure, peut-être , quand nous aurons bien étudié notre
écrivain. Mais, avant tout, ce qu'il nous importe de savoir et
d'approfondir, ce sont les mœurs , les passions , les habitudes
de l'écrivain. Celui-là, surtout, il était tout en petites habi-
tudes , en petits détails , en petits bonheurs , qui se répandent
ça et là dans sa conversation, dans ses lettres, dans ses livres;
car enfin, le moyen de suivre, sans de grandes précau-
tions , cet admirable vagabond, qui ne sait jamais lui-même où
il va?
Figurez-vous donc , au beau milieu de la civilisation anglaise,
(1) Le libraire Ernest Bourdin va faire paraître avant peu une
nouvelle traduction du Voyage Sentimental de Sterne, illustrée avec
son talent ordinaire par M. Tony Johannot ; mais sans contredit le
plus grand intérêt de cette publication, c'est que, cette fois, le
Voyage Sentimental, ce chef-d'œuvre d'élégance et de grâce, si
souvent et si indignement défiguré , a été traduit par Jules Janin.
INotre collaborateur a bien voulu nous communiquer le travail sur
Sterne qui doit accompagner cette traduction.
REVUE DE PARIS. 253
quand le goût français, apporté en Angleterre par Charles II,
adopté sous le roi Guillaume , eut été porté au plus haut degré
de sa puissance, sous le règne de la reine Anne, un homme
simple et bon, aussi habile que Shakspeare peut-être dans les
peintures familières de la vie domestique , et qui , tout entier à
l'élude minutieuse des petits faits de l'existence, s'applique à
les peindre dans toute leur naïveté ; honnête et vrai avant tout ,
n'employant de coloris que lorsqu'il ne peut pas mieux faire.
et se mettant en scène parce qu'il ne connaît personne qui ait
plus que lui de l'âme et du cœur , personne qui soit mieux
appris à deviner un monde, à s'en faire un au besoin, et,
quand ce monde est fait, à le peupler d'êtres charmants et na-
turels.
Car, remarquez bien qu'au milieu du laisser-aller de Sterne,
et dans le vague abandon auquel sa pensée se livre avec délices,
ce qui fait le plus grand charme de ses livres, c'est qu'il nous
montre ce que nous voyons tous les jours , un chien d'aveugle ,
un homme d'église en robe noire , une femme en petit bonnet
et en simple tablier; village, grande route, auberge, bou-
tique , berline ; vous sentez l'odeur du foin , vous voyez le rayon
de soleil , vous entendez la chanson du villageois qui passe;
simples et frais contrastes avec tant d'autres romans , avec ces
brillantes compositions de l'Orient, les Mille et Une Nuits ,
par exemple, toutes resplendissantes de pierreries et d'or, et
de rois puissants et de reines superbes, tout habitées par des
fées et des enchanteurs , un songe éblouissant qui vous trouble
éveillé , qui vous lient eudormi , et dont le souvenir est encore
une fascination.
Sterne était arrivé dans le monde littéraire à une belle et
bonne époque. Peu à peu la monarchie nouvelle s'était fondée.
L'esprit anglais avait enfin consenti à passer le détroit ; Voltaire
avait rendu à l'Angleterre la visite qu'Addisson avait faite a
Boileau au commencement du xvne siècle. Addisson le critique,
et Pope le poète, avaient fondé , celui-ci la critique, celui-là
l'épopée; et enfin, tout d'un coup l'Angleterre, devenue
xviif siècle , passa à la France avec armes et bagages. Paru-
rent alors les chefs de l'école descriptive, Goldsmilh , Gray ,
Thompson ; les rois du roman , Itichardson et Fielding ; les ré-
volutionnaires de l'histoire, Ilobertson et Gibbon. Ils cri firent
2S4 lïKVUF. DE PARIS.
tant , les uns et les autres , que bientôt ce ne fut plus l'Angle-
terre qui alla à la France, ce fut la France qui alla à l'Angle-
terre. Tout devint anglais chez nous, chevaux anglais, jardins
anglais , livres anglais. — Entre les deux nations, tour à tour
l'émule et la rivale celle-ci de celle-là, et sans trop prendre
souci d'appartenir à aucun maître , se glissa maître Sterne,
moitié Anglais, moitié Français, poète toujours, et d'une si
admirable neutralité, qu'au plus fort de la guerre de sept ans ,
entre la France et l'Angleterre, cette guerre qui coûta à la
France tout le Canada et la Louisiane , maître Yorick osa venir
à Paris sans passe-port.
Un curieux spectacle encore , c'est de voir ce juif-errant de
la poésie , quand Paris et Londres sont en proie aux coteries
littéraires et philosophiques les plus compliquées, marcher
seul dans son petit sentier, sans s'inquiéter du qu'en dira-ton
de ce monde. Mais , s'il marchait seul , il voulait marcher au
milieu de la foule. Sou pèlerinage n'était jamais plus solennel
que dans le peuple des grandes villes , et alors il faisait des
découvertes étranges. Au milieu de Paris , il a trouvé son ad-
mirable barbier et sa jolie soubrette, et son plaintif sansonnet
si dramatique dans ses plaintes ; sur la grande route , il a ren-
contré son valet de chambre , son fifre français, si aimable,
si jovial , si bon , si simple , si habile à dicter une lettre ; dans
une allée de traverse, il a retrouvé la pauvre Marie, dont nous
savions déjà la louchante histoire; à Versailles même , et aux
dernières lueurs de cet éclat royal qui devait si tôt finir , il a si
bien fait qu'il est parvenu à cette délicieuse comédie du bouffon
Yorick, et au risible anachronisme qui le fait prendre, lui
aussi , pour un fou de cour. — Pauvre Yorick !
Fou de cour , à la bonne heure ! Mais , par Rabelais , la belle
et douce folie que la folie de Sterne! Suivez-le. Le voilà qui se
passionne pour un son de voix , pour le frémissement d'une
robe , pour un air de fifre , pour un volume de Shakspeare ,
pour tout ce qu'il n'entend qu'à demi, pour tout ce qu'il voit
sous un voile , pour tout ce qu'il ne fait qu'entrevoir. Pour cet
heureux observateur des infiniment petits , il existe une obscu-
rité plus favorable que le grand jour : il lui faiit , à lui , pour
qu'il puisse décrire tout à l'aise les découvertes qu'il a faites ,
l«: doux reflet de la lune , toutes sortes d'affables clartés , et alors
REVUE DE PAIUS. 255
il est admirable. Sa passion même, toujours si correcte et si
naïve , même dans ses rares emportements , ne ressemble à au-
cune des passions décrites, et surtout des passions ressenties
avant lui; elle arrive tout de suite , elle s'enflamme à la pre-
mière étincelle , elle s'en va comme elle est venue, elle s'éteint
comme elle a brillé. La première fait place à la seconde , et
toujours elles vont ainsi l'une après l'autre ; sans trop de re-
grets . sans trop de larmes , et surtout sans que jamais une pas-
sion manque pour remplacer celle qui est partie. L'imagination
de Sterne , à peu de chose près , c'est l'histoire d'une jeune
paysanne bien rebondie et bien fraîche qui s'arrête dans la prairie
du mois de mai , et qui s'amuse à effeuiller les blanches mnr-
guerites qu'elle a sous la main , sans avoir peur de jamais en
manquer.
Aussi n'est-il pas un jeune homme encore honnête , une ima-
gination naïve encore, n'esl-il pas une femme jeune , belle et
ignorante , qui ne se laisse séduire au premier abord par cette
espèce de chevalier errant qui voit la nature si belle . et qui .
dans sa marche vagabonde, ne trouve aucun tort à redresser,
bien qu'il prenne une auberge pour une auberge et un commis
de l'octroi pour un commis de l'octroi. Bien plus, ce commis
lui-même , cet être attaché à la porte d'une ville , comme le re-
présentant de l'impôt , triste soldat de l'octroi , tout armé de
son épée équivoque , et l'œil hagard , notre maître descripteur.
pour peu que la chose lui plaise, va vous peindre cet homme
trait pour trait , et vous-même vous allez vous intéresser à ce
triste portrait, à force de le trouver ressemblant.
En vérité, l'auteur du Tristram Shandy et du Voyage sen-
timental est un grand maître en fait de descriptions ; il peut
tout décrire , il a tout décrit. La tabatière de corne de son bon
moine , quel chef-d'œuvre ! Et cette tête pensive , cet œil ex-
pressif, ces joues amaigries, ce sourire, quel beau Rembrandt!
Avec quelle rare habileté il a mis en œuvre le monde extérieur !
Comme, avant de rien décrire , il tient à tout voir! Comme il
garde son imagination, non pas pour inventer des foi mes,
mais bien pour s'en souvenir ! Avant tout (c'était là le grand
secret de notre poète ) , ayez de la bonne foi , et vous aurez du
style. La description est comme le paysage, tout lui sert, même
le brin d'herbe. Tu veux me montrer une mare d'eau croupie,
2oG REVUE Dt PARIS.
un enfaiU (ont nu, une masure, et la couche de cet enfant,
encore mouillée, étalée devant la porte au soleil ; à la bonne
heure! montre-nous ce que tu vois. Au contraire, mettez un
lac à la place de la mare, un enfant habillé en dragon à la
place de l'enfant en guenilles, donnez de belles ardoises et des
glaces à rétable et à la laiterie, vous aurez un poème descriptif.
Sterne et Rembrandt sont deux grands maîtres.
Toutefois, de cet excès de vénusté, de cette rage de mettre
de la dorure à toutes choses et de farder jusqu'à la jeune pen-
sionnaire qui sort de son couvent , il faut bien se garder de
tomber dans l'excès contraire. Dans les arts , trop de vérité est
un mensonge. De nos jours, nous avions été si fort assujettis
aux ennuyeux chefs-d'œuvre de nos poelesd'imitation, que plu-
sieurs jeunes artistes , pour en finir plus vite avec ces idylles ,
se sont jetés dans un affreux extrême. Ils ont fait du sang et
des tombeaux; ils ont dépouillé la mort de ses ornements ; ils
ont emprunté à la féodalité ses hiboux et ses fantômes; ils se
sont réjouis dans l'horrible ; Satan et ses pompes ont été de la
partie : c'était de l'extrême affreux opposé à de l'extrême senti-
mental, le niais horrible en regard du joli. Or, le joli est dans
son genre une épouvantable chose ; l'homme de goût, placé
entre ces deux abîmes , aimerait encore mieux l'horrible : on
en guérit plus tôt.
Voilà pourquoi , sans donner à Sterne une plus grande im-
portance que celle qui lui revient, nous devons reconnaître
que , dans cette école d'une nature simplement examinée et sim-
plement décrite, Sterne est un maître. Il n'a pas certainement
la naïveté de Goldsmith ni sa conviction , mais il en a la libre
allure , et ce qu'il perd du côté de la bonne foi , il le gagne en
malice et en sarcasme. Toutefois, ne vous fiez pas trop à cette
bonhomie apparente, car elle cache plus d'un trait acéré, et
quand le romancier se montre avec le plus de grâce et d'aban-
don, soyez sûr que le satirique n'est pas loin.
Je vous disais tout à l'heure que je vous ferais grâce des dé-
tails biographiques; c'était une ruse innocente pour vous forcer
à lire ma petite dissertation littéraire. Il est bien nécessaire , en
effet, que vous sachiez que notre ami Sterne était né en 1715,
d'une honorable famille qui avait pour armes un chevron d'or
et trois croix fleurdelisées de sable, auxquelles Laurence Sterne
REVUE ii[, PAKIS. 35?
a ajouté, pour cimier, le sansonnet jaseur du l'oyaye senti-
mental. En ce temps-là où l'aristocratie s'était reconstituée
tout nouvellement et de fond en comble , pour un homme qui
voulait écrire, et même pour tout homme qui voulait faire un
certain chemin dans le monde , il n'était pas inutile, même en
Angleterre, d'être quelque peu un gentilhomme , ajoutons un
gentilhomme pauvre : car la pauvreté , chose triste à dire ,
triste si l'on veut, c'est là véritablement la dixième muse si
souvent invoquée. Que de génies méconnus se sont éteints dans
i'abondance ! que de beaux esprits ont été étouffés par la grande
fortune ! C'est un thème tout fait depuis longtemps sur la mi-
sère qui arrête les poètes. Le thème contraire me paraît moins
populaire à soutenir, mais pins raisonnable il est vrai. Lau-
rence Sterne l'a éprouvé comme tant d'autres. Son père était
un soldat ruiné par la paix , et qui devait ressembler, ou je me
trompe fort, à ce chevalier de Saint-Louis qui vend des petits
pâtés à Versailles. Il fut élevé, lui , ce même Sterne, le peintre
charmant de toutes les élégances , dans une école de village,
ce qui ne l'empêcha pas d'obtenir le grade de maître ès-arts à
l'université de Cambridge. C'était un titre difficile à obtenir en
ce temps-là, où les éludes classiques étaient en si grand hon-
neur dans toute l'Europe civilisée. Une fois libre, Laurence
Sterne , qui se souvenait de la misère paternelle , se mit sous la
direction de son oncle Jacques Sterne , le prébendier de Dur-
ham et d'York , qui lui fit obtenir un bénéfice. Quand il eut son
neveu sous la main , notre prébendier en voulut faire un des
soldats de la littérature militante, il le voulut lancer dans l'a-
rène remplie de haines et d'amours politiques , qu'avaient par-
courue Addisson , Steele, le docteur Swift, et tant d'autres
beaux génies , non pas sans y laisser bien du sang , bien de l'a-
mour , bien de la haine et bien des larmes ; mais le jeune Lau-
rence recula épouvanté devant celte lutte de tous les jours. Par
le ciel , il avait bien autre chose à faire qu'à se battre la plume
à la main : il avait à faire de l'amour et de la poésie. En effet ,
à peine eut-il son bénéfice que notre prudent jeune homme
devint amoureux , mais pour tout de bon. C'était une jeune et
belle fille d'une fortune médiocre , d'un esprit distingué , et qui
sut deviner tout l'esprit caché sous cette enveloppe encore
naïve. Ce fut là véritablement l'heureuse époque de la vie de
U
■258 ffMTUE DE t'AKlb.
Sterne. La bibliothèque du château de Skellons lui fournissait
tous ses livres ; il chassait le malin , il dessinait à midi, il écri-
vait le soir , il était amoureux tout le jour. Le maître du châ-
teau deSkeltons, l'ami et le cousin de Sterne, sir John Hall
Stevenson, était un de ces esprits naturellement et, si Ton
peut dire ainsi , naïvement licencieux , qui considèrent toutes
les choses humaines sous les rapports les plus futiles , esprits à
courte vue qui ne voient guère que la matière même dans les
œuvres de l'imagination et de l'art. Il avait fait une collection,
qui existe encore, de toutes ces fantaisies profanes, et nul
doute qu'à cette école Sterne n'ait appris à raconter , comme il
le f3it, sous des apparences honnêtes, les plus piquantes gra-
velures. Heureusement pour lui sa bonne nature fut un rempart
suffisant contre les leçons de son cousin , et jamais , à son insu
peut-être, tant le goût peut remplacer jusqu'à un certain point
les bonnes mœurs , il n'a dépassé la dernière limite au-delà de
laquelle les choses les plus hasardées changent de nom. Au
reste, cela est écrit dans le Voyage sentimental.
« Il y a , dit Sterne, deux sortes de rougeurs, » il est resté
dans la rougeur pudique , et certes il a bien fait , pour lui et
pour ses lecteurs. Cependant , malgré tout son esprit , et peut-
être même à cause de son esprit , on ne le connaissait guère dans
son canton que par quelques bons sermons qui avaient été fort
approuvés dans la prébende de Durham et dans la prébende
d'York, lorsque tout d'un coup, — c'était en 1760, Sterne
avait, par conséquent . quarante-sept ans ( en ce temps-là un
écrivain était jeune à cet âge), — on entendit parler à Lon-
dres , et bientôt dans toute l'Angleterre . d'un certain livre sin-
gulier et bizarre , intitulé Tristram Shandy. C'était en effet
une composition dont le genre n'était indiqué dans aucune rhé-
torique; c'était une bizarrerie nouvelle, même comme bizar-
rerie; c'était le plus singulier pêle-mêle de bon sens et de para-
doxes , de probité et de licence , d'enthousiasme et d'ironie , qui
fut jamais. Cette fois , les caprices d'Ariosle, lorsqu'il brise
dune façon si charmante les divers épisodes de son poëme
pour les reprendre à mille lieues plus loin quand reviendra leur
tour, étaient complètement dépassés.
Dans cette histoire de Tristram Shandy, qui, pour dire vrai,
est un peu longue , pas un récit n'est entier , pas un dialogue^
REVUE DE PXKIS. ~2M
tout se brise tout à la fois; le fil de l'histoire échappe à chaque
instant aux mains du lecteur le plus attentif à le saisir. Pour
écrire un pareil livre, il a fallu oublier toutes les règles établies .
donner un démenti à tous les usages reçus , se permettre toutes
les licences, affronter tous les périls . toutes les hardiesses, et
même quelque chose au-delà. A voir tout d'abord cet amon-
cellement de matériaux sans consistance, à suivre cette rêverie
flottante çk et là dans le plus nébuleux des hasards, à se rap-
peler ces caprices infinis d'une imagination que rien n'arrête ,
ni les fleuves, ni les montagnes, ni même le plus simple voile
de gaze au-dessous duquel il n'y a plus que la nudité toute nue,
on reste ébloui , confondu , hébété , et l'on se demande si l'on
n'est pas la dupe de quelque bouffon. — Oui , mais au fond de
cet abîme, dans ce chaos tourmenté, vous voyez surgir de temps
à autre d'utiles enseignements, de nobles pensées, des drames
touchants et simples , d'éloquentes protestations en faveur de
l'espèce humaine, trop souvent accusée. Le nuage , sans nul
doute, le nuage vous fatigue ; la montagne est rude à gravir;
m lis aussi , une fois arrivé sur les hauteurs, le nuage s'abaisse
à vos pieds, et. du haut de la montagne, vous découvrez tout
le paysage d'alentour. Ce livre vous produit l'effet de ces con-
versations tumultueuses qui n'ont ni commencement ni fin, mais
dont le milieu est souvent rempli d'agréments et d'instruction.
D'abord chacun dit son mot au hasard , selon sa nature ou son
émotion personnelle; bientôt on se débat à outrance , on ré-
plique à son voisin sans l'avoir entendu; toutes les opinions
contradictoires se heurtent et s'entrechoquent; mais enfin
arrive l'homme sage de la bande ; il parle avec plus de modé-
ration et de simplicité que les autres, et, par cela même, on
l'écoute. Après quoi, lorsque celui-là a parlé, les tumultueux
ont de nouveau leur tour, et la conversation s'achève aussi
follement qu'elle a commencé. Tel fut l'effet produit à la pre-
mière apparition de Tris tram Shandy. On commença par n'y
rien comprendre; on y trouva ensuite un grand charme . parce
qu'on y comprenait quelque chose; après quoi on finit par dire
qu'on n'y comprenait plus rien. Les critiques furent violentes,
les éloges furent passionnés ; une véritable bataille littéraire se
livra autour de celte espèce d'apocalypse romanesque. Les uns
disaient que c'était un livre charmant , d'une incite et d'uni
260 REVUE DE PARIS.
grâce accomplies; les autres, que c'était un livre pédantesque,
lourd, diffus et difforme. Ceux-ci se récriaient sur la folle gaieté,
sur l'admirable bonne humeur de ce bouffon Yorick; les autres
soutenaient , au contraire , que ce livre valait surtout par le pa-
thétique des situations, par l'intérêt tout-puissant du drame,
par les larmes qu'il faisait répandre. — C'est un vil bouffon,
disaient les graves ecclésiastiques , se voyant aussi maltraités
dans le Tristram Shandy que leurs confrères de France
l'avaient été dans le Pantagruel de Rabelais. — Par Rabelais !
c'est un drôle adorable, s'écriaient les jeunes beaux esprits de
la cour. — Eh bien ! les ecclésiastiques et les courtisans, les
critiques et les défenseurs, ils avaient tous raison, les uns et
les autres : car ce livre était tout cela , bouffon jusqu'à la gra-
velure, satirique jusqu'à la cruauté, pathétique jusqu'aux
larmes.
Sterne lui-même en convenait ; et comme un jour il deman-
dait à une dame de qualité du comté d'York si elle avait lu l'his-
toire de Tristram Shandy, la dame lui répondit sans hésiter
qu'elle ne l'avait pas lue parce qu'elle n'était pas sûre que ce fût
en effet une lecture convenable pour une honnête femme. Cruelle
réponse pour tout autre homme que pour notre auteur, et qui
n'aurait pas eu , comme il le dit lui-même , une antipathie in-
vincible pour la gravité. Ainsi serré de près. Sterne répondit
à la dame en lui montrant son petit garçon qui jouait sur le
gazon. — Voyez, lui disait-il , votre héritier, ma chère dame;
certes, c'est là un enfant innocent et naïf, le voilà cependant
qui nous montre, sans le savoir, tout ce que veut cacher sa
chemisette. — La réponse est digne de Sterne ; mais il aurait
aussi fort bien pu répondre que Dieu l'avait ainsi fait , véritable
composition de vif-argent et de salpêtre; emporté, bizarre et
gai de cœur, sans la plus légère teinture du monde, n'ayant
guère plus d'expérience qu'unefille de treize ans, et jeté toujours
dans les cordages de quelqu'un par la brise de ses esprits. Au
reste, la comparaison de Sterne avec un enfant était des plus
justes; il en avait tous les enfantillages , toutes les réparties,
tous les caprices , et on doit lui pardonner toutes ses drôleries
en faveur de son innocence.
Ceci fait, notre grave ecclésiastique, s'inquiétantpeu du scan-
dale qu'il avait donné dans ses pages les moins hardies, mais
REVUE DE PARIS. Ui
au contraire s'en félicitant comme d'une nouvelle cause de succès
et de bruit, revint pour quelque temps à ses sermons et à la
vie régulière. 11 avait fini, comme finissent tous les honnêtes
amours , par épouser la première femme qu'il avait aimée, et
même l'histoire de ce mariage est touchante. Cette jeune fille
était tombée malade à force d'ennui, et sa maladie paraissait
mortelle; un soir qu'il était assis auprès d'elle, sa main dans
les siennes , et le cœur déchiré de la voir mourante, elle leva
sur lui ses beaux yeux bleus. Elle lui dit: — Cher Laurence,
je sens que la vie me quitte , si nous attendons encore , je ne
serai jamais à vous : marions-nous pour que j'aie quelqu'un qui
me pleure. — Huit jours après ils étaient mariés, mais elle ne
mourut pas : le bonheur lui sauva la vie; elle s'attacha de toutes
ses forces à ce grand enfant que le Ciel lui confiait. Elle partagea
ses succès , ses travaux , ses joies faciles , et , qui plus est, elle
lui pardonna tout le vagabondage de sa tète et de son esprit,
tant elle savait que ce vagabondage n'était pas dans son cœur.
C'est qu'en effet la faute avouée est pardonnée si vile ! Et Sterne
avouait si franchement tous ces crimes ! Lisez plutôt ses lettres ,
elles seront le meilleur commentaire de ses ouvrages; surtout
les lettres qu'il a écrites dans l'intervalle qui sépare le Tristram
Shandy du Voyage Sentimental. Là , vous le voyez tout
entier, vous le suivez dans sa retraite, dans ses amitiés , et aussi
quelque peu dans ses amours. Cette fois déjà , notre homme a
renoncé au bruit et à la foule ; il est entré dans son ermitage,
dont il ne doit sortir que pour aller en France. En attendant que
sonne ex abrupto l'heure du départ, Sterne fait tour à tour ou
tout à la fois de l'esprit, de l'érudition, du sentiment. II jouit
de toutes choses, du vieil arbre qui lui donne son ombre , du
troupeau qui passe, de la chanson du berger, des moindres
scintillements du soleil. Sa prébende est située non loin d'un
monastère , et dans ces ruines il va, comme il le dit, tous les
soirs visiter ses nonnes.
« Ce site a quelque chose d'imposant et d'agreste ; un ruisseau
coule au travers; une haute colline couverte de bois, s'élevant
brusquement du côté opposé, verse une ombre majestueuse sur
tous les environs , et ne permet point à la pensée de s'égarer
au-delà ; jamais de pieuses solitaires ne trouvèrent une retraite
plus propre à les sanctifier. Aujourd'hui ce serait une véritable
■20-1 Kt:Vl F. I)L l'Al'.Ks.
découverte pour un antiquaire : il n'aurait pas trop d'un mois
pour déchiffrer ces ruines; mais je ne suis point antiquaire, vous
le savez; par conséquent , je viens ici dans des vues bien dif-
férentes, et que je crois meilleures, c'est-à-dire pour me dé-
chiffrer moi-même.
> Appuyé sur le portail, dans l'altitude de la rêverie, je re-
garde le ruisseauqui s'éloigne en murmurant, j'oublie le spleen,
la goutte et le monde envieux; ensuite, après avoir fait un
tour sous ces portiques délabrés, j'évoque toute la communauté,
je prends la plus jolie des sœurs, je m'assieds à côté d'elle sur
une pierre que des aulnes couvrent de leurs rameaux , et là je
fais.... — Quoi? — J'interroge son joli pelit cœur que je sens
palpiter sous ma main , je devine ses désirs, je joue avec la
croix qui pend à son cou. — En un mot , je lui fais l'amour. »
Tantôt il invile ses amis à venir lui demander l'hospitalité du
prieuré. — h J'ai ordonné , dit-il à l'un d'eux, que tout le linge
lût blanc comme la neige , afin que vous pussiez en avoir tous
les jours à table. N'ai-je pas fait faire une espèce de moulin à
vent qui m'assourdit de son cliquetis, afin que les oiseaux
écornitleurs ne touchent point à votre dessert? Est-il besoin de
vous dire qu'à souper vous aurez de la crème et du caillé? Faites
bien vos réflexions, el laissez S.... aller tout seul aux sessions
de Lincoln , où il pourra disserter sur ses auteurs avec les juges
du pays; pendant ce temps-là, nous philosopherons et nous
.sentimentaliseront. — Ce dernier mot est né sous ma plume ; il
est bien à votre service, ou a celui du docteur Johnson. —
Vous vous asseyerez dans mon cabinet, où comme dans une
boite d'optique , vous pourrez vous amuser à considérer le spec-
tacle du monde à mesure que j'en offrirai les différents tableaux
à votre imagination. C'est ainsi que je vous apprendrai à rire
de ses folies, à plaindre ses erreurs, et à mépriser ses injus-
tices. »
De là , notre homme arrive à la tombe de son grand-père.
Cette tombe esta Cambridge; elle est surmontée d'une statue
qui ressemble à Laurence Sterne, sans doute par avancement
d'hoirie. « S'il faut absolument que je sois enterré, s'écrie
Sterne, je veux dormir à côté de mon pieux ancêtre! c'était un
honnête homme et un bon prélat; je n'ai que la moitié de ses
vertus. Mes idées sont quelquefois trop désordonnées pour un
Revue r>F. paris. srs
homme qui esl dam les ordres. » — EL à ce sujet vous eroyt-z
cjue Sterne va s'apitoyer longtemps ? Certes , vous le connaissez
mal. Tout à l'heure il voulait mourir, maintenant il se cram-
ponne à la vie de plus belle. Au contraire, vivonsde notre mieux,
la vie est si belle, et , pour bien faite, aimons-nous à la pre-
mière vue. « En effet, à quoi bon tant de précautions oratoires?
ne voit-on pas fort bien, à la première vue, si l'on est fait ou
non pour s'aimer? Vanité à part, je puis réclamer l'honneur
de vous avoir donné pour maxime que , la vie étant si courte ,
il faut se dépêcher de former les liens tendres et heureux qui
l'embellissent. C'est une misérable perle de temps, un soin vil
et méprisable, que de prendre, l'un à l'égard de l'autre, les
mêmes précautions qu'un usurier qui , pour prêter moins dessus,
cherche une paille dans un diamant qu'on lui donne en gage.
Non ! Si vous rencontrez un cœur digne d'habiter avec le vôire,
et si vous vous sentez réellement vous-même susceptible d'une
pareille union , la chose peut être arrangée tout de suite »
Il va ainsi à travers tous les nuages de l'imagination et de la
sympathie, lorsque tout d'un coup il fait un retour sur lui-même:
alors il se voit tel qu'il est , malade , infirme , déjà vieux , et il
s'écrie (la conclusion est digne de l'exorde) : i Venez me voir
parmi mes nonnes , je serai hospitalier pour vous , je vous pré-
senterai à la plus belle fille du monastère ; une douleur amère
aura fixé une larme sur sa belle joue. — Après avoir entendu
le récit de son infortune , vous tirerez un mouchoir blanc de
votre poche pour essuyer ses yeux et les vôtres. — Ensuite vous
irez vous coucher, non avec la demoiselle , mais avec la con-
science d'un cœur susceptible de s'attendrir; vous en trouverez
l'oreiller plus doux , le sommeil plus suave, et le réveil plus
gracieux. » Relisez avec soin cette dernière ligne, cette douce
image , et vous trouverez dans son germe tout le Voyage Sen-
timental.
Quelquefois il se demande à lui-même de quel côté souffle le
vent, et il se répond : Je n'en sais rien. — Et si vous lui ré-
pondez : Mettez-vous à la fenêtre et regardez de quel côté s'en
va le nuage; il vous répondra qu'il n'a pas le temps, qu'il est
occupé à sentir battre son cœur. A sa façon, cet homme est un
sage; il aime tour à tour le monde et la solitude , le bruit et le
silence. «. Si j'avais été Mentor, dit-il quelque part .j'aurais dit
ùGi IÏEVUE DE PÀfUS.
a mon élève : Il ne faut pas trop maltraiter cette bonne Calypso
et ne pas trop faire pleurer cette pauvre Eucharis; — et mon
élève n'en eût pas moins été un héros, s
Ainsi parle-t-il quand il est tout à fait bien portant, quand
toute la machine humaine est dans cet admirable bien-être qu'il
a décrit avec tant de bonheur. Sa philosophie ne l'abandonne
même pas au milieu de toutes les cruelles maladies qui l'ont
assailli. Il sait très-bien que la mort se sert de celte maudite
toux pour miner sa pauvre machine, et que ce n'est véritable-
ment pas le cas de plaisanter; mais qu'y faire? Rire et se di-
vertir, et apprendre, en attendant, quelque pas nouveau pour
le danser convenablement dans la Danse des Morts de Holbein.
Et puis il ajoute, en forme d'amendement : « Il est ma foi bien
lâche ce coquin de Temps de m'enlever les esprits avec lesquels
je l'ai tué tant de fois ! »
Ce n'est pas tout. Le lendemain, comme la nuit a été fort
mauvaise , notre homme se fait à lui-même cette morale :
« Depuis vingt ans je me demande à quoi peut aboutir cet
esprit d'idolâtrie qui me ramène toujours aux pieds des belles,
et si, après avoir eu, dans mon jeune temps , une jeune fille
pour aplatir mon oreiller, je ne pourrais pas en trouver une
dans mes vieux jours pour me donner mes pantoufles; mais je
n'ai pas besoin de m'inquiéter , ni de vous inquiéter vous-même
de ces sortes de conjectures , car je sens bien qu'il ne me reste
pas assez de vie pour en faire l'essai. »
Et même ne vous fiez pas à celte dernière phrase. Tout à
l'heure encore, et tout résigné que vous le voyez , il était aux
pieds de celte belle madame Garrick , dont la beauté égale , dit-
il, le génie de son mari. A peine convalescent, il éprouve le
besoin de se remettre à écrire de plus belle. Demain matin il
part pour Londres ; il veut être à Ranelagh à l'entrée des beaux
jours. De là il ira aux eaux de Balh pour faire sa cour à toutes
les dames, aux plus jeunes et aux plus belles; à Moor , la
charmante veuve, a et plût au Ciel que je pusse passer le reste
de ma vie avec elle! » à la jolie miss Gone; a avec sa belle taille
et sa figure grecque , elle était née pour faire mon bonheur; »
à madame Vesey , « qui cumule d'une façon si divine. Que je
voudrais mettre en cage ce beau rossignol au blond plumage ! »
— Entendez-le. comme il en parle le sourire sur les lèvres,
REVIT. DE PARIS. 265
l'éloge dans la bouche, la joie clans le cœur et le verre à la
main ! Ainsi il passe la belle saison de château en château,
d'amours en amours , accueilli , fêté , admiré ; il n'est même pas
impossible qu'il aille perdre son argent aux eaux de Bristol,
« bien que les nymphes de Bristol soient par trop étiques. »
— Ne l'oubliez pas non plus auprès de lady Baltimore. Au
milieu de ces maladies, de ces voyages , de ces plaisirs, son
presbytère vient à brûler comme un tas de fagots : « Tandis
que je me préparais à revoir ma maison , ma maison était déjà
brûlée. Il faut que je tire une maison de mon gousset. Ce que
je dis est à la lettre ; car il faut que je rebâtisse le presbytère à
mes frais; autrement l'église d'York, de qui je le tiens origi-
nairement , serait obligée de le faire , et , en bonne raison , cela
ne doit pas être. C'est une perte pour moi d'environ deux cents
livres, outre ma bibliothèque, etc., etc. — Maintenant vous
voilà tranquille sur l'emploi que je pourrai faire du produit de
mes sermons. — Quand vous me témoignâtes vos inquiétudes
à cet égard, je vous dis que quelque diable d'accident y met-
trait bon ordre : en effet . il me pendait à l'oreille celui-là. »
Ceci est encore une scène du Voyage sentime?ital, lorsqu'en
partant le voyageur dit à Eugène : —J'ai bien autant d'argent
qu'il m'en faut, car, dans un mois tout au plus, je serai logé et
nourri aux dépens du roi de France.
En même temps , toujours à propos du presbytère incendié
qu'il faut reconstruire avec le produit de ses sermons, il vient à
se rappeler l'histoire du vieux seigneur de Crazy (Château de
la Folie), et certes cette histoire tiendrait bien sa place dans le
Tristram Shandy.* Donc le vieux seigneur eut un moment de
paresse orgueilleuse ; il forma le projet d'avoir un carrosse à la
ville pour ménager ses jambes le jour, et le voiturer le soir à
Ranelagh. Après avoir consulté le sellier, il mit de côté cent
quarante livres pour cet objet, et m'en écrivit un mot. Trois
mois après, lors de mon arrivée à la ville, je trouve un billet de
lord Spencer, qui m'invite à dîner avec lui le dimanche suivant.
A peine avais-je lu ce billet que le char pompeux me revint
dans l'idée. Je sortis donc pour aller m'informer de la santé de
Hall, et en même temps lui emprunter sa voilure, afin de me
rendre pontificalement à l'invitation que j'avais reçue. Je le
trouvai chez lui ; je lui fis une ou d*nix queslions amicales, après
'2M REVIF. DK PAULS.
quoi je lui présentai ma requête. Il me répondit en souriant
qu'il était bien mortifié, mais que sa voiture était partie en poste
pour l'Ecosse. Je le regardais fixement, et il riait, non de moi,
mais de son hypothèse, et je vais vous en donner l'explication.
» li faut vous dire qu'il reçut une lettre au moment où il don-
nait ses dernières instructions au sellier; dans cette lettre on
lui apprenait que son fils, qui était de quartier à Ëdinbourg,
s'était trouvé dans une terrible dispute, et que, pour en prévenir
les suites, il fallait une somme à peu près égale à celle qu'il
destinait à sa voiture. Ainsi les cent quarante-huit livres qui
devaient servir à l'achat d'un carrosse à Londres furent em-
ployées à réparer les vitres, les lanternes et les têtes brisées à
Edinbourg. — Et voici comment il soutenait, non sans raison,
que sa voiture était partie en poste pour l'Ecosse. »
N'est-ce pas que l'histoire est jolie, surtout racontée le lende-
main d'un incendie qui vous ruine de fond en comble? Certes,
il est impossible d'avoir plus de gaieté et de philosophie sur les
ruines de sa maison. Sterne ressemblait en ceci à deux grands
orateurs de notre connaissance, à Cicéron et à M. Shandy. Les
revers, qui fournissaient à l'un et à l'autre de ces grands par-
leurs une bonne occasion de montrer leur éloquence, lui étaient
presque aussi agréables que les événements heureux qui l'obli-
geaient à se taire.
Une chose qui étonne, c'est qu'avec une imagination si mo-
bile, un esprit si facile à passer tout d'un coup d'un extrême à
l'autre, une si grande aptitude à saisir les moindres détails du
paysage, les moindres nuances du cœur humain, cet homme-là
n'ait pas été tout à fait ce qu'on appelle un poète. C'est qu'en
effet de la poésie il n'avait que quelques instincts; l'inspiration
lui manquait. Il était poëte comme les bonnes femme de ménage
sont de grandes dames, à leurs heures, quand la maison est
nette, quand la table est mise, quand le dîner est tout prêt;
alors, s'il leur reste un peu de temps avant le repas, elles vont
faire un bout de toilette pour recevoir leurs amis. D'ailleurs,
bien que sa manière soit de son invention, il obéissait à une
manière, et à ces causes il a couru toute sa vie après le naturel,
mais il n'a jamais pu toucher qu'un pan de son manteau flot-
tant au vent. Le début de l'ode à Julie, dans le Tristram
Shandy, n'est que l'impuissante boutade d'un homme d'esprit
REVLL ML PARIS. 207
qui sait très-bien que sa poésie est un hors-d'œuvre. De toutes
ses œuvres poétiques. Sterne ne se rappelle rien qu'une épitaphe
et un opéra, ou ce qu'il appelle lui-même, avec tant de gaieté,
une Thucidinade lyrique. La personne qui lui avait demandé
une épitaphe en préféra une de sa composition, qui lui plaisait
davantage ; et. bien que Sterne ait toujours trouvé que l'épi-
taphe composée par lui valait mieux, il n'a pas conservé de ran-
cune au pauvre mort pour son mauvais goût :-*-« Tant pis
pour lui s'il a mis un éloge si mal écrit sur un si beau marbre!
ce n'en était pas moins, de son vivant, un homme des meil-
leures et des plus honnêtes qualités. « — Quant au drame en
vers pour M. Beard, il le fit jouer à Ranelagh, au profit de je
ne sais qui.
Enfin, il a fait une chanson à propos d'une mortalité de bes-
tiaux : voici le refrain de cette chanson :
Ici James perd une vache,
John Bland en fait autant :
Nous mettrons donc notre confiance en Dieu.
Et non dans aucun autre homme.
Tel est le recueil complet des œuvres poétiques de Laurence
Sterne; nous ne voulons pas nous faire valoir, mais nous pen-
sons que personne ne l'avait fait avant nous.
Comme vous l'avez déjà pu voir, il avait de singulières idées
en toutes choses, et il les soutenait d'une façon singulière. Il y
avait chez cet homme un peu de Rabelais, beaucoup de Swift,
quelque chose de Montaigne, d'où il suit qu'avec de pareils élé-
ments on ne pouvait guère composer un esprit médiocre. Il avait
la raillerie incisive de Rabelais , la malice bonne et ferme de
Swift, l'observation un peu triste de Montaigne. A coup sûr,
Sterne est l'esprit le plus français, même en comptant l'écrivain
du Spectateur et le poëte du Caton d'Utique, deux œuvres
françaises s'il en fut, qui ail jamais paru dans la littérature
anglaise. Il a beaucoup plus étudié nos vieux auteurs, et surtout
il a pénétré dans les naïf* mystères de notre xvie siècle beau-
coup plus loin que n'avaient fait avant lui les grands écrivains
de sa patrie. 11 a beaucoup lu surtout, et il est facile de s'tn
2GS REVUE DE PAKI3.
apercevoir, parmi les œuvres de nos vieux auteurs, le Moyen
de parvenir et le Baron de Fœneste ; le premier livre, tout
rempli de la naïveté grivoise de nos pères ; le second livre, qui
n'est rien moins qu'une longue comédie qui précède la comédie
de Molière et qui l'annonce. Quant à ses analogies directes avec
le xvine siècle français, Sterne lui-même nous les indique dans
ses notes. Dans le temps même où il écrivait le Tristram
Shandy à la façon du Moyen de parvenir, en semant à pro-
fusion les anecdotes et les bons mots, les dialogues pleins d'at-
ticisme, les quolibets pleins de licence, il y avait en France un
écrivain à la mode, un romancier nommé Crébillon, qui faisait
en France, mais avec moins de succès et plus de scandale, le
même métier que Laurence Sterne en Angleterre. L'un et l'autre,
chacun de son côté, ils avaient déshabillé le roman autant qu'ils
l'avaient pu faire 5 mais dans ces diverses nudités le roman
avait conservé tout le caractère de sa nation. La nudité du
roman de Crébillon le fils, c'était tout à fait le vice galant et
dameretde la vieille société française, qui, n'ayant plus rien à
insulter, insultait les mœurs publiques ; au contraire, le roman
de Sterne, tout nu qu'il était, conservait encore toutes les appa-
rences qui le pouvaient sauver. Il y a du marquis endimanché
dans le laisser-aller de Crébillon fils. Il y a du prêtre déguisé en
laïque dans les gravelures de Sterne. Au reste, l'une et l'autre
nudités étaient si fort dans les habitudes de nos voisins que
Crébillon le fils, au moment où il était oublié même en France,
fut demandé en mariage par une jeune, belle et riche lady. qui
l'emmena à Londres avec elle, aussi heureuse et aussi fière que
si elle eût épousé le roi Louis XV en personne.
Voici, au reste, comment l'auteur du Voyage sentimental
riait lui-même de cette façon de dépouiller le roman de sa robe
nuptiale. « Crébillon fils, dit-il quelque part, est convenu avec
moi de m'écrire, à mon arrivée à Toulon, une lettre véhémente
contre l'égoïsme de Tristram Shandy ; moi, de mon côté, je
lui fabriquerai une terrible philippique contre ses ouvrages à
lui, Crébillon. Ceci fait, nous imprimerons nos deux factums
dans un même volume : Crébillon contre Sterne, Sterne con-
tre Crébillon, et nous partagerons les bénéfices de l'ouvrage :
voilà, j'espère, ce qui s'appelle de la bonne politique suisse. »
Le faclum n'a pas été fait : Crébillon aimait trop la paresse,
REVUE DE PAR». 269
comme Sterne aimait trop la douce flânerie. L'un et l'autre ils
avaient trop peu de fiel dans le cœur pour se maltraiter, même
en plaisantant. Cependant, rien ne serait plus facile à écrire
que ce double faclum ; Crèbillon contre Sterne : — Maître
Sterne, vous êtes aussi vicieux que moi, mais vous êtes le liber-
tin le plus subalterne que je connaisse. Vous aimez toutes les
femmes, et surtout les grisettes, les femmes de chambre, les
bonnets ronds ; vous en voulez de préférence à la robe d'in-
dienne, au bas de coton bien tiré sur la jambe nerveuse et fine,
aux belles mignonnes, à la dix-huitième année. Vous aimez les
jeunes filles, et vous le leur faites entendre d'un air si courtois,
si câlin, si honnête, que les péronnelles se trouvent sans défense
contre vous. Maître Sterne, maître Sterne! je vous connais;
vous êtes un vieux libertin bien élevé, vous êtes un dangereux
hypocrite; si vous n'êtes pas plus vicieux, c'est que vous man-
quez d'effronterie; si vous n'êtes pas un plus grand coureur,
c'est que vous êtes gêné dans votre robe de prébendier; malgré
vos nombreuses fredaines, vous êtes le Tartufe de l'amour.
Aussi rien n'est dangereux à lire comme vos livres; vous leur
avez donné un air d'innocence qui allèche les plus honnêtes. A
force de ne rien dire et de tout sous-entendre, vous aiguisez de
la plus dangereuse façon du monde les plus chastes esprits. Fi
donc! un homme de votre caractère, un homme de votre robe,
à votre âge, faire ce métier-là, maître Yorick ! — Ainsi parlerait
Crèbillon le fils, et il me semble qu'à ces mots je le vois qui s'en-
veloppe fièrement dans les dentelles de son manteau.
Mais d'autre part arriverait Laurence Sterne contre Cré-
billon. — 'M.. le marquis de Crèbillon est-il visible? dirait Sterne :
voilà bien long-temps que je gratte à la porte du boudoir d'Is-
mérie, et personne ne me répond. Puisqu'il vous plaît de vous
cacher si bien dans votre petite maison et dans votre manteau
couleur de murailles, écoutez donc ce que j'ai à vous dire par le
trou de la serrure : Monsieur le marquis de Crèbillon, vous êtes
un fat, malgré tout voire esprit! vous êtes sans pudeur et sans
vergogne ; j'en dis peut-être un peu moins que je n'en fais, moi
qui vous parle ; mais vous, à coup sûr, vous en faites beaucoup
moins que vous n'en dites. Vous êtes un fanfaron de vices, de
ridicules, de passions, de jeu, de paradoxes, et de dépenses de
tout genre. Vous êtes un faux marquis amoureux <io fausses
12 23
270 K h Y (JE DE PARIS.
marquises; vos duchesses sont de vieilles femmes vernissées el
qui sentent le musc d'une lieue. Moi, au moins, si je n'aime que
des grisettes, mes amours sont fraîches comme les lilas du mois
d'avril. Marquis de Crébillon, mieux vaut encore cacher ses
passions dans son cœur, el les laisser à peine entrevoir aux gens
attentifs, que de montrer au grand jour des passions qu'on n'a
jamais senties et des vices qu'on n'a plus !...
Vous voyez que d'une el d'autre part le susdit factum pouvait
aller loin ; mais entre les deux champions arriverait la Critique,
juge honnête et impartial, qui, après avoir attentivement écoulé
les deux plaideurs, leur dirait de sa voix sévère et juste: —
Vous avez raison tous les deux; vous . Crébillon, futile bâtard
d'un père si terrible , dont Rhadamiste est le seul enfant légi-
time , vous avez eu tort de ne voir dans cette vieille société
française que les vices les moins à craindre, les passions les
plus honteuses, le cynisme le plus effronté. El vous. Laurence
Sterne, vous qui vivez dans une nation plus sévère, à une épo-
que plus retenue, dans une profession religieuse ; vous, polit-
fils d'un archevêque, prieur de deux prieurés; vous qui avez
dans l'âme tant d'éloquence, tanl de conviction, et dans l'esprit
une observation si fine, et qui écrivez dans une langue savam-
ment étudiée, vous, allier tant de délicatesse et de gravelure à
la fois ! Fi donc ! vous avez eu tort, vous avez eu le plus grand
tort d'effleurer, comme vous l'avez fait trop souvent, la pudeur
des jeunes filles, la foi conjugale, l'honnêteté enfin; et surtout
vous avez eu tort de jouer, comme vous l'avez fait, avec toutes
sortes d'amours, sans songer à en prendre un seul au sérieux.
C'est ici le cas ou jamais de parler d'un violent amour de
Sterne (si l'on peut dire que Sterne ait jamais aimé violemment
quelqu'un ou quelque chose) pour madame Elisabeth Draper,
la femme de Daniel Draper, écuyer, conseiller à Bombay, homme
très-considéré et qui était alors le chef de la factorerie anglaise
à Surate. Cette dame n'était rien moins qu'une belle et frêle
enfant de l'Inde, qui vint à Londres pour rétablir, dans un cli-
mat moins violent, sa santé chancelante. Elle et Sterne se ren-
contrèrent par hasard, car toute la vie de Sterne est un grand
hasard, et, à la première vue, Sterne se prit à aimer cette femme
d'une amitié chaleureuse et dévouée. Il faut vous dire que ces
sortes d'amitiés, presque innocentes . entre un homme et une
REVUE DE. PARIS. |f|
femme mariés chacun de son côté , n'étaient pas à la mode en-
core comme elles le sont aujourd'hui. Un homme et une femme
de ce temps-là s'aimaient d'amour tout simplement; cet amour
même, condamné par la morale , était dans les mœurs. On ne
connaissait pas ce singulier milieu entre l'amour et l'amitié ,
qui dégage l'amour de tous ses devoirs, qui ôle à l'amitié toute
sa pudeur. Sterne est à peu près l'inventeur de cette associa-
lion singulière, qui n'a réussi si fort depuis lui que parce que celte
amitié ressemble à l'amour, que parce que cet amour ressemble
à l'amitié. Au reste, la chose avait été clairement indiquée par
Swift en personne, cet homme tant aimé par ces deux femmes
dont l'une est morte de chagrin et d'amour ; Swift, ce terrible
critique, était, sans lesavoir, un amoureux à la faconde Sterne.
«» Parlez-moi, dit-il quelque part, de ces intrigues sans danger
pour l'un et pour l'autre, où le cœur n'est pour rien ; on soupire,
on fait des vœux, on joue la langueur, le tout pour montrer son
esprit. » Vous voyez bien qu'on ne peut rien ajouter à la défi-
nition du vénérable et goguenard doyen de Saint-Patrick.
Eh bien ! cet amour de Swift pour la belle Stella, qu'il finit
par ne pas épouser après cinq ans d'espérances toujours trom-
pées , c'est tout à fait l'histoire de l'espèce d'amour de Sterne
pour Mrae Draper. 11 s'occupa de cette dame avec une tendresse
infinie; mais il s'en occupa bien plus quand elle fut absente que
lorsqu'elle était près de lui. 11 était un peu dans les goûts de
cet amant qui quittait sa maîtresse pour lui écrire et pour pen-
ser plus librement à elle. El comme Sterne était déjà vieux, la
dame jeune encore ; comme elle s'effarouchait souvent de l'a-
mitié entreprenante d'un homme qui avait beaucoup vécu et
qui savait le chemin qui mène au cœur des femmes, notre ami
Yorick se donnait toutes sortes de peines pour la rassurer. «Que
la misère, la honte et la douleur tombent sur moi , si je vous
suis jamais un sujet de repentir, chère Élisa! Moi vous trom-
per ! mais on me donnerait le irône du monde que je n'y con-
sentirais pas. »
De tout cet amour platonique entre une femme malade et un
homme débile, celui-ci plein de cœur, celle-là pleine d'esprit,
ce qui égalise toutes choses , il nous est resté ce qui reste ordi-
nairement de ces sortes d'amour, des doutes, des médisances,
<jl une dizaine de lettres écrites à MmP Draper par Sterne, lors-
2T2 REVUE DE PARIS.
que celle dame allendail à Deal un vent favorable pour revenir
dans les Indes. Ces dix lettres, qui n'ont rien de bien remar-
quables, ont été souvent réimprimées à la suite du Voyage sen-
timental, uniquement pour compléter le volume au gré de
messieurs les libraires. En revanche, bien peu les ont lues. Ce-
pendant ces lettres se distinguent par toutes sortes de bons sen-
timents habilement mêlés à un peu d'amour profane. « Mais,
comme dit Sterne quelque part, parce que la toile d'or et de
soie est lissue de quelques fils grossiers, faut-il donc la déchi-
rer et en jeter les morceaux aux vents ? » Dans la première de
ces lettres. Sterne envoie à Mme Draper des sermons partis d'un
cœur brûlant. « Je suis amoureux de vous à moitié, lui dit-
il. » Dans la même lettre, il envoie pour savoir des nouvelles
d'Élisa. a Puisse ton visage chéri briller à ton réveil comme
brillait le soleil ce matin ! »
Le lendemain, Sterne va dîner chez lord Balhurst, à cette
même table où s'étaient assis tant d'hommes d'esprit du dernier
siècle, Addisson, Sleele, Pope, Swift, Prior ; et à lord Balhurst,
ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans , Sterne parle si bien de
jyme Draper que celui-ci se sent près de l'aimer en dépit de son
âge. « Tu étais l'étoile de cette conversation sentimentale,
Élisa! — Quand je ne parlais que de toi , lu remplissais encore
mon cœur ! — 0 la meilleure de toutes les bonnes filles, tu ne
sauras jamais les souffrances que j'ai endurées toute une nuit
à cause de toi ! — Puissent les roses reparaître promptement
sur les joues et les rubis sur les lèvres! » — Le lendemain,
Élisa est encore malade , il écrit une lettre de plaintes. — Le
jour suivant, elle lui a demandé toutes sortes de petits services,
des livres, un piano, des crochets en cuivre, un fauteuil} car
elle doit partir avant peu. Elle part. A peine n'est-elle plus là
que Sterne commence un journal pour elle. Il la revoit en tou-
tes choses, il se rappelle les moindres détails de cette amitié si
bien commencée. D abord il avait cru qu'il avait affaire avec une
femme ordinaire. Élisa était vêtue à la mode, mais ses habits
étaient sans grâce. Élisa n'était pas ce qu'on appelle une femme
belle, mais sa physionomie était divine. Elle avaitdans lesyeuxet
dans la voix tant d'éloquence ! son visage était d'un ovale si par-
fait ! — Cette lettre VIe va retrouver au bord delà mer MmeDraper.
Elle, cependant, de son côté, elle avait déjà écrit à son brahmine,
REVUE LE PARI». 273
comme elle l'appelait, les premiers incidents du voyage : les at-
tentions galantes d'un jeune militaire qui, d'abord, avait bien
eu l'air de vouloir aimer Élisa, mais qui, la trouvant trop peu
avenante, avait passé à sa demoiselle de compagnie, miss Light.
A quoi Sterne lui répond , et vraiment c'est bien répondu :
« Préserve-loi des intimités, ma pauvre enfant ! u Après quoi i
est malade, et le chagrin le tue; et enfin il lui écrit une der-
nière fois adieu : « Adieu, sainte femme ! il faudra chérir ma
mémoire. Songe à ma tendresse et aussi à mes respects !— Kes-
pectk-toi! Adieu! adieu encore! Que le bonheur et la santé
t'accompagnent, ô loi, le plus beau et le plus charmant des ou-
vrages du Créateur! »
Ici s'arrête cette correspondance, qui n'est pas sans charme
quand on veut la bien lire. Mm* Draper, de retourà Bombay près
de son mari , oublia bien vite cet homme qui , en comptant sa
maladie pour dix années , n'avait pas moins de quatre-vingt-
cinq ans, comparé à elle, qui n'en avait que vingt-cinq. A l'exem-
ple de la maîtresse du Spectateur, à qui son amant, blanchi
par les ans , avait appris comment elle devait trouver plus de
joie à remettre la pantoufle d'un vieillard qu'à être embrassée
par un beau et frivole jeune homme, Laurence Sterne avait
voulu aussi enseigner à Ëlisa comment les dernières fantaisies
d'un malade peuvent remplacer les jeunes ardeurs ; mais la
belle Indienne eut bien vile laissé les leçons de Sierne j et il l'eut
oubliée bien vile, sans insulter sa mémoire, lui aussi.
Dans l'intervalle de cette grande passion , qui fut son avant-
dernière passion, Laurence Sterne était venu en France, pour
de là passer en Italie , car il avait grand besoin de soleil et de
repos. De ce voyage au milieu de la France du xvmc siècle,
dans ce pays tout rempli d'élégance, d'idées nouvelles, de scep-
ticisme, de révolutions encore inaperçues, estrésulté le Voyaye
sentimental , qui est le chef-d'œuvre de notre auteur. C'est un
voyage fait à l'amble , la plus douce des allures ; vous allez
moins vite, il est vrai , mais vous êtes bien plus à l'aise, et, chemin
faisant, vous ne donnez de ruade à personne, personne n'est
éclaboussé par voire monture. A chaque instant vous êtes le maî-
tre de vous arrêter pour étudier le paysage qui vous plaît, pour
admirer les doux aspects qui passent devant vous , pour rendre
à chacun sa bénédiction, son salut, ou son sourire. D'ailleurs,
H.
274 REVUE DE PARIS.
cette façon d'aller ace grand avantage, que l'on voit à merveille
toutes choses dans cet horizon rétréci à plaisir. De cette con-
templation méthodique résulte un intérêt tranquille et tout-
puissant. Une fois votre parti pris de ne voir que ce qui est à
votre portée, vous êtes sûr que pas un détail, si mince qu'il
soit en apparence, ne saurait vous échapper; or, c'est surtout
par les détails inaperçus que vivent et se manifestent les chefs-
d'œuvre. Dans Vlliade d'Homère, les vieillards , se tenant de-
bout quand parait la belle Hélène, font venir les larmes à vos
yeux. Dans la tragédie de Corneille, un mot qui sort tout d'un
coup de l'âme oppressée du vieil Horace , attire soudain toutes
vos sympathies sur le noble vieillard. Dans le mariage de la
Vierge de Raphaël, sur quoi s'arrête votre regard charmé? sur
ce beau jeune homme qui brise en deux la baguette de frêne.
— C'est là , d'ailleurs , une façon bien simple d'être vrai! ne
décrire que ce que l'on voit, ne faire agir que les personnages
que l'on a rencontrés, ne raconler que les passions ressenties.
Alors le moi, qui est odieux en effet, devient un héros que l'on
accepte volontiers , parce qu'il est naïf. D'où il suit que Sterne
ne pouvait pas mieux employer cette personnalité dont il est si
fier. Décidé à se mettre en scène à chaque pas , il a eu bien vite
pris son parti sur lui-même. Il ne s'est fait ni meilleur ni plus
méchant qu'il ne l'est en effet. Il n'a pas dissimulé même les
plus mauvais penchants de sa nature; il s'est représenté à nous
tel qu'il était, dans tout le vagabondage de l'esprit et des sens.
Le travail des grands romanciers qui l'avaient précédé, le tra-
vail de Lesage sur la vie humaine, que Lesage a vue de si haut ;
la profonde et austère étude de Richardson , quand il nous fait
assister, dans la Clarisse , à la joute terrible du vice contre la
vertu ; l'observation si fine, la raillerie bonne enfant de Fiel-
ding; la verve ingénieuse de Sraollelt , un des enfants de Le-
sage, enfant qui est resté bien loin de son père; tous ces la-
beurs, toutes ces découvertes . tous ces éléments si divers du
roman ou de la comédie, Sterne se les était appliqués à lui-
même; il n'avait pas eu d'autre ambition que de mettre en œu-
vre, à son propre sujet , une opinion qui se représente souvent
dans ses discours :
« La grande erreur de la vie, disait-il, c'est que nous portons
nos regards trop loin : nous escaladons Ip ciel, nous creusons
KKVLE DE PAHIS. 875
jusqu'au centre de la terre pour y chercher des systèmes, et
nous nous oublions nous-mêmes. La vérité repose devant nous;
elle est sur le grand chemin; le laboureur marche dessus avec
ses souliers ferrés.
» La Nature brave la règle et le cordeau ; l'Art en a besoin
pour élever ses édifices et terminer ses ouvrages : mais la Na-
ture a ses propres lois, qui sont au-dessus de l'Art et de la Cri-
tique. »
Il avait donc été son propre héros; il s'était mis à s'étudier
lui-même; il s'était mis tout bonnement à raconler ses ridicules;
il s'était fait parler, il s'était fait agir. A quoi bon, en effet, se
serait-il creusé la lète pour inventer des amours, des passions,
des vices, des ridicules, des aventures, un dialogue, quand il
avait tout cela en lui-même? — et de tout cela il s'est servi
comme un maître. Le grand mérite du Voyage sentimental,
c'est que rien n'est inventé : tout ce que l'auteur vous dit là, il
Ta vu, et, qui plus est, il l'a senti; l'imagination n'a rien à faire
à toutes ces histoires, tout au plus la sympathie, ou tout au
plus la bagatelle, pour parler comme Lafleur. De ce livre, que
nous savons par cœur comme nous savons les contes de Per-
rault, tout est resté, parce que rien n'a été arrangé ni inventé.
Ainsi l'auberge de M. Dessaire est encore débouta cette heure;
elle est l'honneur de la ville de Calais; on vous y montre la
chambre de Sterne, et pour peu que vous insistiez, dans les re-
mises dégarnies, par ces temps de chemins de fer, vous retrou-
verez la Désobligeante. Qui donc a jamais douté que le moine
ait vécu? Autant vaudrait dire que Rembrandt et Titien ont in-
venté les têtes de leurs tableaux. Dans les arts on n'invente rien,
on copie des modèles; seulement, si le modèle est copié par un
grand maître, la copie écrase si fort l'original qu'on ne s'in-
quiète plus de savoir s'il a vécu. Toutes les vierges de Raphaël,
a commencer par la Fornarina, ont été de profanes Italiennes,
à qui le maître a rendu la virginité perdue. Quant à Lafleur,
cet être si français, et que pas un romancier de France, même
les plus grands, ne refuserait de prendre à son service, pour
l'aimer et pour brosser ses habits, pour lui donner des conseils
et pour tailler ses plumes; quant a Lafleur, cet homme à tout
faire, non-seulement il a vécu, le charmant compagnon, non-
seulement il a été au service de maître Yorick, mais encore on
17ï, REVÏÏfi DE PARIS;
a conservé les mémoires de sa vie. On sait maintenant, à n'en
pas douter, que Lafleur était né en Bourgogne; à huit ans, il
avait quitté la maison paternelle, n'emportant pour tout bien
que deux grands yeux bien éveillés et une honnête figure toute
rebondie. Cela lui servit à vivre jusqu'à dix ans; et comme un
jour il était sur le Pont-Neuf, à Paris, il se mit à suivre un soldat
qui l'engagea à s'engager. Il fut tambour pendant six ans dans
les armées françaises. Il n'avait que deux ans à battre encore
pour n'être pas un déserteur, — il déserta. La Providence le con-
duisit à Montreuil-sur-Mer, et vous savez comment il entra, tout
déguenillé et tout joyeux, au service de son premier maître,
après le roi. Ce fut encore le cas ou jamais d'appliquer le pro-
verbe français : Tel maître, tel valet. A la suite du bienveil-
lant Yorick, Lafleur devint amoureux; il fit pis que cela, il se
maria; et comme son maître, dans un accès de sagesse, lui vou-
lait adresser quelques remontrances, Lafleur lui ferma la bou-
che en lui disant : « Ne trouvez-vous pas que ma prétendue
ressemble à la pauvre Marie? » — Le voyage terminé, Lafleur
revint auprès de sa femme, à Calais, où il avait dressé un joyeux
petit bouchon, Irès-fréquenté des marins. Malheureusement, la
guerre de la France avec l'Angleterre devait être funeste à l'é-
tablissement de Lafleur : l'humble bouchon, qui n'abritait plus
de son ombre les matelots des paquebots anglais, ne battit plus
que d'une aile. Lafleur se vit bientôt au-dessous de ses affaires;
mais Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qu'il aime, mit au
cœur de Mme Lafleur une passion adultère pour une troupe de
comédiens : Mme Lafleur se fit bohémienne à la suite de ces bohé-
miens, et Lafleur, resté seul et libre, reprit sa course dans le
monde et sa devise nationale : Vive la bagatelle!
Pauvre Lafleur! il eut presque autant de maîtres divers que
le sansonnet de Sterne, et il passa comme lui à travers toutes
les lettres de l'alphabet, dans la chambre haute aussi bien que
dans la chambre des communes. Mais il eut beau faire et beau
chercher, jamais il ne trouva un maître comme son premier
maître, si bon, si tendre, si bienveillant! qui aimait si fort à le
voir bien nourri, bien vêtu, et qui lui donnait congé si volon-
tiers le dimanche, pour vaquer à ses amours.
Parmi plusieurs personnages de ce roman, plusieurs porlent
des noms historiques. Snielfungus, c'est le docteur Smollett;
REVUE DE PARIS. ^77
madame de L..., ia dame à qui Sterne doit porter une lettre,
c'est madame la marquise de Lambert; l'homme au Shakspeare
n'est autre que M. le baron de Breteuil, l'ami du duc de Choi-
seul; vous y trouvez aussi le nom de Diderot et le nom de l'abbé
Raynal. J'imagine, à ce propos, que c'est par reconnaissance,
pour avoir vu son nom dans le Voyage sentimental, que l'abbé
Raynal , ce singe boursouflé et essoufflé de Diderot, s'est amusé
à écrire cette apostrophe célèbre au territoire d'Ajuija : « Terri-
toire d'Ajuija, tu n'es rien, mais tu as donné naissance a Élisa!
— Si mes écrits ont quelque durée, le nom d'Ajuija restera dans
la mémoire des hommes. — Élisa! je fus ton ami sans te con-
naître; sois un moment le mien; la douce pitié sera ma récom-
pense... — Je cherche partout Élisa; je rencontre, je saisis
quelques-uns de ses traits, quelques-uns de ses agréments épais
parmi les femmes les plus intéressantes. Mais qu'est-elle deve-
nue , celle qui les réunissait?— Je la pleurerai tout le temps qui
me restera à vivre; mais est-ce assez de la pleurer?
» Du haut des cieux, ta première et dernière patrie, Élisa, re-
çois mon serment. Je jure de ne pas écrire une ligne où l'on ne
puisse reconnaître ton ami, etc. » On n'est pas plus niais que
cela!
Mais le Voyage sentimental devait être le dernier effort,
ou, si vous aimez mieux, le dernier sourire de Sterne. Il s'ar-
rêta tout d'un coup dans le voyage d'Italie, et comme s'il eût
compris qu'il ne pouvait aller plus loin. Ainsi devait se terminer
ce voyage commencé avec tant de joie facile, poursuivi au mi-
lieu de tous les enchantements de la route et de la passion.
Sterne revint dans sa patrie pour y mourir. La langueur l'avait
frappé sans retour; mais il devait conserver jusqu'à la fin la
force de l'âme, la jeunesse du cœur, et un peu de l'espérance
et des rêves d'autrefois. Sa femme était restée en Touraine, où
elle espérait marier sa fille, et même, à propos de cette fille à
marier, voici ce que répondit Sterne à un Français sentimental
qui l'avait demandée en mariage avec une dot. — « Monsieur,
je donne à ma fille, en la mariant, dix mille livres sterling, sa-
voir : ma fille a dix-huit ans, vous en avez soixante-deux, ce
qui vaut bien cinq mille livres. — Elle est jolie, elle parle l'ita-
lien et le français, elle pince de la guitare; vous êtes laid, peu
joli, peu musicien, fort ignorant, ce qui vaut bien cinq mille
P?# RKVLK OF PARIS.
livres. — Total, dix raille livres sterling. » Ainsi il plaisantait
même avec cette chose sérieuse que l'on appelle le mariage. Cepen-
dant la mort s'approchait. 11 était seul à ce moment solennel, et
son dernier vœu de mourir en silence s'accomplit dans son entier.
Toutefois, il eut le temps encore de laisser quelques-unes de ces
bonnes maximes d'une aimable philanthropie que lui seul il savait
formuler: « Pour former un jeune homme il faut trois choses:
la bonne compagnie, une fortune honnête, et une légère dosede
la tendre amitié d'une femme accomplie. » — « L'opinion est un
mauvais maître, tyran qui n'aime que la servitude. Elle nous mène
p;ir les oreilles, par les yeux, j'ai presque dit par le nez. Elle
est la plus déshonorante des maîtresses, et cependanl personne
ne la peut jeter à la porte; il faut vivre, il faut mourir avec elle.
» Je crois que c'est le lord Bacon qui fait celte remarque, —
du moins, quel que soit l'auteur de cette observation, elle n'est
pas indigne du grand homme que je viens de citer; — il a donc
fait cette observation, que les médecins sont de vieilles femmes
qui viennent à côté de notre lit se mettre aux prises avec la na-
ture, et qui ne nous quittent que lorsqu'ils nous ont tués ou que
la nature nous a guéris.
■ Cet innocent oubli delà peine est l'art le plus heureux de
la vie; et la philosophie, avec son attirail de préceptes et de
maximes, n'a rien qui lui soit comparable. En effet, je suis con-
vaincu que la joie modérée, et réglée sur de bons principes, est
parfaitement agréable à l'Être bienfaisant qui nous a créés, et
qu'on peut rire, chanter, et même danser, sans offenser le Ciel.
» Je ne pourrai jamais, — non, je le dis bien positivement,
— il ne sera jamais en mon pouvoir de croire qu'on nous ait
envoyés dans ce monde pour le traverser mélancoliquement.
Tout ce qui m'entoure m'assure le contraire. Les danses et
les concerts rustiques que je vois et que j'entends de ma fe-
nêtre , me disent que l'homme est fait pour la joie. Aucun
cerveau fêlé de moine chartreux . ou tous les moines char-
treux du monde, ne me feraient jamais revenir de cette opi-
nion. »
Et remarquez comme l'image arrive toujours vite et bien :
« J'ai réellement cru , mon bon ami , que je n'aurais plus le
plaisir de vous voir. Le hideux squelette de la mort semblait
avoir pris son posleau pied de mon lit. et je n'avais pas !•» rnu-
RIVUfe I>K l'AKIS. 279
rage de m'en moquer comme je l'ai fait jusqu'ici : je baissais
donc patiemment la tète , sans la moindre espérance de la re-
lever jamais de dessus mon oreiller. »
La veille même de sa mort, il espérait vivre encore sept à
huit mois ; il se sentait, disait-il, assez de forces pour faire un
usage lolérable de la vie. Et pourquoi tant d'espérances, savez-
vous? c'est qu'il était remonté sur son dada amoureux; c'est
qu'il avait rencontré une aimable femme qui lui rappelait
Élisa Draper . un caractère du premier ordre, un esprit à l'u-
nisson de toutes les vertus. — Il n'avait jamais imaginé, même
quand il avait dix-huit ans , que la grâce pût être aussi par-
faite dans toutes ses parties et si bien appropriée aux dons les
plus heureux de la jeunesse. — Madame de était venue
sous la forme d'un ange consolateur, et avec sa voix enchan-
teresse . au chevet du pauvre mourant ; elle lui avait présenté
sa tisane d'un air si engageant . d'une main si blanche , qu'il
s'était mis à l'aimer de tout son cœur. — El maintenant qu'il
se trouvait amoureux encore une fois , notre cher Yorick ne
voulait plus mourir. 11 ne voulait pas tourner la tète vers
le sud avant le mois de mars; en un mot, malgré loule sa
bonne volonté de quitter cette terre où il avait tant aimé , il
ne voulait pas partir, si, à l'heure du départ, une femme
pareille lui faisait un signe de la main , en lui disant :
« Restez ! »
« Cependant , ajoute-t-il , chacun dit autour de moi que je
suis mort, et j'ai bien peur dêlre absolument forcé de mourir.
A cette nouvelle . vous aurez un vif chagrin , j'en suis sûr ; je
veux cependant ne pas faire répandre une larme inutile. Il suffit
à votre peuvre Yorick de savoir que vous en verserez plus d'une
quand il ne sera plus ! »
Ainsi, il expira doucement, au mois de février 1768. dans son
appartement de Bond-Slreet, à Londres. Il avait encore une
plaisanterie sur les lèvres quand il est morl. Le froid le prit
par les extrémités; et madame de , sa belle et bien-aimée
garde-malade , qui veillait près de lui , voulant réchauffer ses
pieds mourants de ses deux mains : « Non pas, lui dit-il, non
pas à mes pieds , mais là , votre main sur mon cœur! » Elle
plaça sa main sur le cœur de son ami ; ce pauvre cœur battit
encore une ou deux minutes sous cette main bienveillante, et
280 REVUE DL PARIS.
ce fut tout; le plus aimable homme de toutes les littératures
réunies de ce monde était mort.
Sterne a laissé un portrait tracé par lui-même , et tracé de
main de maître. Le voici tel qu'il l'a fait ; c'est tout à la fois
le portrait d'Yorick , de Tristram , de Sterne , trois héros qui
n'en font qu'un :
« Je suis né , voilà la seule chose dont je n'ai pas à douter,
et je dois encore cet avantage au hasard . qui préside à toutes
mes aventures.
• Mon père, qui n'était qu'un brave soldat, ne me donna au-
cune éducation ; il la méprisait. Qu'il avait de courage ! J'appris
à lire et à écrire par hasard. J'allais à l'école en faisant quel-
quefois la buissonnière, et je glanai quelques bribes de littéra-
ture par hasard. Lefèvre, mon instituteur, se trouva lieutenant
de mon père , par hasard. Je n'avais jamais eu l'intention de
me marier, et je me mariai par hasard. Je n'ai jamais eu d'au-
tre patron que ceux que j'ai rencontrés par hasard, et je de-
vins auteur par hasard.
» Je suis (qui le croirait?) plutôt un être pensant qu'un être
agissant. Mon esprit a toujours été un chevalier errant, dont
mon corps n'était que le simple écuyer; et celui-ci a été tel-
lement harassé des courses et des moulins à vent de son maî-
tre, qu'il a souvent eu l'envie de quitter le service, en s'écriaut
avec son confrère Sancho : Béni soit celui qui a inventé le
sommeil !
» La philanthropie est le sine quânon démon tempérament :
voilà la divinité dans laquelle je vis, je me meus, je place mon
existence. L'affection que je porte au genre humain est une
correspondance entre le ciel et la terre, au centre de laquelle
je me place. J'aime les hommes avec celte bienveillante indul-
gence que je souhaite que Dieu ait pour moi ; je pallie leurs
infirmités, je pardonne leurs erreurs, je désire en même temps
leur bien temporel et spirituel. — Ce sentiment est le premier
qui se réveille avec moi, et le dernier qui me quitte quand je
prends congé de mes sens.
» Je suis en général un homme de bonne humeur, et ma
gaieté n'est jamais si grande que lorsque je suis accablé de
douleurs et d'infortunes de tout genre, j'entends des douleurs
et des infortunes toutes personnelles. Aussitôt c'est à qui se
REVUE DE PARIS. 251
pressera autour de mon grabat, non pas pour pleurer, mais
pour rire de mes peines , pour m'ouïr plaisanter à la question ,
pour me voir raffiner mon être dans les tourments.
» Un de mes amis , croyant un jour que j'allais succomber
aux accès d'une colique bilieuse , me parut fort étonné de
la gaieté avec laquelle je sortais de ce monde ; voici ma ré-
ponse :
» Les chrétiens indolents se persuadent trop de l'efficacité
du repentir qu'un mourant peut témoigner à son lit de mort;
je n'y ai jamais cru. Quand on demande à Socrate, avant
son supplice . pourquoi il ne se préparait pas à ce fatal pas-
sage , il répondit avec noblesse : Je n'ai fait que cela toute
ma vie. »
Maintenant que cet essai sur la vie de Sterne est arrivé, par
toutes sortes de sentiers détournés, à sa conclusion philoso-
phique , le nil admirari du poète latin , il me resterait à dire
quelques mots de cette traduction nouvelle, — nouvelle, on
peut le dire, car elle a été faite, refaite, revue, corrigée bien
des fois. — De ce terrible travail, dont le traducteur se croyait
incapable, de ce duel dangereux avec un écrivain comme Sterne,
armé à la légère, et qui disparaît soudain comme une ombre
goguenarde , devant les grands coups de plume qu'on veut lui
porter ; de cette ignorance profonde de la langue anglaise , rem-
placée par un profond et respectueux sentiment de la grâce ,
de la légèreté, de la finesse de notre langue, — que reslera-t-
il? — Soyez tranquilles; il y a de sévères critiques également
versés dans les deux langues , M. Philarète Chasles , par
exemple, qui nous le dit ont avant peu.
Quel que soit l'arrêt de ces juges souverains, que personne
ne peut récuser, l'auteur s'y soumet en toute humilité et en
toute conscience. Une seule chose lui causerait un vif chagrin :
ce serait d'avoir retranché , ne fût-ce qu'un atome , de la bonne
humeur, de la grâce facile, de la merveilleuse souplesse de
Sterne; ce serait d'avoir dérangé de sa route bien sablée l'in-
souciant dada de maître Torick. En effet , comme ils étaient
h ureux , L'un portant l'autre, le cavalier et le cheval, une
fois qu'ils étaient en route ! comme ils s'inquiétaient peu de sa-
voir où s'arrêter le jour , où se reposer le soir , et à quelle
heure et quel jour ils rentreraient à la maison? Le dada
19 U
282 REVUE DE PARIS.
d'Yorick, pour la galanterie, pour l'enthousiasme, pour le
paysage qu'il parcourt , pour 1rs enchantements qu'il affronte ,
est tout à fait le descendant d'un autre cheval poétique; il des-
cend un peu de l'âne de Sancho . il descend du Rossinante de
Don Quichotte , noble coursier aussi maigre et aussi brave que
son maître, étique monture qui va au petit pas sur le grand
chemin de la gloire et de l'amour. — Semez des fleurs sur leur
passage , arrachez les ronces du chemin ! Belles filles qui passez,
allez puiser de l'eau à la fontaine pour désaltérer ces douces
montures que n'a jamais touchées le fouet, que l'éperon n'a
jamais blessées, que n'ont jamais connues ni le mords , ni la
bride! — Et vous , les gens des pays étrangers . qui comme
nous suivez pas à pas ce noble animal , qui le voulez monier
par surprise , prenez garde ! pour la première fois de sa vie .
le paisible animal . le dada d'Yorick . le Rossinante de Don Qui-
chotte, pourrait bien ruer et vous briser le front !
Vous voyez donc, vous qui êtes la science et la critique, que
là est toute ma terreur; c'est d'avoir attristé l'innocente joie
qui circule dans ces lignes comme le sang circule dans les
veines d'une belle et brune fille de vingt ans . — Pauvre Yorick !
quel malheur qu'il appartienne de droit à la traduction fran-
çaise? Quel malheur qu'il n'ait pas été tout simplement Fran-
çais de nation . comme il l'était par l'esprit , par la bonne hu-
meur , par l'ironie , par la galanterie la plus exquise , par les
passions les plus charmantes! Pauvre Yorick! Lafïeur et Swift
avaient pour refrain Vive la bagatelle! Yorick avait adopté
pour sa devise rive la joie! Il ne savait rien de plus naturel
qu'une joie douce, expansive : aussi la joie a été pour lui la
cruche de la veuve , qui n'était jamais vide ; la joie a été sa
compagne, sa famille, son génie fidèle. Aimable et bien-aimé
Yorick !
Nous , cependant, qui sommes venus après lui dans les frais
sentiers où son pas léger laissait son empreinte à peine ; nous
qui obéissons comme lui à la fantaisie de l'heureux dada qui
nous emporte , méritons , nous aussi . par la simplicité de notre
esprit, par la bonne grâce de notre bonne humeur, par l'exer-
cice des honnêtes passions . méritons enfin l'honneur démon-
ter . ne fût-ce qu'en croupe . le dada d'Yorick , le Rossinante de
Don Quichotte , le giïson de Sancho , voire même l'âne de Ba-
REVUE DE PARIS.
kum . qui s'arrêtait si bien à chaque vision angélique; — et
répétons, eu toute humilité de cœur et d'esprit, l'oraison du
malin et du soir de notre maitre Yorick :
Accorde nous , à mon Dieu ! notre pain , notre passion }
nos douces larmes et notre sourire de chaque jour. — Ainsi
soit-il ! Amen !
Jules Jams.
DES
NOUVELLES PUBLICATIONS
RELIGIEUSES.
La remarque en a depuis longtemps été faite : notre époque
est une époque de liberté absolue pour les esprits. Chacun, dans
son individualité, se croit en droit de demander à toutes choses
leur raison d'être, et de chercher à remplacer les créations qu'il
juge inutiles ou pernicieuses par des créations nouvelles. Cette
liberté existe également dans Tordre extérieur de la société;
mais là cependant elle connaît des entraves. La réunion maté-
rielle des personnes ne saurait se former sans un lien ; et du
jour où une autorité quelconque ne serait pas là pour mainte-
nir les lois civiles, politiques, criminelles, dont l'ensemble
constitue ce lien, la société, la réunion des personnes aussi ne
serait plus. Il n'en est pas de même de l'ordre intellectuel ; à de
certains temps, l'affranchissement peut 5' être complet. Après
avoir satisfait à la loi d'union sociale en donnant aux règle-
menls positifs tout juste sa part d'obéissance, chacun rentre
dans sa pensée et s'y contemple maîlre et souverain, Chacun
fait comparaître devant le tribunal qu'il érige en lui-même les
choses les plus saintes aussi bien que les plus vulgaires. La re-
ligion, la morale, y sont évoquées; et non-seulement on nedai-
REVUE DE PARIS. 285
gne plus écouter ce qu'enseignent sur elles les traditions du
passé, mais le doute pénètre jusqu'à leur essence même, et on
se demande si celte essence est bien ce qu'elle a paru être jus-
qu'ici. A la suite d'une question si étrange apparaissent des
théories où les noms semblent échangés entre le mal et le bien,
où tout est bouleversé dans les rapports des êtres entre eux,
dans les rapports des êtres avec Dieu. L'autorité laisse le champ
libre à ce grand mouvement spéculatif. C'est bien assez pour
elle de défendre le champ de la pratique à tout moment menacé
d'invasion. Tant que la théorie ne semble pas vouloir y pénétrer
d'une manière immédiate, qu'elle marche d'ailleurs, qu'elle se
développe dans toute sa bizarrerie et toute son audace ; que dans
l'ordre religieux elle abatte et le culte et le dogme ; que dans l'or-
dre social elle détruise la propriété; que dans l'ordre politique
elle dissolve l'unité du pouvoir; que dans l'ordre domestique elle
brise le lien du mariage ; qu'après avoir ainsi refait la société
dans l'avenir, elle aille plus loin encore, et qu'avec l'industrie
qu'elle tient en main comme une baguette magique, elle refasse
la terre et les cieux; qu'elle mette dans les cieux nouveaux un
Dieu jusqu'alors inconnu, et sur la terre rajeunie des hommes
qui, dans leur àme et dans leur corps , n'auront plus guère que
le nom de commun avec les hommes d'aujourd'hui : elle est li-
bre, nous l'avons dit, quelque sanctuaire qu'il lui plaise de
violer, quelque base fondamentale qu'il lui plaise d'ébranler,
quelque édifice monstrueux qu'il lui plaise d'élever; libre d'une
liberté ou plutôt d'une licence terrible.
C'est un spectacle à la fois plein d'épouvante et de grandeur.
L'humanité, entre un passé détruit et un avenir douteux, privée
de guide et d'appui, sent partout le sol prêt à manquer sous
ses pas, le chaos se faire autour d'elle. De grandes douleurs
l'assaillent; le doute la ronge au cœur, la tristesse l'envahit.
Pourtant elle reste debout; elle agit, elle marche, elle cherche;
elle fait des efforts inouïs et répand au-dehors toutes ses forces
avec une prodigalité merveilleuse. De temps en temps elle res-
saisit l'espérance. Au milieu des angoisses du présent e!le
entonne l'hymne superbe de l'avenir. Ne dirait-on pas que Dieu
aime à voir ainsi quelquefois ses créatures livrées à leurs pro-
pres forces? JN 'est-ce pas de même qu'il relire sa main de dessus
les flots et qu'aussitôt la lempête gronde dans leur sein? Les
M.
28G REVUE DE PARIS.
puissances de la nature, sitôt qu'elles ne sont plus comprimées,
entrent en combat. Le chaos d'où elles sont sorties les rappelle
dès lors au désordre et à la lutte. Ainsi font les intelligences
individuelles portées au sein de l'humanité comme les flots au
sein de l'Océan ; ainsi font-elles, du jour où elles ne sentent
plus la main de Dieu, et la tempête qui les bouleverse surpasse
d'autant celle des mers en grandiose et en terreur que l'ordre
inleilecluel surpasse l'ordre des forces brutes. En effet, la géné-
ration qui a vu commencer de semblables tourmentes ne les
voit jamais finir. Et parmi ceux qui les contemplent, combien
sont emportés par leur cours furieux! car il n'est pas donné
pour celles-là de les contempler du rivage! Combien s'endor-
miront épuisés dans le dernier sommeil avant qu'un rayon de
soleil ait reparu aux cieux pour annoncer le retour de l'ordre
saint , du calme et de la paix.
Devant les grandes crises des intelligences comme devant
celles des éléments, une confiance secrète se mêle cependant
toujours à noire effroi. L'image du chaos a beau nous être pré-
sentée, nous sentons que la puissance qui jadis triompha du
chaos est encore là prèle, quand elle le voudra, à en faire dis-
paraître d'un souffle la hideuse apparence. ISous entrevoyons
que le désordre est, dans la profondeur de ses desseins, le moyen
dont elle se sert pour nous conduire à un ordre plus parfait.
Telle esl du moins, à nous, notre foi. Mais la crise est longue,
et, dans leur lassitude, plusieurs se disent que son terme devrait
enfin être proche. Ceux-là, chaque jour, interrogent avec plus
d'ardeur les systèmes qui se produisent; chaque jour ils feuil-
lettent avec une avidité croissante tant de livres qui ne cessent
de paraître sur les grandes questions politiques, sociales, reli-
gieuses. Ils cherchent s'ils n'y trouveront pas du moins quelque
faible annonce, quelque vague pressentiment de l'ordre nouveau
qui doit un jour s'établir ; seulement une idée sur laquelle brille
un pâle reflet du soleil intellectuel si long à se lever. Hélas! ils
ne voient rien qui ressemble à cette clarté douce et pure, avanl-
courrière de l'astre d'où la vie découle à flots ainsi que la lu-
mière. Toutes les lueurs qui frappent leurs yeux sont de trom-
peuses lueurs. La seule différence qu'il y ait entre elles, c'est
que les unes, douées d'une puissance momentanée, montent
jusqu'aux cieux. éblouissantes comme des météores, tandis que
Kt\ LE Dfc PARIS. i*7
les autres, (bible* et misérables, rampent sur la terre comme le
feu follet des marais.
Nous faisions ces réflexions en parcourant ces jours-ci quel-
ques-unes des publications religieuses les plus récentes. Les
litres de ces publications avaient éveillé notre curiosité. C'é-
taient : De la Religion comme base de V éducation y par
M. Dusaul, sujet grave s'il en fut, question la plus essentielle
peut-être, la plus urgente à approfondir de toutes celles qu'on
agite aujourd'hui; la Fin des Temps, par M. Pierre L. ; Ré-
surrection, par M. Charles Stoffels; litres étranges, sentant la
mysticité, la prophétie, promettant, à ce qu'il nous semblait, à
travers beaucoup de rêveries et de délire peut-être, de beaux
élans poétiques ; De l'Intelligence et de la Foi, par M. Guil-
Iemon, capitaine d'artillerie. Ici, c'esl la profession de l'auteur
qui nous a surtout décidé à ouvrir son livre. fsous avons voulu
voir comment un homme habitué à l'élude des sciences exactes
avait passé de cette élude à la méditation des choses divines, et
quel résultat avait produit l'alliance rare, mais déjà accomplie
quelquefois, de la pensée scientifique et de la pensée religieuse.
Enfin, quant au Traité complet de Philosophie, du point de
vue du catholicisme et du progrès, par Al. Bûchez, il suffit de
le nommer pour que le lecteur comprenne l'intérêt et l'empres-
sement que nous avons mis à le lire.
ISous nous arrêterons peu aux trois premiers ouvrages. Peut-
être suffirait-il de dire que nous avons trouvé trois déceptions
complètes. Cependant nous croyons à propos d'en donner rapi-
dement quelque idée.
M. Dusaul, l'auleur de la Religion comme base de l'éduca-
tion, en veut beaucoup à M. Guizol parce que celui-ci a dit,
dans un article de la Reçue Française : « La loi n'est pas
athée, parce qu'elle n'a pas d'âme à sauver. » i Quoi ! s e-
crie-l-il , si la loi n'a pas d'âme à sauver, elle est donc sem-
blable à une bûche! » 11 y a dans le même livre un chapitre sur
l'âme des bêles, tout à l'ait curieux.
« Qui sait, dil-il, ce que sont les animaux? La bêle jouit et
souffre, et Dieu, avant qu'elle existât, ne lui devait ni le plaisir
ni la souffrance. Si le plaisir a surpasse en elle la souffrance,
elle a eu l'avantage de vivre, et la boulé de D.eu s'est manifestée
à son égard en l'appelant â la vie. Elle n'a rien alors à deman-
28S REVUE DE PARIS.
der en mourant. » — « Mais, se demande alors M. Dusaut, tou-
jours avec le même sérieux; mais suis-je bien certain qu'il ne
se rencontre pas une seule bêle qui, dans toute sa vie, ait plus
souffert que joui ! Le contraire paraît probable; alors les desti-
nées de la bête pour les faire accorder avec la bonté de Dieu ,
deviennent tout à fait mystérieuses, et dépendent peut-être d'un
passé qui n'est pas plus connu à leur égard que ne l'est pour
moi leur avenir. » Vous croyez qu'après avoir placé les bêtes
dans une semblable alternative, M. Dusaut va faire quelque ef-
fort pour les en tirer? pas du tout. « Cela ne me regarde pas,
dit-il, et je n'ai nullement à m'en occuper. » Pourtant il revient
un instant après à ce sujet, pour lequel il a évidemment une
forte prédilection. « Pourquoi, s'écrie-t-il, pourquoi Dieu ne
donnerait-il pas à la bêle une âme? Bien plus, pourquoi ne
lui donnerait-il pas une âme immortelle , avec des destins fu-
turs?»
Une semblable dissertation pourrait bien, nous le craignons,
provoquer chez les lecteurs de M. Dusaut une hilarité qui, nous
devons le dire, serait déplacée à quelques égards. Quoiqu'il n'y
ait pas un raisonnement suivi et pas une idée neuve dans le livre
de M. Dusaut, quoiqu'il ait si peu compris la profondeur et l'é-
tendue du sujet qu'il traite, que son petit in-12 lui paraît assez
vaste pour y faire entrer en même temps une foule de digressions
aussi oiseuses que celle dont nous venons déparier, on découvre
en lui une certaine instruction routinière qui jointe à l'honnêteté
de son âme, en ferait, nous en sommes convaincu, un très-digne
maître d'étude.
M. Pierre L. ne se contente pas de nous avertir que la fin du
monde est proche; il nous en donne la date tout au juste. Déjà
plus d'une fois on a cru toucher à ce grand cataclysme. Au com-
mencement du xie siècle, toute l'Europe était convaincue que le
monde n'avait plus que peu d'années à vivre. On se fondait sur
la réponse du Christ à celui de ses disciples qui lui demanda
combien durerait la terre après lui. Mille ans et plus, avait dit
le Christ. Depuis, on a vu que ce plus, qui, aux esprits épou-
vantés du xie siècle, semblait ne signifier que quelques courts
instants au-delà des mille années, pouvait s'étendre à un grand
nombre de siècles. Cependant, la terreur de la fin du monde s'est
de temps en temps renouvelée, surtout à certaines dates, qu'une
REVUE DK PARIS. 2S9
superstition, basée on ne sait trop sur quoi, faisait regarder
comme funestes. L'an 40, par exemple, est de ce nombre. Dans
les derniers jours de 1839, que de prédictions ne faisait-on pas
pour l'année qui allait s'ouvrir. Celait décidément l'année ré-
servée pour la destruction universelle. D'autres, il est vrai, se
bornaient à prédire la destruction de Paris, qu'une pluie de feu
devait réduire en cendres le 6 janvier, ce nous semble. L'année
1840 marche rapidement vers son terme, et la terre continue à
tourner paisiblement sur son axe, et Paris même, cette fraction
si minime de la terre, n'a pas perdu une pierre de ses édifices,
une heure de ses fêles. Mais, hélas! si nous en croyons M. Pierre
L., ce n'est là qu'un bien cuurt répit. Encore une soixantaine
d'années, et décidément tout sera fini pour Paris comme pour
la terre; ce sera précisément le cinquième mois de l'année 1900.
Que le monde se tienne pour bien averti. L'auteur avoue, il est
vrai, que l'Apocalypse, sur laquelle il s'appuie , est un livre bien
obscur; il reconnaît que jusqu'ici aucun des plus grands doc-
teurs et des plus habiles interprètes n'a pu l'expliquer d'une
manière satisfaisante ; mais, avec toute la modestie imaginable,
il parait convaincu que la grâce divine lui a départi les iumières
refusées à ceux-ci. Les sept trompettes, les derniers sceaux, les
derniers martyrs, le règne de l'Anlechrist, les sept dernières
plaies, la condamnation de Babylone, la victoire de l'agneau,
tout cela, selon le texte de l'Apocalypse, si ténébreux jusqu'ici,
et devenu tout à coup d'une clarté foudroyante, s'accomplira
dans les soixante années qui nous restent. On voit qu'elles seront
bien remplies. Les premiers sceaux sont déjà ouverts. Voyez :
ouverture du premier sceau. Un cheval blanc paraît, a Les
chevaux, dans Zacharie, sont les emblèmes des empires : c'est
la France et son vieux drapeau. Celui qui montait ce cheval
fougueux, qui domptait ce peuple jaloux, c'est Napoléon. Il te-
nait un arc en sa main. Il sortait, par sa naissance, de l'une
de ces îles si renommées de tout temps par l'habileté de leurs
habitants à tirer de l'arc. Une couronne lui a été donnée,
et déjà vainqueur à Castiglione, au pont de Lodi, à Rivoli,
aux Pyramides, à Montebello, à Marengo, il est parti pour
vaincre encore à Llm, à Auslerlilz, à léna, à Friedland, à
Madrid , à Essling et à Wayrara , la dernière de ses con-
quêtes. »
iOO REYTE DE PAMS.
Comme tout le reste du commentaire apocalyptique est dans
ce goût et dans ce style, sans une trace de ce délire poétique,
île ces élans d'enthousiasme que nous nous étions flatté d'y
trouver, nous ne multiplierons pas les citations. Passons plutôt
à M. Charles Stoffels. Il en sait encore bien plus long que
M. Pierre L... ; l'un se borne à nous raconter la fin du monde
en s'appuyant prudemment à chaque pas sur un texte de l'Apo-
calypse; l'autre, sans s'appuyer sur rien, nous fait toute l'his-
toire des choses créées depuis le début jnsqu'au terme. Il voit
très-bien comment elles sont sorties du sein de Dieu et comment
elles y rentreront. L'avenir ne l'embarrasse pas plus que le passé,
il embrasse les trois termes de la durée d'un seul coup d'œil
comme s'il était Dieu lui-même. Il voit que la spiritualité est
unedilatation de la substance primitivement créée par Dieu, que
la matérialité en est une contraction. Une partie des anges, des
substances spirituelles, se sont contractés et ont donné naissance
à la matière. Ils se sont plus ou moins contractés. De là, divers
degrés de matérialité, et la diversité dans les corps solides,
liquides, fluides. Tout cela se heurtait sans forme et sans nom,
au sein du désordre, suite de la révolte, quand Dieu voulut
ordonner cette création de la créature qu'il ne pouvait dé-
truire.
Vient alors l'ordonnation de l'univers matériel. Le verbe, la
seconde personne de la Trinité divine, s'est placé dans un soleil
suprême, siège temporel de l'éternité. Autour, le chaos s'est
arrangé en soleils et en comètes. Les soleils sont la matière la
plus dilatée, la plus rapprochée de la spiritualité, et même leur
centre vivant est une substance toute spirituelle. Ces esprits
sidéraux doivent s'assimiler la vie divine pour la communiquer
à leur tour aux esprits des comètes. L'esprit cométaire est
l'homme, mais l'homme universel; le noyau cométaire est l'or-
ganisme de l'âme humaine primitive. L'animalité n'est qu'un
prolongement de l'être humain, la végétation un prolongement
de l'animalité.
Voilà l'univers ordonné. Mais il y survient encore un petit
incident, on ne sait trop comment ; car, puisque Dieu avait dai-
gné tirer l'ordre du sein du chaos, il semble qu'il devait en même
temps rendre cet ordre durable. M. Stoffels nous dit simple-
ment qu'un plus grand degré d'obscurité et d'appesantissement
REVUE DE PARIS. 291
est survenu. Il en est résulté qu'une portion trop lourde des
comètes s'est changée en planètes, et que l'homme, un et unir
versel, est devenu l'humanité fractionnée et multiple.
La terre, l'humanité, tout cet état de choses où nous sommes
et dont nous faisons partie, est donc le dernier degré d'obscur-
cissement, d'abaissement, de dégradation où puissent tomher les
créatures. Heureusement M. Stoffels n'est pas plus embarrassé
pour les en tirer qu'il ne l'a été pour les y mettre.
Depuis l'ère de la rédemption, qu'il admet en l'expliquant à
sa manière, nous sommes sur la voie du progrès. A la vérité, ce
progrès n'a pas jusqu'ici été fort sensible ; mais bientôt va venir
le temps où doivent se former de grandes associations com-
posées des êtres d'élite de toutes les sociétés. Il leur sera donné
de se reconnaître, de se réunir sans le moindre obstacle, et de
formuler tout de suite les meilleures lois possibles; tout le
monde se trouvera si heureux , qu'il n'y aura plus place pour
l'ambition ni pour l'envie. A ce que nous avons cru voir, la
grande condition de ce bonheur est l'abolition de la propriété.
Les plus capables, comme les plus vertueux, seront naturelle-
ment élevés à la tête de l'association. Nous faisons grâce au
lecteur des détails de ce système mi partie fouriérisle et mi-
partie saint-simonien. Bref, l'on sent bien qu'en contemplant le
bonheur parfait des susdites associations, personne ne pourra
refuser de s'y faire recevoir. Les rois, alors, les grands de la
terre, voyant diminuer considérablement le nombre de leurs
sujets, prendront de l'humeur. Ils assembleront leurs terribles
armées, ils marcheront contre les paisibles associations . qui se
laisseront égorger. Mais de leur sang fécond il en sortira de
nouvelles, plus nombreuses, plus puissantes, sous lesquelles la
force brutale des rois restera accablée. Alors on ne peut ima-
giner les merveilles que produira l'industrie à la surface de la
terre transformée. Transformée est le mot. puisqu'à force de
progrès elledoit enfin repasser a son ancien état de comète. Puis
les comètes redeviendront dt'S soleils; puis les soleils se per-
dront à leur tour dans le grand soleil du verbe, qui lui-même
disparaîtra dans la spiritualité pure. L'humanité, suivant toutes
ces transformations, sera redevenue l'homme universel pour
passer ensuite à l'état d'ange. Ainsi l'univers retournera exac-
tement au point d'où il est parti, et s'il est permis de comparer
993 REVUE DL PARIS.
les grandes choses aux petites, on pourra inscrire sur sa tombe
l'épilaphe du bon La Fontaine :
Jean s'en alla comme il était venu,
M. Stoffels termine en disant que tout cela n'est qu'une vision;
même avant qu'il le dît, nous étions fort tenté de le croire.
S'il nous a semblé devoir nous occuper un moment de pareils
ouvrages, c'est que notre intention est de donner au lecteur,
peu accoutumé à s'occuper de publications religieuses, une idée
de l'ensemble de ces publications dans le moment présent, de
lui faire voir comment, à celte époque de doute où l'on va de-
mander aux idées puissantes et profondes le secret de l'avenir,
l'idée religieuse agit sur les esprits, tant médiocres que supé-
rieurs, qui l'interrogent de préférence à toute autre. Les pre-
miers, ou la rapetissent à la taille de leurs mesquines facultés,
comme M. Dusaut, et ne savent lui l'aire produire que de misé-
rables lieux communs; ou bien, en s'efforçant de la compren-
dre, de descendre dans ses abîmes, de s'élever sur ses hauteurs,
ils prennent le vertige, comme M. Pierre L. et M. Stoffels, se
croient des prophètes, des voyants, entonnent la trompette du
jugement, et saisissent le compas de la création pour nous faire,
avec un pêle-mêle de formules catholiques, panlhéistiques, fou-
Jiérisles. le plus bizarre monde imaginable. Il est une question
que soulèvent naturellement de pareilles tentatives. Comment
ces écrivains, qui proclament l'idée religieuse comme sublime
entre toutes les autres, et comme la plus essentielle au bonheur
de l'humanité, ne sentent-ils pas que la défense de cette idée est
une mission difficile et sacrée dont ne doivent se charger que
des esprits d'élite ? Comment ne savent-ils plus que l'arche sainte
ne veut pas être soutenue par tous indifféremment, et que jadis
le Dieu qui l'habitait renversa sans vie à ses pieds celui qui y
avait osé porter une main aussi faible qu'imprudente?
L'ouvrage de M. Guillemon et celui de M. Bûchez diffèrent
complètement de ceux dont nous venons de nous occuper. Écrits
avec soin et avec conscience, fruit de profondes réflexions et de
vastes études, tous deux renferment des aperçus d'une très-haute
portée, d'une grande importance non-seulement philosophique
REVUE Dt PARIS. Î9S
et religieuse, mais sociale et politique, aperçus d'autant plus
remarquables, qu'ils sortent de prémisses posées par d'autres
penseurs élevés, et qu'ils forment comme les dernières con-
séquences d'un système admis déjà par d'assez nombreux pro-
sélytes.
Il y a deux siècles que René Descartes, mettant de côté toutes
les doctrines de l'école, toute autorité, toute tradition, tout en-
seignement extérieur, toute notion reçue du dehors, posa en
principe que chaque individu trouvait dans la conscience de sa
faculté de penser la puissance de conclure à la réalité de son
existence, puis de celle-ci aux existences extérieures, puis des
existences extérieures à celle de Dieu. Descaries arrivait ainsi à
la possession de toute certitude et de toute vérité. Nous ne rap-
pellerons pas le fameux enchaînement de déductions logiques
à l'aide duquel l'auteur du Discours de la Méthode démon'.ra
son opinion, et la fit recevoir comme une éclatante vérité, aux
applaudissement de son siècle. Ce principe, qu'il posait et dé-
montrait, fut salué comme l'accomplissement d'un fait immense
en philosophie, comme le droit conquis pour chaque individu
de penser , de raisonner, et par conséquent d'exister intellec-
tuellement par lui-même. Un siècle auparavant, Lulher avait
déjà posé ce principe de la liberté individuelle dans Tordre reli-
gieux; un siècle après, Voltaire et Rousseau le posèrent dans
l'ordre politique. Sous Luther, sous Descartes, sous Voltaire et
Rousseau, c'était le même fait qui marchait toujours et se déve-
loppait; c'était l'affranchissement de l'individu, la constatation
de ses droits, la défense de tout son être intellectuel et physi-
que, des besoins de son corps, des sentiments de son cœur, des
méditations de son intelligence, contre le pouvoir envahisseur
de la société.
Lorsque celte opinion , à la fin triomphante sur tous les
points, se vit complètement mailresse du terrain dont elle avait
longtemps poursuivi la conquête pied à pied, il lui arriva ce
qui arrive à toute idée humaine qui agit sans contre-poids :
elle passa rapidement jusqu'à ses conséquences extrêmes, c'est-
à-dira jusqu'à de révoltantes erreurs. On la vit faire sur la so-
ciété vaincue l'effet du plus énergique dissolvant, et se poser en
face de tous les faits, hors le seul fait, non plus de la liberté,
mais de la licence individuelle, comme une impitoyable néga-
12 ifi
2:<4 ftEVUft DK PARISJ
lion. Elle nia Dieu en religion et en philosophie, nia le devoir
en morale, le pouvoir en politique, en vinl enfin jusqu'à intro-
niser, en 9ô. sur les ruines de toutes choses, l'anarchie, l'a-
Ihéisme et la mort.
Aujourd'hui encore, c'est elle qui domine, et, il faut le dire,
ni ses excès ni les funestes effets de sps excès n'ont cessé. Si elle
a permis à un pouvoir politique imparfait de se reformer, elle
s'en dédommage en sapant les plus essentielles et les premières
des lois sociales, en dénouant, toujours au nom du bonheur
individuel, les liens du mariage et de la famille.
Cependant, dès le début de ce siècle, un mouvement en sens
inverse s'est révélé, il s'est produit dans les régions de l'intelli-
gence; il y est encore renfermé: cela doit être. Il faut qu'une
idée s'élabore longtemps aux cerveaux des penseurs avant de
passer comme un levier puissant aux mains des hommes d'ac-
tion ; mais le jour où celle idée entre dans le domaine de l'ac-
tion finit toujours par arriver. Dans les premières années
de 1800, un écrivain quelquefois fatigant et obscur dans son
style, mais d'une grande originalité de pensée. M. de Bonald
émit sur le langage une théorie qui posait admirablement la
question en faveur de la tradition, de l'autorité, de la société
par conséquent, vis-à-vis de l'indépendance individuelle, et où
se trouvaient renfermés en germe tous les arguments pour l'une
et conlre l'autre. Celle question du langage avait été un grand
embarras pour les philosophes matérialistes du xvnie siècle,
qui, bien que très-différents de Descartes . relevaient de lui
cependant, en ce qu'ils prenaient pour point de départ de tous
leurs systèmes la facullé qu'a l'individu de trouver la vérité par
lui-même et sans secours extérieur. Dans leurs tentatives pour
prouver que l'homme était né du limon de la terre, comme en
naissent encore aujourd'hui les plus vils des reptiles et des
insectes, qu'il avait passé par un état d'animalité absolue, et,
de cet état, s'était élevé par de lents degrés jusqu'à son état pré-
sent, ils ne purent réussir à expliquer eommenl il avait inventé
le langage ; ce fut comme une impasse où tous leurs efforts ne
purent leur faire découvrir une issue.
M. de Bonald, les reprenant par ce côté faible, posa comme un
point incontestable l'impossibilité de l'invention du langage, et
comme conséquence nécessaire !a révélation de la parole; mais
REVUE r>i PUIIS* iSS
ce ne fut pas tout. Après avoir ainsi remis au\. mains de J>n*u ,
»jt à celles de la société héritière des traditions que Dieu a dépo-
sées dans son sein, cette belle faculté du langage parlé qui dis-
tingue extérieurement l'homme de la brute, et qui est. on le
savait déjà, l'élément le plus indispensable du progrès, M. de
Bonald lui donna encore une valeur bien supérieure. 11 l'identifia
complètement avec la pensée. Celle-ci, selon lui, sommeillerait
éternellement si elle n'était éveillée par la parole extérieure; et
une fois éveillée, ce n'est encore qu'à l'aide de cette parole ap-
prise qu'elle peut se produire, même dans l'homme intérieur,
qui n'a d'idées qu'à condition de se parler à lui-même. On con-
naît la phrase de M. de Bonald : L'homme pense sa parole
avant de parler sa pensée. Ainsi, par cette théorie, l'homme
se trouva dépendant, non seulement pour l'expression de la
pensée, mais pour la pensée même, de la société ; sans son se-
cours, il resterait toujours dans un état de torpeur, d'immobilité,
il serait enfin comme s'il n'était pas. M. de Bonald ne niait pour-
tant pas précisément les idées innées. <■<■ Notre entendement,
dit-il dans un des plus beaux passages de son livre, est un lieu
obscur où nous n'apercevons aucune idée, pas même celle de
notre intelligence, jusqu'à ce que la parole, pénétrant par les
sens de l'ouïe et de la vue, porte la lumière dans les ténèbres, et
appelle pour ainsi dire chaque idée, qui répond, comme les
étoiles dans Job : Me voilà. »
Mais, sur ses traces, apparut bientôt un autre esprit doué
d'une faculté d'expression bien supérieure, d'une dialectique en-
core plus pressante, d'une originalité de pensée égale peut-être,
l'abbé de Lamennais. Celui ci fit V Essai sur l'indifférence,
pour prouver que la règle de la certitude est dans le sens com-
mun, c'est-à-dire dans les croyances universelles, dans les
croyances de la société, en donnant à ce mot son acception la
plus étendue. ■ Appelons vérité, dit-il, ce à quoi l'esprit de la
généralité adhère partout et toujours. » Ce n'était là que poser
la conséquence immédiate et nécessaire du système de M. de
Bonald, mais celui qui la posait agit avec un* bien plus grande
audace que ne l'avaient fait ses devanciers. Bf, de Bonald avait
respecté Descaries; l'abbé de Lamennais le saisit corps à corps
et engagea avec lui une lutte dont il ne se reposa que quand il
crul l'avoir lerraaaé. M. de Bonald ;iv.;i! reconnu dans l'iiirii-
296 RS1 ! E DE PARIS.
vidu, en la paralysant, il est vrai, la faculté innée de penser.
L'abbé de Lamennais nia, pour l'individu, la réalité de la sensa-
tion, du sentiment, de la pensée, ou, ce qui revient au même, la
possibilité d'arriver à se convaincre de cette réalité (1). o Ac-
cordons pourtant, dit-il, à propos du sentiment, accordons qu'on
y puisse reconnaître par rapport à nous quelque réalité; accor-
dons que nous sentions véritablement ce que nous nous imagi-
nons sentir; qu'en conclure? et en sommes-nous plus près du
but où nous tendons? Ce que nous sentons, nous le. sentons en
nous. Nos sentiments n'ont de relation nécessaire qu'à nous.
Rien ne démontre qu'ils ne soient pas de simples modes de notre
être. Rien ne démontre que la conscience du bien et du mal,
du vrai et du faux, soit déterminée par une cause externe,
immuable, et ne dépende pas uniquement de notre nature
particulière. Rien ne démontre en un mot qu'il y ait des vérités
essentielles, qu'il y ait quelque chose hors de nous. » Nous
avons tenu à rapporter textuellement ce passage si remarquable
en ce que toute valeur y est refusée à la conscience chez l'in-
dividu, et qu'elle y est rendue absolument dépendante du fait
extérieur de l'opinion sociale.
II est temps de revenir aux ouvrages que nous avons nommés
quelques pages plus haut. Cette digression était indispensable
pour faire comprendre la nature et la portée des opinions qu'ils
renferment. M. Bûchez et M. Guilleraon sont tous deux partisans
déclarés du système qui ôte tout à l'individu et donne tout à la
société. Ils anathématisent la philosophie cartésienne et les prin-
cipales philosophies qui en dérivent, telles que le kantisme et
l'éclectisme moderne; mais ils ne se contentent pas d'imiter ainsi
leurs devanciers, ils cherchent, à leur tour, à creuser plus avant
l'idée qu'ils ont adoptée, ils en tirent des conséquences nouvelles.
En adoptant l'opinion que la puissance impulsive qui éveille
en nous la faculté de penser vient du dehors et non d'une vir-
tualité propre, résidant en nous, M. Guillemon se faitcelte objec-
tion assez simple et à laquelle cependanlpersonnejusquici n'avait
songé : Par quelle voie cette impulsion extérieure pénètre-t-elle
en nous? Ce n'est point par le canal des sens, car. pour démêler
(1) Essai sur l'Indifférence . vol, 2, paç. 135,
REVUE DE PARIS. 297
les sensations et nous en rendre compte, nous avons besoin que
la conscience soit préalablement éveillée, fait qui ne peut se pro-
duire que postérieurement à la réception de l'impulsion exté-
rieure. L'objection est forte en effet, et aucun adversaire du
système n'en avait trouvé une aussi menaçante. A la vérité, elle
n'effraye nullement M. Guillemon : il croit, en même temps qu'il
se l'est faite, lui avoir trouvé une solution tout à fait satisfai-
sante. Le lecteur en jugera. « Le moi et le toi ( on comprend que
le toi est là pour le non-moi pour le monde extérieur, pour la
société) se posent au sein de la conscience naissante en vertu
d'une initiation qui franchit les organes des sens. Une telle
initiation doit émaner nécessairement d'un moi extérieur, d'un
moi qui se connaît. »
Tout le livre n'est employé qu'à démontrer et à développer
cette pensée; il y a des pages belles et touchantes sur le rôle de la
mère, à laquelle M. Guillemon attribue naturellement cette ini-
tiation mystérieuse, qui éveille chez l'homme la conscience de
la vie. Il y en a de belles aussi sur la seconde initiation qui
éveille en l'homme la connaissance de Dieu et que M. Guillemon
attribue à la tradition expliquée par un homme qui sent la pré-
sence de Dieu dans sa conscience, qui sent l'infini de toutes
les /acuités et qui jouit d'une person/ialité pleine et entière;
car, fidèle au système qu'il a adopté, M. Guillemon n'admet pas
que l'homme, même lorsqu'il est mis par la première initiation
en possession de la conscience, puisse arriver par lui-même jus-
qu'à la connaissance de Dieu. Enfin, on trouve aussi dans ce
livre une appréciation savante, et à quelques égards fort juste,
des divers systèmes philosophiques. Mais, tout en rendant jus-
lice à ces mérites secondaires, on ne peut s'empêcher de recon-
naître que la donnée principale est étrange; selon nous, elle est
même inadmissible, yuoi ! la première loi, par laquelle l'homme
s'éveille à la vie, serait une loi toute contradictoire à celle à la-
quelle nous le voyons soumis pendant tout le cours de sa vie!
Quoi! sa première communication avec ce monde extérieur où
il ne voit, n entend, ne connaît rien qu'à l'aide de l'appareil
matériel des sens, serait une communication toute spirituelle!
Quoi ! cet être dont le caractère distinctif est d'être une essence
spirituelle indivisiblement unie à une portion de substance raa-
lérielle, entrerait dans ce mode tout particulier d'existence, par
298 KKVl F [iF PARIS.
un acte qui n'en relèverait nullement, et où, comme dans le
mode d'existence de l'ange, l'essence spirituelle serait seule
mise en jeu. Réellement, poser une pareille impossibilité logi-
que et morale, est-ce triompher de l'objection puissante énoncée
tout à l'heure? JVesl-ce pas plutôt la reconnaître comme si forte
qu'on ne peut lui échapper qu'en se réfugiant dans les régions
vagues du mysticisme? L'explication de M. Guillemon est uni-
quement mystique. Nous ne nions pas qu'à ce point de vue elle
ne soit belle, heureuse, poétique; mais nous nierons toujours
que, du point de vue philosophique ou même de celui d'une saine
et sage religion, elle soit admissible.
Pour nous, tout le résultat de ce livre est de prouver que,
dans la doctrine nouvelle, de même que dans ces doctrines car-
tésiennes, kantistes, matérialistes, éclectiques, tant attaquées par
elle, il y a des impasses. D'une part, dans le système qui place
au sein de l'individu la force destinée à éveiller en lui la vie
active et la faculté de la pensée, il est presque impossible d'ex-
pliquer comment, de ce mouvement subjectif, l'individu passe à
la connaissance de l'objectif, du non-moi, du monde extérieur.
D'autre part, dans le système qui place cette force en dehors de
l'individu dans le monde extérieur, il n'est pas moins difficile
d'expliquer comment le monde fait entrer une force étrangère
dans l'individu, comment l'objectif arrive à toucher le subjectif.
Le nom de M. Bûchez n'est pas sans célébrité. La part qu'il
prit aux travaux des saint-simoniens dans l'origine de cette
secte, sa rupture avec eux. son retour alors aux idées catholi-
ques, les efforts qu'il a faits pour accomplir une alliance bizarre
entre ces idées et des opinions sociales qui ne vont à rien moins
qu'à justifier le régime sanglant des hommes de 95, les publi-
cations entreprises dans ce but, du journal l'Européen, de
l'Introduction à la science de l'histoire, de l'Histoire par-
lementaire de la révolution française, ont justement attiré
l'attention sur lui. On dit qu il est le chef d'une école peu nom-
breuse, mais tout à fait enthousiaste de ses principes; on dit que
lui et les siens sont de bonne foi dans ce qu'ils prêchent : nous
n'en douions pas. Esprit courageux qui ne recule devant au-
cune enîreptise, si longue et si ardue qu'elle soit; esprit auda-
cieux et novateur qui formule sans hésitation les doctrines les
plus singulières, qui louche sans crainte aux coutumes enraci-
KKVLF. I>E PARU* 809
nées, aux axiomes consacres; enfin, esprit plein de loyauté »l >i»;
dévouement qui ne soutient jamais une opinion sans être péné-
tré de son excellence théorique et pratique, et qui, s'il le faut,
la soutiendrait non-seulement avec des arguments, mais avec sa
vie 5 tel M. Bûchez nous était apparu dans ses premiers ouvra-
ges, tel nous l'avons retrouvé dans le traité que nous venons de
lire; mais nous devons ajouter que tous les défauts qui nous
avaient choqué alors se sont montrés de nouveau. L'esprit de
M. Bûchez n'a pas cessé en effet de nous paraître aussi violent
que courageux, aussi faux qu'audacieux, aussi dur, aussi or-
gueilleux, aussi aveuglément inflexible, que loyal et dévoué. Il
y aurait bien des choses à dire aussi sur l'obscurité du style,
sur sa marche lourde, embarrassée, raboteuse; mais ce sont des
critiques d'un autre genre dans lesquelles on peut se montrer
plus indulgent, quoique après tout, en philosophie, ce soit une
bien excellente qualité d'être clair.
En donnant à son livre le litre de Traité complet de philo-
sophie. M. Bûchez annonçait un plan des plus vastes. 11 a tenu
parole. L'ouvrage est divisé en logique, en ontologie, en prati-
que (ce mot est substitué par l'auteur à celui d'éthique). Ces
trois grandes divisions se subdivisent à leur tour en deux par-
ties : l'une critique, dans laquelle M. Bûchez expose et combat
les idées admises avant lui; l'autre dogmatique, dans laquelle
il énonce et établit ses propres idées. La logique et l'ontologie
remplissent chacune une moitié de l'ouvrage tel qu'il est au
jourd'hui, c'est-à-dire un volume et demi. Le volume qui doit
traiter de la pratique n'a point encore paru.
Notre intention n'est pas de donner ici.i'analyse détaillée d'un
pareil travail; nous espérons en faire tout aussi bien saisir l'es-
prit et beaucoup moins fatiguer le lecteur en nous contentant
de signaler quelques idées dominantes dans lesquelles véritable-
ment l'ouvrage se résume.
Selon M. Bûchez, l'homme est un être essentiellement destiné
à agir, et à agir dans un but déterminé. Ce but doit toujours
être social, jamais individuel. Conséquemment, l'abnégation, le
dévouement, le sacrifice, sont à la fois les premiers devoirs de
l'homme et les sentiments les plus conformes à sa nature. Outre
le but social, chaque homme doit encore poursuivie deux but.-»
secondaires et relatifs au premier, celui de modifier et d'ame-
500 REVUE DE PARIS.
liorer son propre organisme, celui de modifier et d'améliorer le
monde matériel, les règnes animal, végétal, minéral, qui lui
sont complètement soumis. C'est en accomplissant ces trois de-
voirs qu'il concourt à réaliser la loi du progrès. Cette loi est
démontrée par la hiérarchie qui existe entre les créatures, en par-
tant de la matière informe, inerte et passive, et en passant par
tous les degrés des trois règnes pour arriver à l'homme. Le pro-
grès n'est pas continu, c'est-à-dire qu'un terme n'est pas engen-
dré par celui qui le précède; mais au contraire il y a un abîme
entre chaque terme nouveau et le terme précédent. Celle opi-
nion, remarque M. Bûchez, rend l'intervention créatrice de la
divinité sans cesse présente et s'accorde avec le christianisme,
tandis que la croyance des saint-simoniens au progrès continu
est une croyance panthéistique.
Un terme supérieur résume dans son organisation tous les
termes créés avant lui. Ainsi l'homme, le plus élevé de tous les
termes, parcourt dans ses transformations au sein de sa mère, la
série animale tout entière. Il est successivement polype, ver,
poisson, reptile, oiseau, enfin mammifère.
Le progrès, effet d'une puissance infinie, doit être infini
comme elle; donc nous devons penser que l'homme n'est qu'un
terme de transition comme ceux qui l'ont précédé, et que, comme
ceux-là aussi, il ne fait que préparer le globe pour une création
supérieure. Toutes les lois de ce monde sont des lois de rap-
ports, et nous ne devons étudier que les rapports des êtres et
non leur essence absolue. La recherche de celle essence a été la
grande erreur de la science grecque.
La règle de la certitude, le critérium de la vérité, n'est ni dans
le sens intime de chaque individu, ni dans le sens commun de
la multitude. Il est dans la morale, c'est-à-dire « daus la loi qui
règle el qualifie les actes humains dans les rapports des hom-
mes entre eux, dans leurs rapports avec le monde vivant et brut,
dans leurs rapports avec Dieu. C'est la loi de leur pratique. » A
ce propos, M. Bûchez fait observer que, le premier devoir de
l'homme étant l'activité, la pratique, c'est dans une loi de l'or-
dre pratique, non de l'ordre ontologique et scientifique, qu'il
faut chercher la vérité. Donc la morale est pour nous avant le
dogme, et c'est d'elle que nous devons remonter à lui.
11 est possible qu'une fausse et mauvaise morale soit ensei-
REVUE DE PARIS. 501
gnée, mais on la distinguera facilement de la vraie en voyant
leurs résultats à toutes deux.
La morale nous est apprise, et nous n'apportons en nous au-
cune idée iunée ni sur elle, ni sur quoi que ce soit, puisque
l'idée même de notre personnalité nous manquerait si nous ne
la recevions par l'éducation. Par conséquent, ce qu'on appelle
la conscience en nous, ne nous dit rien de certain sur le bien ni
sur le mal, et peut, selon l'enseignement, nous pousser tout au-
tant au mal qu'au bien.
Nous n'aurions pu rapporter textuellement tous les passages
où l'auteur établit ces principes; mais nous en voulons du moins
rapporter deux d'une énergie singulière.
« II n'y a pour l'homme que trois positions spirituelles ou
sociales possibles : celle du but auquel il croit et qu'il désire,
celle du raisonnement par lequel il conclut à l'acte conforme
au but, celle de l'action elle-même ou de la pratique. L'homme
qui n'est point dans l'une de ces trois positions, n'est plus un
être social. C'est un individu dégradé, inférieur à la bête et de
moindre prix qu'elle : car il est sorti de sa fonction, tandis que
celle-ci accomplit la sienne; n'ayant, d'ailleurs, rien de plus
élevé que la bête, livré aux instincts de sa nature animale, cou-
rant à la femelle ou à sa proie, soignant ou négligeant ses pe-
tits, s'éveillant, s'endormanl, se colérant, selon que les appé-
tits de la chair s'éveillent ou s'endorment, brute qui n'est capable
de quelque chose que pour elle-même. Or, cette vile matière, ce
misérable troupeau n'a jamais été rien dans l'humanité, elle n'a
rien produit, rien laissé; car qui ne pense qu'à lui meurt tout
entier. »
« On ne peut pas dire que Dieu ait créé l'homme pour lui-
même : ce serait supposer qu'il n'existe point en Dieu de motif
divin; cependant c'est ce que supposent les protestanls, livrés
uniquement au culte de leur salut par des voies seulement indi-
viduelles. Le catéchisme dit que Dieu a créé l'homme pour le
connaître, l'aimer et le servir. Cet enseignement est parfaite-
ment juste; mais il ne répond pas à la question que l'on sou-
lève ici. En effet, connaître, aimer et servir Dieu, c'est connaî-
tre, aimer et pratiquer sa loi. Or, cela ne dit point pourquoi la
loi a été faite, ou, en d'autres termes, quel fut le but de Dieu
dans la création. Beaucoup de g*ms, pourtant, se conduisent
5i)l REVUE DE PARIS.
comme si la question était résolue ou plutôt ils la résolvent par
leur conduite. Nous voulons parler de ceux qui se conduisent
comme si le monde avait été créé pour leur plus grand bien, de
tous ceux qui se disent élus, les rois, les princes et la plupart
des riches. Ces gens sont les plus abominables égoïstes de la
terre; car, à la jouissance sans partage de toutes les choses de
ce monde, ils joignent la sécurité de leur bien-êlre éternel, et
s'enferment ainsi dans le double égoïsme de leur fortune et de
leur salut. »
Voilà les idées fondamentales , voilà le ton du livre. Nous trom-
pions-nous quand nous disions tout à l'heure que M. Bûchez s'y
retrouvait tel qu'il s'était montré dans ses premiers ouvrages?
N'y revoit-on pas en effet le même homme, avec ses conceptions
bizarrement originales, avec sa logique aveuglément rigou-
reuse, avec ses formules d'anathème contre tout mode d'exis-
tence qui ne renlre pas dans son cercle d'idées, avec celte haine
sanguinaire contre les grands et les riches, qu'il prend lui-même
naïvement, et qu'il veut nous donner pour un sentiment évan-
gélique. A quelque point de vue qu'on se mette, on aura à re-
lever de graves erreurs dans les opinions ci-dessus rapportées;
mais nous nous placerons d'abord à ce point de vue du christia-
nisme que l'auteur même a choisi, et c'est de là que, l'Évangile
à la main, dans la pleine conviction de notre âme, nous lui di-
rons : Vous n'êtes pas chrétien. Vous ne l'êtes ni dans votre ma-
nière d'interpréter le dogme, ni dans votre manière de comprendre
la morale. Jamais, par exemple, vous ne parviendrez à faire ac-
corder avec le dogme votre opinion que l'homme n'est probable-
ment, dans la hiérarchie des êtres qui peuplent notre globe, qu'un
terme transitoire, et qu'il prépare ce globe pour une espace supé-
rieure, ainsi que les espèces précédentes l'ont préparé pour lui.
Nous ne voulons pas entrer plus avant dans ce débat théolo-
gique. Nous ne poursuivrons pas plus longtemps M. Bûchez sur
le terrain du dogme. Nous aimons mieux passer à la morale; et
nous le dirons ici avec encore plus de force, et, s'il est possible,
avec une conviction encore plus profonde, rien n'est plus op-
posé au ton de la morale chrétienne que le ton de ce passage
où il traite avec un dédain si superbe l'homme qui n'a point de
croyance déterminée. Qu'il le sache bien : la gloire impérissa-
ble du christianisme. opIIp qui np brille pas moins aux yeux de
Ht\Lt DE t'AKIS. 303
ceux qui le croient près de se transformer ou même de finir,
qu'aux yeux de ceux qui le croient éternel, c'est d'avoir relevé
la nature de l'homme au point de ne plus permettre qu'on le
traite avec un tel dédain. En effet, l'homme, nous ne disons pas
seulement coupable d'égoïsme ou d'indifférence , mais souillé
de toutes sortes de vices et de crimes, a été déclaré, par cette
parole douce et miséricordieuse, toujours capable de se régé-
nérer, de sortir des abîmes du mal et de remonter au bien. Le
christianisme a aboli les crimes irrémissibles, les fautes qui
damnaient dès ce monde ; donc, tant qu'il est dans ce monde,
l'homme, si criminel, si avili que vous vous le figuriez, conserve
dans la sainte puissance d'un repentir toujours acceptable quel-
que chose de digne de respect et d'amour. Jamais l'empreinte
divine n'est complètement effacée en lui; jamais vous, resté ver-
tueux, vous ne pouvez dire en passant près de lui : Ceci n'est
qu'une vile matière, quelque chose d'inférieur à la bête et
de moindre pris qu'elle. Oh ! quelle parole évangélique que
celle-là! mais qu'importe qu'elle soit ou non évangélùjue? elle
flatte une passion, elle autorise et justifie l'orgueil fanatique des
chefs de sectes religieuses ou sociales. Si jamais ils montaient
au pouvoir, elle leur livrerait les vies de tous ceux qui n'agi-
raient pas conformément à leurs plans et à leur volonté. Que
serait l'holocauste de tous ces malheureux? Vous le voyez : moins
que le massacre d'un las de bètes de somme. Nous le répétons,
la loyauté, le zèle de M. Bûchez, nous paraissent estimables; de
plus, nous sommes convaincu que, s'il se trouvait jamais à
même d'appliquer ses principes, il a assez de bonté dans le cœur
pour reculer devant leur application; mais il n'en est pas moins
vrai que c'est avec des idées et des paroles semblables qu'on
arrive à dresser les bûchers et les échafauds. et à y immoler
des milliers de victimes sans éprouver un mouvement de pitié
ni de remords. Et comment en éprouverait-on, si l'on est con-
séquent avec soi-même? On n'a fait que débarrasser la société
gênée dans sa marche par une matière inerte et vile, que ba-
layer de devant ses pas une fange immonde.
Ce qui a dû surtout frapper le lecteur, c'est la rigueur avec
laquelle M. Bûchez accepte les doctrines de cette école dont le
but est d'annihiler l'individu devant la société. On peut dire
qu'il en a poussé les principes jusqu'à lturs plus extrêmes con-
Ô04 REVUE DE PARIS.
séquences. Par celle aveugle ligueur logique qui le pousse si
souvent jusqu'à l'extrême, et par conséquent auiaux et au mau-
vais, personne n'est plus propre que If. Bûchez à faire ressortir
les dangers et les abus cachés au fond des principes qu'il
adopte. Nous disons les abus ; car ce n'est point d'une manière
absolue que nous nous élevons contre ces doctrines, et nous
sommes loin de la regarder comme fausse et dangereuse dans
sa racine. Au contraire, nous dirons que cet empressement avec
lequel elle est adoptée par beaucoup d'esprits sérieux et reli-
gieux denolre temps est, dans de certaines limites, d'un augure
favorable pour l'avenir. C'est une manifestation de la tendance
à former une société nouvelle sur ce vas-le champ où gisent les
ruines de l'ancienne société; c'est une lassitude naturelle , un
juste dégoût de l'état où nous a amenés l'abus du principe car-
tésien ; état où l'individu , à force d'être indépendant de tout,
ne tient plus à rien ; où toutes les croyances , tous les devoirs,
tous les liens, toutes les lois de rapports , pour parler comme
M. Bûchez, qui forment l'harmonie sociale, étant dissous, il ne
reste plus que des individus , des molécules sociales, qui, s'agi-
tant, se dirigeant chacun selon son caprice, sans aucun centre
d'union, présentent une triste image assez semblable à celle du
chaos. En face d'un tel désordre, il est bon de rappeler la né-
cessité du lien social, de constater les droits de la société vis-à-
vis de l'individu, de montrer à celui-ci tout ce qu'il lui doit et
l'être misérable qu'il serait sans son secours, enfin de diriger
tous ses désirs et tous ses efforts vers ce but : refaire une so-
ciété forte , compacte et puissante. Seulement il faut se tenir
en garde contre l'exagération des principes, qui vous ferait dé-
passer le but et n'aboutirait qu'à faire dévorer les individus
par la société, au lieu de faire dissoudre la société par les indi-
vidus. Écueil funeste, autour duquel , toutes les fois qu'on s'y
est heurté, on a toujours vu s'entasserles mêmes excès, les mê-
mes maux, les mêmes crimes ! Contemplez les sociétés qui n'ont
pas tenu compte des existences individuelles, les sociétés qui
précédèrent le christianisme, par exemple, et regardez ce qu'elles
ont produit : l'esclavage, la division par castes, l'immobilisa-
tion des intelligences, les supplices atroces et prodigués, les
massacres impitoyables, souvent les hideux sacrifices humains.
L'avôncmmt du christianisme . en donnant à l'individu une va-
REVUE DE PAK1S. 305
leur inconnue jusqu'alors, a rendu impossibles ces excès de la
force sociale. Cependant, même sous son influence, le servage
cet esclavage adouci, la distinction par classes dans laquelle
on pouvait encore reconnaître l'ancien principe de la division
par castes , les tortures, les lois pénales, ces autres lois terri-
bles par lesquelles ceux qui ne partageaient pas la croyance de
l'État étaient livrés au supplice du feu, image des supplices de
l'enfer : toutes ces injustices, tous ces crimes de la société, se
sont perpétués , et , par la haine qu'ils amassaient au cœur des
individus , les ont enfin soulevés contre elle et en ont amené la
destruction. Si aujourd'hui , aux logiciens qui ont trouvé et
presque aussitôt exagéré de nouveaux arguments en sa faveur,
succédaient des hommes d'action qui adoptassent absolument
leurs principes, la nouvelle société qui s'élèverait serait encore
terrible, impitoyable, dévorante pour les individus ; car que se-
raient, d'après ces principes, les individus devant elle? Des
êtres nuls, étant comme s'ils n'étaient pas, recevant tout d'elle
et auxquels par conséqueut elle pourrait tout retirer. D'après
ces principes, l'image de Dieu n'est point empreinte sur l'homme
à son entrée dans la vie ; elle lui est communiquée par la so-
ciété. Songez-y; il n'apporte point en lui le sentiment du bien
et du mal, il n'a point de conscience ; cela même, et plus encore
s'il est possible, le sentiment de sa personnalité, nous dit M- Bû-
chez, il le reçoit du dehors. Ainsi vont les logiciens vigoureux,
entraînés par celle force de l'idée pure dont nous parlions tout
à l'heure, et qui est en contradiction avec les lois de ce monde
et de cette vie.
Pousser un raisonnement jusqu'à ses dernièreslimites. allein-
dreà l'extrémité des choses, arriver de déduction en déduction
jusqu'à toucher une unité qui les résume toutes, sontdes tentati-
ves impossibles à réaliser ici-bas. Tout, en nous, autour de nous,
est d'un ordre mixte. En lout se révèlela dualitéet non l'unité ; en
tout se présentent toujours deux termes qui paraissent ennemis
et dont l'équilibre et l'accord produisent pourtant le mouve-
ment , l'ordre, la vie. C'est la loi du monde des substances, au-
delà duquel, séparé par l'abîme d'un mystère insondable, ré-
side dans le monde des essences l'unité, le Dieu qui l'a produit.
Pour l'humanité, les deux termes sont l'individu et la société,
toujours en InMc Pan contre l'autre, nécessaires pourtant l'un
ta ^6
3ftf Hh\ VI Dfc PARIS,
à l'autre. Sans les individus, la société ne sautait se. concevoir;
sans la société, les individus resteraient dans un tel état d'im-
perfection et d'impuissance qu'ils ne vaudraient pas la peine
d'èlre comptés. Si l'on s'interroge maintenant sur la valeur ré-
ciproque des individus et de la société . il paraîtra aussi con-
traire au bon sens de dénier à l'individu la conscience du bien
et du mal jointe à certaines notions absolues et primordiales .
que de dénier à la société la vertu de produire, à l'aide du lan-
gage, la lumière dans l'àme qui les contient. Sacrifier l'un des
deux termes à l'autre, l'individu à la société par exemple, c'est
tomber non-seulement dans l'absurde, mais dans l'immoralité ;
car on détruit ainsi dans l'homme la base la plus solide de ses
croyances et de ses vertus, ce sens intime, immuable, celte con-
science, il faut bien encore répéter ce mot consacré, que Dieu
même a mise en nous comme un guide qui ne nous manquât
jamais à travers toutes les fluctuations sociales, qui fûtindivi-
siblement joint à nous , qui ne fit qu'un avec l'essence même
de notre âme.
Résumons-nous. Notre but était de montrer où en est l'esprit
religieux aujourd'hui dans les publications spécialement desti-
nées à le manifester. On a vu que la plupart de ces publications
étaient médiocres, inintelligentes ou ridicules. Dans celles, en
petit nombre, qui sont dignes d'attention, il se manifeste une
tendance à l'hérésie, une manière hardie et bizarre d'interpré-
ter le dogme qui, à l'insu des auteurs , les place plutôt en de-
hors qu'en dedans du giron catholique; mais en même temps
ces écrivains ont entre eux une pensée, un désir commun, celui
de refaire la société. Tout tend chez eux à relever, à faire res-
pecter la force sociale; tout ce qu'ils savent de religion, ils
l'emploient à ce but. La religion n'a réellement de valeur pour
eux que parce qu'ils la regardent comme la meilleure base sur
laquelle ils puissent asseoir leurs raisonnements en faveur de
l'influence de la société sur L'individu. Ces livres, au haut des-
quels on inscrit son nom joint à celui de la philosophie , sont
philosophiques et religieux uniquement dans un but social.
C'est un fait essentiel que nous livrons aux réflexions des lec-
teurs et qui pourra leur en suggérer de profondes.
Camille Baxto*.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
La ceinture de la mariée; par M. Auguste Bussière. . . 5
Esquisses musicales ; par M. Dessales-Régis 37
Les tristesses de l'amour; par M. Arsène Houssaye. . . 50
Souvenirs de voyages ; par M. Alexandre Dumas. . . 55
Académie française. — Réception de M. Flourens ; par
M. Ch. Labitte 111
L'Allemagne du Nord et du Midi; par M. 0 150
Poésie; par M. X. Marmier 144
Revue poétique. — Béatrice. — Provence. — Onyx. —
La colère de Jésus ; par M. Auguste Desplaces. . . . 148
Le chemin de la Corniche. — A M. le directeur de la Revue
de Paris ; par M. Jules de Saint-Félix 165
Sonnets et chansons; par M. N. Martin 181
Théâtre de l'Opéra 185
Histoire littéraire. — Desporles et Malherbe; par M. Phi-
larète Chastes 194
Le quinze décembre; par **** 211
Critique littéraire. — Histoire de la vie et des poésies
d'Horace, par M. Walckenaer; par M. Louandre. . 225
Quelques types allemands; par M. 0 256
Sterne ; par M. Jules Janin 252
Des nouvelles publications religieuses ; par M. Camille
Baxlon 284
FIN DE LA TABLE.